1En France et, par extension, dans les autres chancelleries jusqu’au début du xxe siècle, la langue utilisée en diplomatie tire ses racines de la langue de cour, plus particulièrement celle de Louis XIV, ce qui explique la place du français comme langue diplomatique (Fumaroli, 2003). Cet article propose une mise en perspective historique et anthropologique des formes d’expression du diplomate. Nous chercherons à comprendre pourquoi le langage diplomatique est à la fois formel et nécessaire : caractéristiques le rapprochant de la langue de bois (Delporte, 2009). Les notions d’ambiguïté, de contexte, d’émotions et de valeurs sont abordées ici. Cet article veut aussi montrer pourquoi des savoir-faire en matière de décodage sont nécessaires pour éclairer les sens cachés, les enjeux et les stratégies. En effet, la diplomatie repose pour une forte part sur le langage et sur les sens reçus et perçus des phrases et arguments exposés. La langue de la diplomatie a ainsi une dimension à la fois interne – entre diplomates – et externe, vers le public et les médias.
2Ce travail a été alimenté par notre expérience d’attaché de coopération universitaire au ministère des Affaires étrangères, de formateur de diplomates français et étrangers et par des entretiens avec des diplomates en poste. Enfin, il est centré sur le français pour deux raisons : parce que c’est la langue « historique » de la diplomatie et parce que c’est notre langue maternelle. Il est ici possible d’avancer que les contraintes et la formalité des actes de parole sont similaires dans d’autres langues sans pouvoir détailler, même si les témoignages indiquent qu’avec l’anglais et le style relationnel anglo-saxon, les relations sont apparemment plus simples et plus directes [1].
Diplomatie et représentations
3Pour le grand public, les représentations habituelles de la diplomatie sont les suivantes : c’est un art du paraître qui repose sur la parole, fait usage d’une langue codée ou formelle et cultive le secret au profit des puissants. Sur le plan académique, la recherche d’invariants dans les pratiques diplomatiques conduit à identifier les notions de frontière, d’immunité, de permanence des relations, de réciprocité des traitements, de la place et du code de l’information et enfin du secret. Un examen des travaux sur la diplomatie, surtout ceux consacrés aux relations internationales, montre l’absence d’une catégorie consacrée aux formes prises par le langage diplomatique et, plus encore, l’absence d’études de cas. En d’autres termes, peu est dit sur le langage utilisé en diplomatie, sauf à considérer que celui-ci est une variante du langage politique, ce qui est exact, comme nous le verrons. Les travaux identifiés traitent le plus souvent soit des procédures de négociation soit de stratégie, soit encore du terrain comme base de compréhension d’une politique étrangère. Dans le seul ouvrage recensé sur le sujet (Villar, 2006), une analyse linguistique est confrontée aux théories de l’action internationale. L’auteur propose une approche sémiotique autour de quatre axes du discours diplomatique :
Sincérité | vs | duplicité |
Paroles honnêtes | vs | mensonge |
Vérité | vs | fausseté |
Transparence | vs | secret |
4À partir de ces axes, il est possible de considérer, en accord avec les études d’analyse du discours, que le langage utilisé en diplomatie est un langage ordinaire et non un discours technique (sauf en de rares cas, par exemple les négociations sur le désarmement nucléaire). Ceci étant fort manichéen, nous préférons une posture plus nuancée.
5La conception de la langue de bois rencontrée dans nos recherches est celle d’un langage figé, constitué de formules souvent stéréotypées et associé au discours politique. Dans la langue courante, ce terme désigne une façon contrainte de s’exprimer et il est généralement perçu comme péjoratif.
6Les travaux sur la langue de bois mettent en avant l’absence d’un message précis qui envahit l’espace pour empêcher un discours sensible, au sens de sincérité. Comme le discours serait impuissant à changer le monde, le locuteur utiliserait la langue – devenue de bois – pour articuler le monde selon un ordre de pouvoir. En conséquence, la langue est contrainte et sa valeur se substitue au sens. C’est une distorsion entre actes et parole qui se joue, comme le remarque Thomas Legrand (2010, p. 27) : « C’est plutôt une mauvaise appréciation de la puissance de son discours ou de la puissance de la réalité face à sa propre volonté ! » Enfin, la langue de bois se distingue du jargon administratif ; la première vise à convaincre, le second incite à agir dans un domaine donné.
