CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Il vient de se tenir à Cerisy-la-Salle, du 14 au 22 août 2010, un colloque sur le thème « Le langage totalitaire d’hier à aujourd’hui » (voir le site <http://klempereraout2010.free.fr/Cerisy/>). Ce colloque avait pour projet d’interroger dans une perspective interdisciplinaire le rôle du langage dans les régimes de coercition et la place qu’y tiennent la rhétorique et la manipulation, mais aussi de voir comment l’idéologie peut influencer la langue et la transformer. L’expression « langage totalitaire » renvoie à un langage excluant toute pensée « autre », un langage qui enferme ce qu’il est seulement licite de dire, un langage qui appelle au meurtre, à l’anéantissement de toute altérité. Or, la référence à Victor Klemperer s’est imposée au cours de l’organisation de la rencontre, comme elle s’est imposée pour nombre de contributeurs qui se réfèrent aux observations et analyses du philologue allemand, dont la résistance face au nazisme passa par une étude minutieuse des énoncés de ce régime.

2Les intervenants appartenaient à des disciplines distinctes (sciences de la communication, linguistique, sémiotique, psychanalyse, sociologie, anthropologie, philosophie, littérature). Le but était de croiser les approches, chacune d’elle permettant d’éclairer différemment un objet constitué en commun, objet dont nous avions posé l’appellation en début de colloque : le « langage totalitaire ». Appellation déjà prise dans un réseau discursif qu’il s’agissait également de démêler.

Genèse, circulation et définition d’un concept

3En ouverture du colloque Jean-Pierre Faye, auteur de Langages totalitaires (1972) et de l’Introduction aux langages totalitaires (1972) intervient pour rendre compte des circonstances d’apparition du terme « totalitaire » et suivre la circulation des discours du champ politique au champ culturel, d’abord en Italie, puis en Allemagne, en France et dans l’Espagne franquiste. Ces « événements de langage » générateurs d’actes meurtriers produisent leurs effets dans la vie quotidienne de Victor Klemperer qui les observe et les note scrupuleusement. En URSS les conséquences sont voisines.

4Béatrice Turpin et Laurence Aubry, organisatrices de la rencontre, vont parler de la circulation du concept dans le champ théorique et du sens à donner à l’expression « langage totalitaire » qui figure dans l’intitulé de la rencontre. La question de savoir si un langage totalitaire peut s’exercer en dehors d’un régime totalitaire est aussi posée.

5Jean-Luc Évard, germaniste, traducteur et philosophe du politique prolonge la réflexion de Jean-Pierre Faye sur la circulation de concepts, de productions phrastiques ou discursives. Il étudie plus précisément le rapport entre le culturel et le politique à travers la « révolution conservatrice » conçue dans le cénacle de Stefan George. Il revient ensuite à Bernard Lamizet, professeur à l’IEP de Lyon, de donner une définition du totalitarisme du point de vue d’une sémiotique des formes politiques.

Discours et violence

6La question de la violence et de la terreur se retrouve dans nombre de communications. Philippe Breton s’interroge sur le rôle du langage chez les exécuteurs de masse. Sa réflexion porte plus particulièrement sur les motifs d’action des unités mobiles d’extermination (Einsatzgruppen) mises en place par les nazis en Europe de l’Est. En se basant sur des témoignages recueillis, il récuse les explications traditionnelles par la haine raciale ou la soumission à l’autorité pour placer au cœur du système un principe archaïque, celui de la vengeance.

7Norma Tasca, psychanalyste, a une interprétation voisine en rapportant la tendance totalitaire à une tyrannie logique de la terreur. Latente dans les sociétés non totalitaires, elle serait sans cesse menacée de ressurgir, activée par la cohérence logique du mensonge et sa mise en scène.

8Ruth Amossy fait également de la violence le ressort essentiel du totalitarisme. Dans les régimes démocratiques, la doxa est hétérogène, composée d’un tissu de voix, interdites dans les régimes totalitaires. De ce point de vue, elle oppose la manipulation, qui n’est pas totalitaire en soi quand subsiste la possibilité d’esquive, et le langage totalitaire qui repose sur la coercition et le refoulement de toute pensée alternative.

9Roselyne Koren aborde plus particulièrement le cas de l’amalgame en montrant comment, en effaçant tout ce qui distingue, il peut servir à justifier le recours à la violence physique ou symbolique. Elle conclut en appelant le rationalisme critique à décrire et évaluer les manipulations mortifères.

10Béatrice Turpin montre la circulation des discours sur la propagande, entre espace démocratique et espace totalitaire. Au-delà d’une rhétorique affichée qui ne saurait à elle seule expliquer le totalitarisme, on peut percevoir des traits spécifiques du langage totalitaire, notamment l’homogénéité des discours, leur violence et leur caractère mythique.

