CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Reprendre le petit ouvrage d’Iván Fónagy et Katalin Soltész, A Mozgalmi Nyelvről [Sur la langue du mouvement ouvrier] (1954) plus d’un demi-siècle plus tard pourrait sembler saugrenu [1]. Citations de Staline et de Rákosi, ou d’autres autorités communistes de l’époque, références antérieures à la mort du petit père des peuples, autant d’indices qui n’encouragent pas à croire que les 72 pages, consacrées à la langue de bois en Hongrie communiste, auraient dû sortir de l’oubli. Certes le quatre-vingt-dixième anniversaire de la naissance d’un grand linguiste [2] était propice à décloisonner la pensée trop souvent rigide attachée à la langue de bois. Et le hongrois a sa bikkfanyelv (« langue insipide ») [3] qu’on retrouve plus tard sous la forme bükkfanyelv (« jargon, charabia »), terme attesté encore dans les années 2000 où la référence au hêtre (bükkfa) vise la rigidité qui finalement rend la langue incompréhensible. Nous sommes ici plus proche de la « langue de chêne » russe que du mélange d’artifice et fausseté porté par le « bois » français, qui toutefois comporte une nuance de rigidité contre-productive [4]. Cependant point de bois dans l’ouvrage étudié et, en titre, un terme difficilement traduisible en français.

Les subtilités de la critique : clés pour le décryptage

2A / mozgalm-i / nyelv-ről signifie, mot à mot « la / mouvement-du / langue-sur ». Mais mozgalmi, dérivé de mozgalom (mouvement) n’a le sens de mouvement ouvrier (communiste) que dans certains contextes. Pourtant ce choix impose d’autres considérations. Il était aisé de parler de « langue du parti » (pártnyelv) ou de « langue de la propagande », mais en choisissant une référence plus neutre en apparence, les auteurs incluent à la fois la langue officielle, celle des institutions d’État et du parti, mais aussi celle pratiquée à l’usine, l’école... Surtout l’intonation des discours ou allocutions est comparée à des performances orales d’autres natures. Le corpus élaboré pour l’essentiel en 1950-1951 voit sa validité affirmée pour la période postérieure, avec quelques nuances ce qui permet une chronologie fine de l’évolution de cette « langue ». Diversité des registres du corpus (tant oral qu’écrit) et précision de la chronologie sont des points forts de la démonstration.

3Dès sa préface, le livre offre un mélange improbable d’inflexibilité idéologique apparente et de réflexion critique. Elle renvoie au 2e Congrès du MDP [5] de février-mars 1951 qui appelait l’attention sur les distorsions de la langue du mouvement ouvrier. On demanda alors aux journaux de s’attacher à la correction de la langue par opposition aux mots et expressions louches. En fait les documents officiels montrent que cette demande du parti n’était pas aussi clairement formulée et que les jeunes linguistes de l’Académie des Sciences ont simplement mis à profit une ouverture.

4C’est dès les premiers paragraphes qu’est affirmée la présence, dans les manifestations du mouvement ouvrier, les conseils, les bureaux officiels de la « langue du mouvement ouvrier » sous « la forme tant détestée des discours bureaucratiques incolores, sans saveur » [6]. Donc les linguistes doivent donner leur vision sur ce que József Révai [7] a appelé au Congrès « l’argot bureaucratique » [bürocratikus tolvajnyelv] (en hongrois, argot se dit langue des voleurs) et proposer comment rendre saine la langue du mouvement ouvrier. Mais il faut du temps pour réunir les données, lire bien des journaux, écouter des réunions… Les auteurs ont ainsi utilisé en particulier un journal d’entreprise, le Fogaskerék [L’engrenage] [8], à la demande de la rédaction qui souhaitait améliorer son travail [9]. Enfin il est annoncé que les problèmes soulevés ne trouveront pas leur solution en fin de volume. Ab ovo la compulsion normative, si souvent attachée à la langue de bois, est rejetée, même pour critiquer cette dernière.