7Dans le cas des langages des régimes totalitaires, idiomes poussés à l’extrême, c’est l’asservissement de la langue dans le but de réduire le sens critique de l’auditeur qui opère. Victor Klemperer, philologue qui eut à souffrir du nazisme, écrit dans son analyse sur la langue de ce régime : « Le sentiment de l’auditeur (et le public de Goebbels est toujours auditeur, même lorsqu’il lit les articles de journaux du docteur), le sentiment n’est jamais en repos, il est en permanence attiré et repoussé, repoussé et attiré, et l’esprit critique n’a plus le temps de rependre son souffle » (Klemperer, 1996, p. 327). D’outil de raison, la langue devient un discours centré sur l’émotionnel. Pour sa part, Georges Orwell conçoit la « novlangue » de 1984 avec des concepts définis par un seul mot au sens rigoureusement délimité.
8La langue utilisée dans les échanges et écrits diplomatiques est loin de ces approches et extrémités. En effet, à la logique du figé ou de l’émotionnel, nous proposons la logique du flou dans un cadre formel. Paradoxe d’une langue de bois positive qui incarne bien les spécificités de la diplomatie. Cette langue s’insère dans le discours politique – travail et art de la persuasion dans un contexte incertain et éphémère – et son but est d’exposer des convictions durables. La langue diplomatique étant du registre politique, elle en possède certaines caractéristiques telles que l’évitement, l’ambiguïté, la minoration ou encore la dissimulation. Aux yeux du public et des observateurs de la vie diplomatique et des relations internationales, ces aspects lui confèrent une première dimension contribuant à la percevoir ou à la caractériser comme une langue de bois.
L’homme de cour et le langage
9En même temps que se développe et s’organise le métier de diplomate dans les cours européennes à l’époque moderne, certains écrits de diplomates esquissent les savoir-faire souhaités, dont la maîtrise de la langue fait évidemment partie. Fortement influencées par les relations entre les monarchies européennes des xviie et xviiie siècles, ces compétences sont d’abord des marques de savoir-vivre.
10L’un des plus anciens ouvrages s’intitule De la charge et dignité de l’ambassadeur ; rédigé par Jean Hotman de Villiers, il date de 1604. C’est un ouvrage pragmatique où l’auteur tente de définir les qualités d’un diplomate. La connaissance de l’histoire et de la culture, ainsi que la capacité à s’exprimer sont mises en avant : « Le contact avec les autres, une communauté d’apprentissage, alliant les pratiques et les théories, le passé et le présent, l’expérience, la découverte et l’application personnelles, aussi bien que les cours formalisés, l’étude et la réflexion » (Hotman de Villiers, 2003, p. 20).
11Dans le même esprit, un jésuite espagnol, Baltasar Gracian, publie en 1647 L’Homme de cour. Ce livre dresse le portrait d’un homme successivement courtisan puis diplomate. Et un court essai du Baron d’Holbach dresse un portrait – corrosif – du courtisan et de son dispositif mental face au monarque : « Il faut que sans cesse sous les dehors de l’amitié il sache endormir ses rivaux, montrer un visage ouvert, affectueux, à ceux qu’il déteste le plus, embrasse avec tendresse l’ennemi qu’il voudrait étouffer ; il faut enfin que les mensonges les plus imprudents ne produisent aucune altération sur son visage » (D’Holbach, 2010, p. 18).