11La violence est examinée dans ses manifestations discursives par Alicja Kacprzac qui focalise son intervention sur deux figures « mortifères », la calomnie et l’invective. Le corpus sur lequel se base l’analyse est emprunté aux discours de dirigeants de partis communistes de divers pays : la Pologne, la Russie et la Corée du Nord.

12William Augusto Menezes fait porter son étude sur différents manifestes du mouvement intégraliste brésilien de Plinio Saldago (Ação integralista brasileira). Les stratégies de mise en scène sont étudiées ainsi que les opérations discursives dirigées contre les opposants au régime. Le mensonge comme figure politique est évoqué, avec ses variantes que sont la calomnie et la rumeur.

Subjectivité aliénée et mise en scène

13La question de la subjectivité est reprise dans nombre de communications. Laurence Aubry l’articule avec la paradoxalité dont elle fait un des ressorts essentiels du langage totalitaire. Cette notion développée par la psychanalyse pour aider à la compréhension de la psychose pourrait permettre de mieux rendre compte de la propagation et de l’influence du nazisme sur les consciences.

14Françoise Samson, psychanalyste, montre elle-même comment par la répétition, par la mise en scène, par le détournement du religieux, la propagande instaure un espace pulsionnel destiné à assujettir.

15Christiane Rousseaux-Mosettig arrive à des conclusions similaires en étudiant les constructions linguistiques qui manifestent une atteinte des capacités associatives de la langue. Elle souligne pareillement le rôle de la mise en scène qui transforme le discours en spectacle total, constitue la masse et exacerbe le pulsionnel.

16Nous retrouvons dans ces deux dernières communications la thématique de l’archaïque abordée par Philippe Breton. La référence à la mise en scène est également récurrente, liée à la désubjectivisation. Ce point est particulièrement mis en lumière par Béatrice Fraenkel qui va axer son intervention sur les signes graphiques du nazisme en se basant sur le journal de Victor Klemperer. Elle étudie comment ils modèlent la ville, les discours et les consciences.

17Johannes Angermüller quant à lui interroge les formes de subjectivité manifestées dans la trame du discours pour noter les différences entre les régimes nazi et soviétique. Cela lui permet de distinguer entre la subjectivation d’un discours « national » et celle d’un discours transnational ou « impérial », encore appelé « langue de bois ».

Stratégies discursives et faits de langue

18À partir d’approches complémentaires, les conférenciers vont tenter d’identifier plus précisément les faits de langue par lesquels se manifeste cette aliénation. Il s’agira également de tenter de décrire le processus de mise en place d’un pouvoir de type totalitaire sur le plan langagier. Les communications soulignent la variété des dispositifs et la manière dont ils s’insinuent au cœur du fonctionnement du langage pour en perturber les capacités associatives.

19Les processus relevés se rejoignent tous de ce point de vue : clichés linguistiques et stéréotypes du national-socialisme qui envahissent la presse collaborationniste (Joëlle Réthoré) ; réseaux métaphoriques liés à la haine de l’autre dans le discours nazi (Gabriela Patiño-Lakatos) ; manipulations contraignantes opérées à partir des valences syntaxiques de la langue dans les discours de Mussolini, Franco ou Pétain (Paul Danler) ; recadrages sémantiques dans des discours djihadistes mis en ligne sur Internet (Evelyne Guzy-Burgman).

20Le langage totalitaire apparaît ainsi principalement comme un langage mort, figé, altéré dans sa capacité de signifier, de dire le différent. Marc Bonhomme s’intéresse à l’aphorisme pour étudier sa mécanique de persuasion contraignante dans des discours des années 1960-1970, ceux du dictateur guinéen Sekou-Touré et ceux de Mao Tsé-toung.

21Ces communications montrent comment se met en œuvre une logique d’assujettissement à partir des matériaux mêmes de la langue, de son lexique, de sa syntaxe, des genres et schèmes discursifs (celui du mythe par exemple, dont le rôle est à nouveau souligné par Gabriela Patiño-Lakatos et Évelyne Guzy-Burgman).

Résistances

22Quelles résistances opposer au(x) langage(s) totalitaire(s) ? La réponse à cette question est apportée par plusieurs interventions. Klemperer nous en a fourni une : l’observation, la lucidité et l’écriture, c’est-à-dire finalement une posture de recul attentif.

23La lecture de l’œuvre littéraire peut aussi aider à cette lucidité. C’est le sens de la communication de Christelle Reggiani qui montre comment le texte peut être instrument de clairvoyance, en mettant en scène le discours politique, son éloquence manipulatoire, l’emprise quasi chamanique qu’il peut avoir sur l’auditoire dans l’espace public. La communication s’appuie sur des passages empruntés à deux œuvres différentes : Les Beaux Quartiers d’Aragon et L’Été 1914 de Roger Martin du Gard.