5Pour finir, la démarche se précise : « Il faut comprendre en quoi réside la menace de différenciation linguistique à laquelle nos dirigeants ont fait allusion en relation avec les erreurs de la langue du mouvement ouvrier, il faut s’emparer du concept de jargon [10] ; il nous faut savoir quelle est la différence entre langue et jargon. Nous verrons plus tard que la connaissance lacunaire de la langue littéraire contribue très fortement à la diffusion des erreurs venues de la langue du mouvement ouvrier. Il faut voir clairement ce qu’est réellement la langue littéraire, dont la diffusion la plus large est un des objectifs centraux de la révolution culturelle. Il nous faut parler du rapport entre langue et pensée, les déficiences de l’une dépendent de celles de l’autre, et inversement, on ne peut les comprendre vraiment qu’ensemble. »

6En trois pages de préface, les auteurs sont à la fois prudents dans la présentation de leur démarche, appuyée sur les plus hautes autorités, et en même temps ils profitent de certaines expressions employées par des dirigeants pour signifier que l’équivalent pratique de « langue du mouvement ouvrier » était « langue des voleurs bureaucratiques » et que son fonctionnement social était celui d’un « jargon » dont le statut est manifestement inférieur à celui d’une langue. Le premier point amène donc le lecteur à penser qu’un groupe a pris en main une machine bureaucratique et se situe en opposition au peuple qu’il domine, et le deuxième évoque une situation où les caractéristiques linguistiques associées à ce groupe soulignent un décalage avec les usages populaires et littéraires. L’art est bien sûr de ne pas le formuler de la sorte. Mais la qualité du choix des termes se perçoit fort bien et, sans être un pamphlet politique, le petit volume, dès ses premières pages, s’impose au lecteur comme une œuvre des plus singulières dont le style est souvent remarquable. L’ordre suivi dans cet article est celui du livre : histoire, description générale, puis études mêlant causes diverses et diagnostic plus précis, enfin perspective de solution.

Révolution culturelle et maladie infantile de la langue du mouvement ouvrier

7L’évolution constatée est le reflet dans la langue du changement profond de la vie du peuple hongrois depuis la libération. Nouvelles institutions, nouveaux concepts, dans un contexte où « Notre horizon s’élargit à toute vitesse » [11]. Certes une partie du vocabulaire du mouvement ouvrier hongrois est centenaire ou pour le moins cinquantenaire : munkámozgalom [mouvement ouvrier] remonte au Trombita[12] du 6 novembre 1869 ; classe ouvrière (munkásosztály) est repérée en 1870. On remarquera l’aisance avec laquelle il est possible en hongrois de construire des néologismes par adjonction de deux substantifs (ici munkás [ouvrier] et osztály [classe]), et que cette particularité de la langue n’est en rien spécifique d’un domaine ou propre à un type de discours.

8Les exemples d’évolution lexicale présentés dans le premier chapitre sont nombreux. On gardera ici à l’esprit les remarques sur la multiplication des abréviations et l’importance de leur fréquence, qui va de pair avec l’oubli de ce à quoi elles correspondent précisément [13]. Dans le chapitre « Le peuple travailleur et la langue nationale » un élément des thèses officielles est utilisé : « Dans la révolution culturelle, tout comme le peuple travailleur s’approprie le domaine des sciences et des arts, il conquiert la langue de la science et de la littérature, donc la forme la plus élevée de la langue nationale, la langue littéraire aussi [14]. » Nos auteurs reprennent : « La forme la plus élevée de la langue commune, celle qui est la plus travaillée est la langue littéraire. Nous devons considérer que la langue littéraire est avant tout celle des belles lettres, de la science, du journalisme de qualité. […] La langue littéraire est comme la colonne vertébrale de la langue commune ; jusqu’à un certain point c’est la norme, le modèle des autres versions de la langue commune. »

9Il est donc nécessaire que les nouveaux responsables du pays sachent s’exprimer de façon correcte sur les questions complexes qu’ils doivent traiter. À l’inverse de ce qu’on pourra lire ailleurs, l’horizon de la langue est donc fixé au moyen de la littérature. Et la réussite du projet qu’on peut lire en creux est rien moins qu’assurée. D’ailleurs un intertitre annonce « Les maladies infantiles de la langue du mouvement ouvrier » alors qu’il est précisé qu’il ne s’agit pas de parler comme on parlait avant, de ce dont on parlait avant. Le but est que les ouvriers s’expriment aussi aisément qu’ils le faisaient auparavant sur des sujets simples.