12Plus près de nous, les travaux de Norbert Elias intègrent ces qualités dans le système de cour avec les mécanismes de maîtrise de soi et de relations stratégiques (Elias, 1985). Norbert Elias associe l’étiquette aux motivations essentielles des membres de la Cour : prestige et reconnaissance. Ainsi, « par l’étiquette, la société de cour procède à son autoreprésentation, chacun se distinguant de l’autre, tous ensemble se distinguant des personnes étrangères au groupe, chacun et tous ensemble s’administrant la preuve de la valeur absolue de leur existence » (Elias, 1985, p. 97). En définitive, le bon ambassadeur de l’époque classique possède sens de la tradition, héritage ou acquisition d’un savoir-être naturel, en osmose avec les grandes cours d’Europe. C’est une personne soucieuse de son style, de son éloquence, consciente de ses valeurs et aux manières agréables et civiles.
13De fait, les mémoires des ambassadeurs mettent souvent en valeur ces savoir-être et ces manières de se comporter, plus proches d’un savoir-vivre que d’une médiation. Ils parlent peu du langage et insistent sur les comportements de corps et les degrés de liberté individuelle du diplomate en fonction. Ceci montre combien le contexte, les formes et les structures du métier conditionnent les modalités d’expression, verbales comme non-verbales, comme le remarque Martine Kingston de Leusse (1998, p. 86) : « À partir de son entrée en accréditation, l’ambassadeur se trouve dans un milieu fermé où les actes, les vêtements, les gestes, les formes de sociabilité revêtent une spécificité qui permet d’en faire le support institutionnalisé de l’échange diplomatique courtois et pacifique. » L’ambassadeur s’efface en tant qu’individu subjectif et s’exprime en soignant ses arguments et son langage, reflet de son savoir-vivre et de la position politique de son pays.
14Dans ce contexte, les rois et les empereurs, les hauts fonctionnaires, les mandarins et les diplomates sont censés rester maîtres de leurs émotions et de leurs corps, peu importe que cela soit intimement vrai ou imposé par le cadre social et les codes culturels. Ainsi, dans les cours européennes puis dans les enceintes internationales, le contrôle des gestes et attitudes est primordial. Évoluant dans un contexte qui sur-interprète les signes, le diplomate doit tenir compte des effets de sa maîtrise (ou de sa non-maîtrise) de ses paroles et de ses émotions. Le choix des mots pour décrire une situation ou les termes d’un échange est essentiel. Et, au-delà de la maîtrise de la parole, l’expression des émotions dans un échange a comme objectif de les susciter chez celui à qui elles s’adressent ; c’est le choix d’un registre de séduction à même de convaincre. Cela peut aussi se révéler dangereux, car un homme expressif se met en danger d’être découvert : « Il faut pour vivre à la Cour avoir un empire complet sur les muscles de son visage, afin de recevoir sans sourciller les dégoûts les plus sanglants. Un boudeur, un homme qui a de l’humeur ou de la susceptibilité ne saurait réussir » (D’Holbach, 2010, p. 17).
15L’expression des idées et des émotions est aussi limitée par l’incomplétude du langage, dimension relevée par des Lacaniens, des linguistes (Goldschmidt, 2009) et des ethnométhodologues (Lecerf & Parker, 1987). Ces chercheurs ont montré, de manière souvent convergente, comment le langage ne permettait pas une expression complète des idées et des émotions. En effet, le langage appartient à celui qui le parle ; il y a toujours des méprises, des erreurs, des déplacements et glissements de sens, des vides et des manques. Il se crée alors un écart entre les deux locuteurs, espace médian constituant la relation entre l’un et l’autre.
16Le propre de la diplomatie est d’utiliser le vocabulaire courant, celui de tous les jours, et d’y associer un code particulier. Ce code est celui des relations entre États, entre individus chargés de négocier l’un avec l’autre. Au-delà de ce code, et comme le recommandent les principes de la négociation (Dupont, 1992), il convient de minorer les propos et les émotions. Les raisons sont multiples :
- Il convient de garder son rang et donc de faire preuve de maîtrise de soi ; exprimer un désaccord tout en souriant en est la parfaite illustration.
- Il convient également de ne pas froisser son interlocuteur, car se fâcher peut aboutir à interrompre, voir rompre le dialogue et donc la négociation.
