« Imaginez-vous un beau matin où vous vous apercevez que les rhinocéros ont pris le pouvoir. Ils ont une morale de rhinocéros, une philosophie de rhinocéros, un univers rhinocérique. Le nouveau maître de la ville est un rhinocéros qui emploie les mêmes mots et cependant ce n’est pas la même langue. Les mots ont pour lui un autre sens. Comment s’entendre ? »
1Eugène Ionesco, en 1940, retourné en Roumanie où sévissait une dictature fasciste, avait éprouvé une frayeur en constatant, chez ses amis, une soudaine métamorphose : ils étaient devenus étrangers, ils étaient devenus rhinocéros. D’un seul coup, toute la personne était changée, en même temps que son langage, et on ne parlait plus un langage commun. De la même façon, une langue familière peut se métamorphoser ; elle est encore reconnaissable et pourtant méconnaissable. Telle est l’expérience qu’ont eue de leur langue maternelle ces témoins exceptionnels de l’idiome nazi que furent Dolf Sternberger et Victor Klemperer : c’était de l’allemand, mais ce n’était plus de l’allemand. D’où leur travail philologique – chez Sternberger, dans les gloses de Aus dem Wörterbuch des Unmenschen ; chez Klemperer, dans LTI [1] – consistant à observer et à analyser les phénomènes nouveaux, et ce, principalement afin de les désamorcer et de retrouver les conditions d’un bon langage.
2L’hypothèse qui sous-tend mon livre Le Pouvoir de la langue et la liberté de l’esprit. Essai sur la résistance au langage totalitaire (2007) est qu’il est possible d’élucider le phénomène « langue de bois » (propre au nazisme et au communisme) au moyen des outils intellectuels de la philologie, de la linguistique et de la philosophie du langage. Mais cette hypothèse s’accompagne d’une conviction : le phénomène en question oblige à réexaminer de fond en comble ce même outillage intellectuel, et donc à réinventer une linguistique qui soit à même d’en rendre compte. Car nous ne disposons à l’heure actuelle d’aucune théorie du langage capable de se confronter à de tels phénomènes, ni même de rendre compte de manière satisfaisante de la vie du langage en général.
3Le problème n’est d’ailleurs pas tant de décrire la langue de bois que de se demander : qu’est-ce qui se passe lorsque la langue devient « de bois », autrement dit lorsqu’elle se lignifie ? En quoi consiste cette lignification de la langue analogue à une pétrification [2] ? Avec cette exigence corrélative : comment contrecarrer ce processus, ou lui résister lorsqu’il est déjà engagé ?
Un modèle
4M’inspirant de modèles antérieurs (comme ceux de Karl Bühler et de Roman Jakobson), j’ai élaboré un modèle intégrant ce que j’appelle les composantes fondamentales du discours. Ce modèle est contenu de manière ramassée dans la phrase : « Quelqu’un dit quelque chose à quelqu’un à propos de quelque chose, avec les mots de la langue » (Dewitte, 2007, p. 243). Il y a un sujet parlant, un énoncé, un interlocuteur, la chose dont on parle (un référent), les ressources de la langue instituée. Ainsi apparaissent plusieurs axes : l’axe référentiel (du rapport entre les mots et les choses), l’axe interlocutionnel et l’axe institutionnel (du rapport entre la parole et la langue instituée).
5Chacune de ces composantes comporte une dimension d’altérité, car à chaque fois, le discours se rapporte à autre chose que lui-même, à un Autre. Car contrairement à ce que suppose la théorie de la communication courante, on ne doit pas considérer ces différentes relations comme des opérations allant de soi ; ce sont autant d’actes impliquant le franchissement d’une distance et dont la réussite n’est pas donnée d’avance. De chacune de ces composantes, on doit admettre qu’elle ne constitue pas une donnée positive, mais, pour reprendre l’expression de Paul Ricœur, qu’elle existe de manière constitutivement problématique, c’est-à-dire risquée (Ricœur, 2008, passim [3]).