10Or, « on repère les difficultés et troubles langagiers avant tout dans les manifestations du mouvement ouvrier ». En outre, « très souvent les organisations du parti, ses permanents, ses membres, ou les dirigeants des organisations de masse montrent le mauvais exemple. Et même plus : du fait de l’autorité du parti plus d’une fois ont été diffusées très largement des expressions profondément incorrectes. Il est à craindre que ces phénomènes linguistiques incorrects et malsains, qu’on entend essentiellement lors de manifestations du mouvement ouvrier, servent de base à la formation d’une “langue du parti” qui se distingue de la langue commune. Cette “langue du parti” ne recèle pas en elle-même un moindre danger : elle éloigne du parti ceux qu’il devrait nettement rallier à sa cause ». Et de citer les expressions utilisées par des dirigeants du moment dans la « langue de parti » [pártnyelv] et le « jargon des permanents » [“funkcionárius-zsargon”], ce dernier étant placé entre guillemets [15].

11Souvent le jargon se distingue de la langue commune sans raison apparente en utilisant certains termes. Ainsi on peut entendre ou lire : « J’ai fait preuve de légèreté dans ma conception de la question du contrôle. » Certes, « ces mots, ces expressions ne sont pas critiquables en eux-mêmes. Ce sont de bons mots hongrois, tous sont des éléments de plein droit de la langue nationale, ils ne contreviennent en rien aux lois de notre langue. Pourtant ils produisent une impression blessante, une impression d’étrangeté justement à cause de leur fréquence si visible et inutile ». Particulièrement visible est l’emploi répété de certains adjectifs, épithètes et adverbes dont « sérieux », « significatif », « fréquent », « décisif ». Or, « notre sens de la langue proteste contre la popularité si élevée de ces termes. En effet il n’aime pas la répétition, d’où l’usage de synonymes et expressions voisines, et on remarque que l’utilisation de sérieux ou de décisif par exemple n’est vraiment pas indispensable dans la plupart des cas ».

12L’utilisation de certains mots de façon toujours plus variée va de pair avec l’affaiblissement du sens. « Ce n’est pas la fréquence elle-même des “mots à la mode” qui fait qu’ils sonnent faux, mais la perte de valeur et la déformation qui y sont étroitement associées. » Ainsi, quand on dit quelque chose non plus à quelqu’un mais vers quelqu’un, il n’est plus possible de savoir où exactement est passé le message. Et comment la compétition peut-elle devenir plus concrète ? Pour faire passer ces critiques, les auteurs opposent « littérature marxiste » et « langue littéraire » d’un côté à « jargon du mouvement ouvrier » de l’autre. « Donc le jargon militant n’est pas un jargon, un argot, à cause de mots qui viennent d’être créés, mais du fait qu’il rend éculé, qu’il fausse certains mots de la langue commune. C’est ainsi que se forme le vocabulaire propre du jargon militant, c’est ce qui crée le “goulot d’étranglement” de la langue militante et au-delà de la vie politique. »

Argot bureaucratique et communication appauvrie

13En quoi donc le « jargon des militants » est-il un « argot bureaucratique » ? D’abord il y a la dépersonnalisation par l’usage de formes passives. Puis l’utilisation de forme alourdies, verbeuses, notamment en remplaçant de simples désinences casuelles par des postpositions (cf. « au sein de notre entreprise » au lieu de « dans notre entreprise »). « Les “règles grammaticales” de la langue bureaucratique sont simples, on pourrait dire monotones. Après une brève étude préliminaire, n’importe qui serait capable de traduire des phrases hongroises simples en langue bureaucratique. » Voici un exemple : « Il n’aime pas parler simplement » se transformerait en « sur le plan du discours simple, il y a de sa part une absence de propension ». Cette langue est aisée à maîtriser, mais les phrases bouffies et vagues rendent la pensée brumeuse. De plus cette langue bureaucratique est un héritage nuisible du passé.