- La prudence est la règle de la diplomatie, ceci pour deux raisons. Il faut éviter de froisser l’autre, d’en dire trop sur ses arguments et ses positions ; trop parler peut compromettre le bon déroulement de la négociation.
- Enfin, il est bon d’éviter de montrer ses faiblesses, que l’on peut diviser en deux catégories : connaissances non maîtrisées en cas de sujet technique ou volonté de garder du prestige et de la puissance symbolique (ici, un signe de faiblesse de l’autre peut être interprété comme un facteur favorable pour ses intérêts).
Discours et rhétorique, le contexte du langage
17L’expérience du diplomate est directement liée à sa pratique et à l’étendue de ses ressources : similarités avec d’autres situations, qualité de son information, formation et culture. Cette expérience permet de s’adapter aux différents contextes tout en restant efficace, car décrypter et s’adapter à des situations changeantes est constitutif de ce métier. L’habileté est d’avoir des ressources cognitives, culturelles et communicationnelles pour, d’une part, les mettre en œuvre en l’espace d’un instant et, d’autre part, accepter certaines incompréhensions ou incertitudes de la situation, éléments sociaux, politiques et communicationnels constitutifs de la diplomatie. Nous avançons l’idée que ces cadres de l’expérience (Goffmann, 1996) contraignent le diplomate et son langage. Ceci est donc aisément associé dans l’esprit du public à la langue de bois.
18La langue diplomatique est un sous-ensemble du langage politique qui fait donc appel aux mêmes catégories comme la rhétorique, la persuasion, la manipulation, l’attention au signifiant et au signifié… Historiquement, l’Occident s’est donné très tôt un art oratoire : la rhétorique qui constitue une composante des systèmes démocratique, juridique et commercial. Son histoire se confond presque avec celle des institutions car la rhétorique est née en Grèce au début du ve siècle avant J.-C. Cette discipline reste aujourd’hui considérée comme l’art d’agir par la parole sur les opinions, les émotions et les décisions.
19À cet égard, une des compétences du diplomate sera d’interpréter les éléments flous et ambigus afin de se ménager un espace de manœuvre. Ce flou s’incarne dans les mots et dans les formes du discours. Cependant pour l’autre, ce flou peut être perçu ou qualifié d’euphémisme [2]. Dans le même ordre d’idée, la langue française dispose du mot litote, une figure par laquelle, en atténuant l’expression de sa pensée, on laisse entendre davantage qu’on ne dit.
20Il faut ici souligner un point rarement relevé dans le discours diplomatique : l’ambiguïté [3]. On distingue ambiguïté sémantique (plusieurs sens pour un énoncé) et ambiguïté stratégique, relative au lien entre énoncé, locuteur et destinataire. Pour l’analyse des actes de communication de la diplomatie, la notion d’ambiguïté est essentielle, car elle permet de décrypter les rôles et comportements des acteurs. Dans la langue française, un grand nombre d’expressions montrent la richesse de cette notion : ambages, allusions, demi-mots, contenus latents, sens cachés, sous-entendus, arrière-pensées, etc. Les procédures de langage, leurs compréhensions, en un mot l’analyse des situations du discours, des silences et des affirmations, sont bien une aptitude indispensable au métier de diplomate. En effet, l’incertitude est fréquente entre systèmes culturels et de valeurs différentes entre diplomates. C’est un point bien connu dans les stratégies et savoir-faire des négociateurs : « La stratégie de communication ambiguë permet en effet de maintenir le doute chez l’interlocuteur. Certes, la communication est parfois rendue plus claire en cas de réaction favorable, mais bien souvent elle est laissée en l’état pour maintenir l’autre dans le doute. Elle permet aussi d’influencer l’impact final des signaux afin de gagner un plus grand contrôle sur les images que d’autres ont de l’émetteur. » (Villar, 2006, p. 175).