24Dans cette déconstruction réside le sens de l’ironie romanesque. Sjef Houppermans nous expose à cet égard le point de vue de l’écrivain Renaud Camus. Ce n’est plus au pathos que s’intéresse cet auteur, mais au dépérissement de la pensée à travers l’appauvrissement des formes de la langue. Ce point de vue peut rejoindre celui de Klemperer. Le contexte n’est cependant pas identique, puisqu’il s’agit de la société d’aujourd’hui.

25L’analyse du langage peut être également, comme le montrent les carnets de Victor Klemperer, une forme de résistance. Celle-ci peut prendre la forme de dictionnaires. Alice Krieg-Planque en propose une étude historique, puis sémio-linguistique. Elle en explore thématiques et conceptions de la langue.

26Emmanuelle Danblon propose, quant à elle, de redonner toute son importance à la rhétorique conçue comme discipline pratique capable de rendre compte des ressorts du langage totalitaire. Elle souligne alors la pertinence du modèle aristotélicien, opposé au modèle platonicien ou cartésien.

27C’est l’espoir comme forme de résistance qu’évoque Ida Lucia Machado à travers l’étude des lettres d’Olga, femme livrée aux nazis par le président brésilien Getulio Vargas. On voit dans ces lettres comment se conjuguent dimension argumentative et communication de sentiments – les lettres de cette militante communiste étant finalement à l’extrême opposé de la langue totalitaire, parce que dans le registre de l’intime, de la sincérité et de la réserve.

28Ina Motoi montre la nécessité de maintenir une pensée critique dans la réflexion sur les savoirs et compétences à transmettre. L’enseignement doit avoir pour objectif de développer cette pensée comme compétence professionnelle, mais aussi humaine. La conférencière termine en rappelant que l’éviction de la pensée critique a été le fait des régimes totalitaires du xxe siècle.

Conclusion

29Ce colloque a été le lieu d’une interdisciplinarité réussie. À l’origine du projet, une stylisticienne (Laurence Aubry, de l’équipe d’accueil « Sens, Texte, Histoire » de l’Université Paris-Sorbonne) et une linguiste (Béatrice Turpin, du « Centre de recherche textes et francophonies » – CRTF – de l’Université de Cergy-Pontoise) ont pu s’entendre sur une référence commune, Victor Klemperer, philologue attentif aux faits de langue et au style.

30Cette référence a ensuite permis à chacun de cerner l’horizon d’attente de la rencontre. L’interrogation a porté sur divers régimes de coercition et de terreur, d’hier à aujourd’hui. La variété des approches a abouti à mieux caractériser les faits de langage dans leur diversité, mais également dans l’identité de leurs effets. La répétition de certaines caractéristiques à partir de points de vue différents a permis d’en souligner l’importance.

31Enfin, une des avancées de ce colloque aura été, lors des discussions, de repenser le totalitarisme ou le langage totalitaire à partir de la distinction totalisant / totalitaire, soulignant le risque pour une pensée « totalisante » de basculer vers un « totalitaire » qui pourrait en être le devenir, incertain mais redoutable.

Français

Le terme « totalitaire » est issu d’un réseau discursif indissociable d’actes meurtriers. D’où le sens donné à l’expression de « langage totalitaire » : un langage de coercition, lié à la violence, au meurtre et à la terreur. Les communications présentées à Cerisy-la-Salle tentent de caractériser un tel langage. Chercheurs en communication, en sciences du langage, en sociologie ou en littérature, philosophes et psychanalystes s’interrogent sur la tyrannie logique du discours de la terreur et les manipulations mortifères mises en œuvre d’hier à aujourd’hui. Les analyses de Victor Klemperer sur le discours nazi et ses observations scrupuleuses sur les signes de ce régime sont une référence primordiale. Les diverses études montrent comment se met en place une logique d’assujettissement à partir du matériau signifiant et de sa mise en scène. L’interrogation porte enfin sur les formes de résistance à opposer à ce langage.

Mots-clés

  • Victor Klemperer
  • totalitarisme
  • langage totalitaire
  • manipulations mortifères
  • discours politique
  • sémiotique politique
Béatrice Turpin
Béatrice Turpin est maître de conférences à l’Université de Cergy-Pontoise et chercheur au centre de recherche Textes et Francophonies (pôle LaSCoD - langages, société, communication, didactique). Ses recherches portent sur la linguistique générale, la lexicologie et l’analyse du discours avec des publications dans ces différents domaines dans des revues françaises et étrangères. Elle travaille également actuellement sur « la sémiotisation d’un espace social, la banlieue ».
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.3917/herm.058.0063
Pour citer cet article
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