14Les chapitres suivants signalent diverses caractéristiques de la langue du mouvement ouvrier. Tout d’abord la transformation des règles d’accentuation et d’intonation altère la grammaire et la compréhension. La rupture entre jargon et langue commune est profonde. Puis les auteurs soulignent qu’il est possible de distordre ou de rendre vague la pensée par l’emploi de mots inappropriés. On arrive ainsi à des phrases à sens indéterminable : « Le maintien de la vie libre est la question de la lutte pour la paix. » Il y a donc une pensée toute prête, des membres de phrases, mais ils ne forment pas un tout. « Et même quand il y a un petit noyau concret noyé dans des couches de brouillard, ce n’est pas beaucoup mieux. Cela rend encore plus difficile de voir l’essentiel. » Le résultat est que certains jugements ne provoquent ni analyse ni solution. Une attaque cautionnée par des citations de Staline, et notamment le récit concernant un ouvrier ukrainien à qui on demandait, « qu’en est-il de la ligne de cette organisation et qui a répondu : “Bon, pour ce qui est de la ligne… la ligne, bien sûr elle existe, mais pour ce qui est du travail, on n’en voit nulle part”. » Finalement cet usage de la langue, qui trouble les relations entre les gens, doit être expliqué.

Un phénomène international, des causes culturelle et sociale

15Le jargon est confortable, dangereusement confortable en tant que façon de parler. On peut éviter de prendre position clairement, on peut faire des autocritiques formelles… et parler de choses qu’on ne maîtrise pas vraiment. Mais il y a plus : « Le manque de culture littéraire ouvre donc de larges portes à la déformation des mots, à la diffusion du jargon du mouvement ouvrier. » Et ceux qui ne connaissent pas la langue littéraire sont sans défense, croient parfois que le jargon est de la langue littéraire. En outre, les traductions de langues étrangères sont aussi fautives. Nombre de transpositions de mots russes ou autres aboutissent à des amputations sémantiques en hongrois. On ajoutera aux causes de la généralisation du jargon un effet démultiplicateur. Parce que les formules compliquées sont favorisées, la rection usuelle des verbes, par exemple, devient impossible à utiliser. Les fautes de syntaxe sont alors inévitables dans une langue au système de déclinaison très riche.

16Restait à comprendre la hiérarchie des causes de l’expansion du jargon depuis la libération. Soulignant l’absence d’accès aux archives et l’étude partielle des documents disponibles, les auteurs ouvrent toutefois de nouvelles voies : « On [la] comprend beaucoup mieux si nous pensons au fait que le discours jargonneux est considéré par beaucoup comme le mode d’expression officiel ou celui du parti. Nous avons aussi vu que les formules jargonneuses, bureaucratiques recouvrent fréquemment des contenus bureaucratiques et trahissent une propension au formalisme. Le jargon n’est pas une maladie qui ne touche que la vie politique hongroise actuelle. Au sein des partis frères étrangers aussi, on rencontre des phénomènes similaires. » Sont mentionnées en particulier les critiques officielles faites en RDA et celle du PC hongrois dès 1937. Antérieur à la « prise de pouvoir du prolétariat » le jargon fleurit partout en pleine révolution culturelle. D’où une question implicite : serait-on dans une impasse ?

Une issue : prendre l’affaire au sérieux

17Le chapitre conclusif s’intitule « Comment nous faut-il lutter contre le jargon du mouvement ouvrier ? ». Ici une évolution positive par rapport à 1951 est soulignée pour la presse écrite, à l’inverse du parler officiel, mais si « nos journaux s’efforcent de mieux montrer l’exemple, ils ne traitent qu’à peine des caractéristiques du jargon et des causes de son apparition […] on sous-estime le danger. […] “Cela ne dépend pas des mots” pensent-ils. L’essentiel, c’est que nous réfléchissions bien, l’essentiel c’est que nous agissions correctement. Les questions relatives à la correction de la langue, nous les laissons aux linguistes, ne leur ôtons pas le pain de la bouche ». Voici les phrases finales du livre : « S’il n’était question “que de mots”, alors peut-être qu’on pourrait se contenter de cela. Mais les mots expriment des pensées, les mots peuvent se transformer en actes. Et s’ils n’expriment pas réellement des pensées, ou pour le moins des idées qui ne sont pas claires, s’ils se contentent d’être “seulement des mots”, alors il y a comme une erreur dans cette affaire. »