21Cependant, il ne s’agit pas toujours de détourner ou d’impressionner l’interlocuteur. La langue formelle a bien une utilité diplomatique : les mots servent à neutraliser ou à adoucir les choses qu’ils qualifient. Des exemples de ce type de propos sont éclairants. Ainsi lorsqu’un diplomate « s’étonne » de quelque chose, cela exprime un mécontentement et un désaccord sur la situation en cours. S’il « dénonce », les choses vont mal. S’il « condamne », la situation est considérée comme très grave.
22De même, s’il « regrette de ne pouvoir répondre favorablement à la demande », ceci est une manière élégante (et classique) de signifier le refus à son interlocuteur.
23Ou encore si « les négociations se sont déroulées avec franchise et doivent être poursuivies », cela indique que peu de choses concrètes ont eu lieu entre les partenaires et que ceux-ci, afin d’éviter de briser le lien et le contact, décident de continuer à se voir.
24À ce propos, un de nos interlocuteurs nous a signalé un cas intéressant [4]. Le 1er avril 2000, le secrétaire général du Quai d’Orsay, deuxième personne derrière le ministre, a rédigé un télégramme diplomatique. Celui-ci reprenait les formes et rites de langage qu’un diplomate utilise habituellement. Malheureusement, nos recherches n’ont pas permis d’en obtenir copie.
25Enfin, Marcel Proust exprime cela à sa manière avec le marquis de Norpois, diplomate : « Avare de ses mots non seulement par pli professionnel de prudence et de réserve, mais aussi parce qu’ils ont plus de prix, offrent plus de nuances aux yeux d’hommes dont les efforts de dix années pour rapprocher deux pays se résument, se traduisent – dans un discours, dans un protocole – par un simple adjectif, banal en apparence, mais où ils voient tout un monde. » (Proust, 1993, p. 91).
26Nous sommes au cœur de la diplomatie, puisque d’abord gardien des bonnes manières, puis négociateur conscient des liens historiques avec ses partenaires, le diplomate doit parfois rester dans le flou. Ses propos pourront alors être qualifiés de langue de bois à cause du cadre formel dans lequel ils sont prononcés. De fait, l’essence du discours est bien de créer des espaces, utilisables à tout instant et sous de multiples formes, pour entretenir la relation, la négociation et, au final, la puissance. Ces espaces forment l’espace médian entre deux personnes, celui qui permet la construction d’un dialogue, cœur du processus d’interaction et de médiation.
Un langage à la fois interne et externe
27Ces écarts et ces représentations nourrissent le sentiment du public d’un métier et d’actions distantes et figées, critères proches de ceux attribués à la langue de bois. De fait, l’ambassadeur est toujours dans un cadre officiel. Un diplomate, lors d’un travail en commun, nous faisait la remarque suivante : « Ce collègue (d’un autre pays) est un vrai ami. Je peux parler de tout avec lui. » Il signifiait ainsi qu’il pouvait abandonner son discours diplomatique et la dimension de représentation constitutive de ce métier [5].
28Nous voulons terminer avec le travail de Charles Cogan (2003) sur le style français. Cet ambassadeur a identifié six caractéristiques stratégiques et de communication pour un diplomate français : la méthode déductive ; la logique des arguments (adossée à la croyance en la Raison) ; le soin de s’exprimer avec clarté afin de convaincre ; la connaissance de l’histoire ; le panache latin ; la conscience de devoir tenir sa position (fondée sur la Raison !). Ainsi, « c’est dans l’ordre des choses, pour les Français, de trouver d’abord un cadre philosophique, d’établir une vision des choses avant d’entrer dans les choses pratiques » (Cogan, 2003, p. 44) [6].