Une analyse au nom de la nécessaire liberté (1954-2005)

18Bref, au nom de la menace de rupture entre pouvoir communiste et masse, il est possible de dire bien des choses sur ce qui a été appelé « langue de bois » en France essentiellement par la suite, mais bien plus tôt en Hongrie. Dans ce pays d’ailleurs, dès l’entre-deux-guerres un auteur comme le romancier et essayiste Dezs? Kosztolányi s’en offusquait. Et cette continuité n’est pas innocente. En fait, Iván Fónagy avait publié en 1943 sa première étude sur l’évolution du hongrois depuis 1900 (Fónagy, 2006). Et soixante ans plus tard, il rappelle « j’ai été intrigué par le fait que la langue changeait derrière notre dos » en évoquant le vocabulaire, la phonétique et la syntaxe, et ce « en dépit de la conviction des locuteurs de cette génération de n’avoir en rien changé leur comportement verbal ». En 1954, bien évidemment, écrire sur la langue ne pouvait se faire en Hongrie que dans les limites imposées par la censure politique. Mais ce texte pousse la critique fort loin, en donnant même les bases d’un « générateur de langue de bois » du type de ceux qui sont disponibles sur Internet. Pourtant l’analyse se singularise surtout par une pensée sur la langue qui dépasse l’opposition usuelle langue vraie et naturelle / langue fausse et artificielle.

19Iván Fónagy, cinquante ans plus tard, travaillait sur le « Ce n’est pas grave » du médecin à un patient (énoncé libre) qui n’a rien à voir avec le « Ce n’est pas grave » répondant à « Excusez-moi » (énoncé lié). Pour lui les énoncés liés ont plusieurs fonctions : sémantique, facilitation de la communication et économie mentale, fonctions cognitives et sociales et enfin tours de magie verbale. Déclinant les fonctions sociales il signale en note : « Les conversations enregistrées en Hongrie dans les années 1950 montrent que les paysans qui savaient parler d’une façon vivante et colorée de leur jeunesse, des coutumes du pays, des superstitions, recouraient à la “langue de bois” dès qu’il s’agissait de répondre à des questions idéologiques ou politiques » (Fónagy, 2006, p. 129). Il illustre ici la « sécurisation » (autodéfense) qu’il ne pouvait désigner sous ce terme en 1954, mais à laquelle le lecteur un tant soit peu avisé comprenait qu’il était fait allusion.

20Ce qui frappe, c’est que dès 1954 on a pu analyser non seulement l’existence (le maintien) d’une langue de bois mais encore les mécanismes généraux de l’évolution de la langue. Pour Iván Fónagy, décédé en 2005, les transgressions qui sont à l’origine de l’évolution relèvent de notre mécanisme psychique (Fónagy, 2006, p. 477-78). Un demi-siècle après sa dissection de la langue du mouvement ouvrier, il concluait son ouvrage de synthèse ainsi (Fónagy, 2006, p. 481-82) : « À moins qu’on ne préfère régler les modifications du système verbal dans les cadres de conférences nationales ou internationales, il faut laisser faire la langue et accepter le fait qu’on doit l’évolution du système phonologique, prosodique, lexical et syntaxique à des détours qui nous ramènent d’abord aux stades primitifs de l’élaboration mentale et verbale qui précèdent et préparent le langage évolué et la pensée conceptuelle logique. » Dans le Népszava[16] du 18 juin 1954, figurait un article, « Pour la pureté de notre langue. Le style bureaucratique brouille ce que nous avons à dire. Sur le livre de Iván Fónagy et Katalin Soltész », qui popularisait le petit ouvrage des deux linguistes parce qu’il n’y avait « plus besoin ni de langage bureaucratique, ni de fonctionnaires bureaucratiques ». Staline venait de décéder, Rákosi voyait provisoirement son influence régresser, il était possible de diffuser de tels messages.

Conclusion

21Ce simple rappel montre que, dans l’approche de la langue de bois, seule une chronologie fine, une analyse des espaces de liberté et des parcours de réflexion effectivement empruntés par les contemporains plus ou moins obscurs peuvent nous rappeler à quel point l’histoire du communisme ne relève pas toujours de l’exorbitant. On remarquera qu’Iván Fónagy, en décrivant la « facilitation de la communication et l’économie mentale » associée aux énoncés liés précise entre autres : « Ils offrent des opinions morales au rabais et des conseils édifiants à l’usage des jeunes » ou encore « Un type de cliché a le pouvoir d’affirmer et de nier en même temps sa déclaration ». Le diagnostic de 1954 signale simplement l’extension prise par de tels phénomènes et les formes particulières associées au communisme, hongrois ou non selon les cas. Les réticences face à ces comportements linguistiques ne sont pas nées exclusivement dans l’opposition au communisme, et l’histoire de l’analyse linguistique de la langue de bois mérite bien d’être intégrée à l’histoire des modes de communication. L’éclairage donné ici montre en lui-même que les sociétés des temps communistes pouvaient produire des critiques du fonctionnement du pouvoir dont les ressorts dépassaient le cadre politique imposé en temps de guerre froide, comme le prouvent les études actuelles en communication.

Notes

  • [1]
    Je tiens ici à remercier Jean Perrot, linguiste majeur, de m’avoir fait rencontrer et lire Iván Fónagy, parmi bien d’autres « cadeaux ».
  • [2]
    Iván Fónagy était aussi psychanalyste. Voir notamment Thalassa, vol. 8, n° 2-3, 1997, p. 42-58, pour comprendre le jeu de Fónagy avec le pouvoir. Il est interviewé en hongrois par Ferenc Er?ss et Judit Szilási (en 1997), <http://orange.mtapi.hu/thalassa/archivum/9723/fonagy_interju.htm>.
  • [3]
    Bikkfa dérive de bükkfa, le hêtre, fa signifiant arbre et bois. Donc mot à mot il s’agit de la « langue de hêtre ». Voir Magyar-francia szótár [Dictionnaire hongrois-français], par Sándor Eckhardt (dir.), Budapest, Akadémiai kiadó, 1958.
  • [4]
    Voir le Dictionnaire historique de la langue française, entrées « bois » et « langue », par Alain Rey (dir.), Dictionnaires Le Robert, 1998. Sur l’usage rare en polonais de Dretwa mowa ou drewiana mowa [parole de bois], voir Charles Zaremba, « Le diable a une langue de bois. À propos de travaux récents en Pologne », Mots, n° 20, 1989, p. 109-118, et Carmen Pineira et Maurice Tournier, « De quel bois se chauffe-t-on ? Origines et contextes actuels de l’expression langue de bois », Mots, n° 21, 1989, p. 5-19.En ligne
  • [5]
    Magyar Dolgozók Pártja [Parti des travailleurs hongrois], créé en juin 1948 par la fusion du PC et du Parti social-démocrate.
  • [6]
    Voir p. 3 : a hírhedt szintelen, szagtalan bürokratikus beszédmodor.
  • [7]
    C’était l’idéologue principal du MDP à l’époque, même si son influence avait diminué après la mort de Staline.
  • [8]
    Ce journal de la section du parti de l’usine métallurgique Matyás Rákosi, ex-Weiss-Manfréd, avait fait l’objet d’une discussion le 7 janvier 1952 en Commission d’organisation du MDP (voir <www.digitarchiv.hu>). Le P.V. ne mentionne pas la question de la langue. Idem pour sa résolution du 14 mars sur l’amélioration du niveau des journaux d’entreprise.
  • [9]
    Les coauteurs signalent leur article paru dans le Magyar Nyelv?r [Le gardien de la langue hongrois] (n° 4-6, 1952) qui détaille les sources utilisées. Cette revue de référence a commencé à paraître en 1872.
  • [10]
    Un des sens donnés à jargon dans le dictionnaire de 1958 est yiddish ou judéo-allemand, le second sens étant jargon.
  • [11]
    L’expression Rohamosan [rapidement, formé à partir de roham, la charge, l’attaque] tágul [de tág, large] látókörünk [horizon intellectuel, qui associe kör, cercle et lát, voir] est intéressante car cette façon d’exprimer la rapidité en lien avec l’ouverture d’esprit semble un peu forcée.
  • [12]
    Donc dans un hebdomadaire [Trompette ou Clairon en français], contestataire paraissant avant la création du premier Parti socialiste en Hongrie.
  • [13]
    En 1955 des auteurs russes étudiant des États-Unis l’évolution de leur langue sous le communisme la résumaient à une addition : abréviations + politisation. Voir ?????? ??????? et ?????? ???????, ??????? ???? ??? ??????? [La langue russe sous les Soviets], ???-????/New York, [?. ?./sans éd.], 1955, cité par ?????? ???????????? ??????, ???????? ?????-?????? ???????, ??????????????? ??????????? (???????????. ????????. ????? I. ????????????? ? ???????? ??????????????? ???????????) [La soviétologie linguistique (Préface, introduction, Première partie, origine et évolution de la soviétologie linguistique], ????????????, 2009. Les trois éléments du début de l’ouvrage sont disponibles sur <http://www.philology.ru/linguistics2/budaev-chudinov-09.htm>, consulté le 31 août 2010.
  • [14]
    József Révai, déjà cité, dans Kulturális forradalmunk kérdései [Les questions de notre révolution culturelles], Budapest, Szikra, 1952, p. 38.
  • [15]
    Le dérivé hongrois de « fonctionnaire » a pris le sens de permanent politique ou syndical, même s’il peut aussi avoir le sens de l’original français.
  • [16]
    Quotidien des syndicats, il était plus accessible que celui du parti et très lu.
Français