29En illustration, le discours devenu célèbre de Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, lors de la réunion du Conseil de sécurité de l’ONU, le 7 mars 2003 est intéressant. Le ministre présente la position de la France face à l’intervention programmée des États-Unis et de leurs alliés en Irak, en argumentant sur la prolongation de la mission des inspecteurs de l’ONU. Voici la conclusion de ce discours : « Dans quelques jours, notre responsabilité sera engagée solennellement par un vote. Nous serons face à un choix essentiel, celui du désarmement de l’Irak par la guerre ou dans la paix. Ce choix essentiel en recouvre d’autres. Il recouvre la capacité de la communauté internationale à résoudre les nombreuses crises actuelles ou futures. Il porte avec lui une vision du monde, une conception du rôle des Nations Unies. [7] »
30Lorsque ce discours se termine, la salle se lève, applaudit et donne une standing ovation à Dominique de Villepin, fait unique dans l’histoire du Conseil. Cela est une illustration de la rupture des usages et des habitudes du Conseil. Il est clair qu’une telle démonstration dans un endroit poli, voire policé, revêt un caractère tout à fait inhabituel. La mise en regard de ces éléments avec la teneur, le style et la forme du discours de Dominique de Villepin est éclairante, comme le perçoit finement Charles Cogan : « La conception de l’honneur est étroitement associée en France avec la très estimée notion de gloire, elle-même voisine des concepts français d’élan, de panache et de cran, en contraste avec le (secrètement admiré) flegme britannique » (Cogan, 2003, p. 45) [8]. Puis, il ajoute : « Les négociateurs français sont fiers de leur éloquence et de la capacité à présenter un argument logique et clairement organisé. La pire insulte qui puisse être faite à un négociateur français, selon plusieurs interlocuteurs français, est celui d’incohérence » (idem, p. 37) [9].
31La question de la précision et de la beauté de l’expression est une habitude française et la place manque ici pour détailler ce point. Ce qui fait dire à certains que, par sa structure, le français reste la langue la mieux adaptée à la diplomatie. Nous revenons à notre point de départ : le contexte historique, la dimension politique, avec cette perception si fréquente des Français à l’étranger, le sentiment de supériorité ou l’arrogance composent un tableau des modalités d’expression et de communication de la diplomatie de ce pays.
Conclusion
32La langue diplomatique est à considérer selon deux dimensions. La première est le paradoxe d’une langue formelle présentant, par nécessité, des ambiguïtés. On l’a vu, cette langue et ses attributs sont au service de la relation et de la communication entre diplomates. Elle est donc à usage interne et l’expérience du diplomate lui permet de ne pas se laisser abuser. Cependant, l’opacité du sens des propos, associée à l’image classique de la diplomatie, conduit le public à déconsidérer ce langage, car peu conforme à une transparence et à une communication « vraie ». La langue diplomatique a également une dimension politique ; elle s’adresse donc aux citoyens et aux médias et, en démocratie, chacun souhaite accéder au sens, ce qui donne à cette langue un caractère externe. Pour ce faire, les décodeurs, journalistes et spécialistes sont, dans notre société de communication, des acteurs majeurs et nécessaires.
Notes
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[1]
Entretien avec le responsable du protocole du Parlement Européen, Strasbourg, 6 mai 2008.
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[2]
Figure de pensée par laquelle on adoucit ou atténue une idée dont l’expression directe aurait quelque chose de brutal, de déplaisant. Source : <http://atilf.atilf.fr>.
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[3]
Caractère de ce qui est ambigu. Les trois distinctions sont intéressantes : caractère de ce qui est susceptible de recevoir plusieurs interprétations ; caractère de ce qui entre dans deux catégories ; ou encore caractère de ce qui manque de netteté et inquiète. Source : <http://atilf.atilf.fr>.
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[4]
Entretien avec un diplomate en poste à Paris, 30 avril 2010.
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[5]
Entretien avec un diplomate en poste à Pékin, 27 octobre 2009.
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[6]
« For the French, it is in the order of things, to find a philosophical framework first, to establish a vision of things, before entering into practical matters. »
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[7]
Source : wikipedia.fr, consulté le 15 janvier 2010.
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[8]
« Conceptions of honor are closely associated in France with the highly esteemed notion of glory (la gloire), which in turn is seen as a close companion to such French concepts as élan, panache and cran, all of which stand in contrast to the (nevertheless secretly admired) British phlegm. »
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[9]
« French negotiations are pride themselves on their eloquence and their ability to present a logical, carefully ordered argument. The worst insult that can be laid at the foot of a French negotiator, according to several French interlocutors, is that of “incoherence”. »