En 1954, à Budapest, Iván Fónagy et Katalin Soltész publiaient A mozgalmi nyelvről (Sur la langue du mouvement ouvrier). En 2006, un an après le décès de Fónagy, paraissait son Dynamique et changement. Ce grand linguiste et sa collègue d’alors, dès 1954, avaient non seulement décrit les caractéristiques de la langue de bois des écrits et manifestations officielles, mais aussi montré comment elle viciait la communication au sein de la société de façon plus large. Ils en décrivaient des causes, en particulier l’inculture de nombre de dirigeants et l’usage si facile d’une langue appauvrie. Mais déjà en 1954 ils montraient dans un style d’une rare qualité comment ce phénomène dépassait le communisme hongrois. Cinquante ans plus tard, Fónagy revient sur la force d’attraction de certains types d’énoncés qui marque toujours notre communication sociale. Voici donc une pensée originale qui désenclave la réflexion sur la langue de bois, ou « langue de hêtre » en hongrois.

Mots-clés

  • langue du mouvement ouvrier
  • Hongrie
  • critique interne dans les pays socialistes
  • phonétique
  • évolution de la langue
  • Iván Fónagy
  • langue et pouvoir

Références bibliographiques

  • Fónagy, I., Soltész, K., A mozgalmi nyelvr?l [Sur la langue du mouvement ouvrier], Budapest, M?velt Nép Könyvkiadó, 1954.
  • Fónagy, I., Dynamique et changement, Louvain et Paris, Dudley, MA, Éditions Peeters, 2006.
Paul Gradvohl
Paul Gradvohl, maître de conférences en civilisation de l’Europe centrale à l’Université Nancy II, est membre du Cercle (Centre de recherche sur les cultures et littératures européennes, France - Europe centrale - Europe orientale), EA 4372. Historien spécialiste des relations internationales et de l’Europe centrale au xxe siècle, il travaille notamment sur la Hongrie et la Pologne dans une démarche d’histoire culturelle du politique. Il a collaboré à plusieurs ouvrages collectifs, dont le dernier, à paraître, est : Culture et identité en Europe centrale. Canons littéraires et visions de l’histoire (Institut d’études slaves de Paris et Université Masaryk de Brno, 2011).
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.3917/herm.058.0055
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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