6Or – telle est la thèse que je soutiens – c’est dans ce risque constitutif au langage lui-même que vient se loger la pathologie de la langue de bois. Lorsque la langue se lignifie, il n’y a plus de sujet présent à ses propres dires et susceptible d’assumer sa propre parole ; il n’y plus de référent auquel la parole se rapporte ; il n’y a plus d’interlocuteur véritable ni d’échange vivant entre les interlocuteurs ; il n’y a plus de va-et-vient entre les ressources de la langue et le discours. Ces différents traits de la lignification de la langue sont présents dans une proportion variée dans les cas concrets [4]. Mais ces éléments constitutifs ne doivent pas être compris non plus comme des conditions telles qu’un bon langage aurait lieu de manière assurée. Car l’acte de parole demeurera toujours un événement de liberté qui, en un sens, comme tout acte humain libre, se donne ses propres conditions de possibilité en défiant sa propre impossibilité.
7Ce modèle ayant été proposé, examinons quelques problèmes particuliers, en nous confrontant à des contre-exemples, afin de montrer la difficulté qu’il y a à cerner le phénomène de la langue de bois.
La merveille de la parole
8Pour caractériser la langue de bois, on avance souvent le trait suivant : elle a lieu lorsque « les mots ne collent pas aux choses » (Slawomir Mrozek). Cette phrase comporte une part de vérité, mais elle est insuffisante. En effet, le langage humain, dès qu’il existe, a précisément pour particularité de décoller, de décrocher du réel, de se mettre à distance pour le recréer. Une langue s’institue par la formation d’un système phonématique, d’un système lexical, d’un système grammatical qui ont pour particularité de former un tout fait de renvois internes (c’est la part de vérité du structuralisme) et de se détacher de la réalité brute. Il serait donc erroné d’imaginer comme remède une situation où les mots colleraient à nouveau aux choses, ou de supposer un état premier où les mots et les choses seraient proches au point de ne plus faire quasiment qu’un.
9Du reste, bien loin d’être un simple décollement, la langue de bois peut se décrire tout au contraire, pour une part importante de ses manifestations, comme la visée d’une adhésion pleine, où les mots et les choses semblent ne faire plus qu’un, comme un rabattement de la relation entre les mots et les choses (axe référentiel). Il s’agit moins d’un décollement que d’un collage quasiment hermétique (à l’image des deux hémisphères de l’expérience de Madgebourg). Cela peut se produire de deux manières opposées : soit lorsque l’on suppose un réel qui n’aurait plus besoin de mots pour être dit, soit lorsqu’on se met à envisager les mots comme étant de simples choses, à les réifier.
10Quoi qu’il en soit, si on admet que le langage s’institue en un décrochage premier par rapport au réel, comment concevoir alors la différence entre cet écart constitutif et un décollement devenu aberrant ? C’est un problème analogue qui se pose à propos de l’argent, autre invention humaine qui a bien des traits communs avec le langage. Car si on admet qu’il y a eu originairement une autonomisation de la monnaie et du numéraire par rapport à la réalité immédiate de la vie humaine, où se trouve alors le point où ce décollement devient une folie, où le contact avec le réel a été perdu, comme nous nous en sommes aperçus lors de la récente crise financière ? Une limite a été franchie, nous le sentons bien et nous en payons les frais. Mais où la situer au juste ? Ce ne peut pas être dans le décollement de la réalité, qui a lieu très tôt, mais seulement dans une péripétie ultérieure. Il est impossible pour y faire face de revenir à une immédiateté, à une pure et simple valeur d’usage, en-deçà de tout échange économique et symbolique. En matière de langage comme en matière d’argent, il faut renoncer à chercher une introuvable immédiateté comme seul remède au fatal décollement ; on doit assumer leur dimension médiatisée, impliquant la perte d’un rapport immédiat aux choses, tout en recherchant un critère de différenciation interne.
11Or, si l’on peut dire que le langage est par essence médiation, opposé à toute immédiateté, il existe heureusement aussi la parole humaine dont on peut dire qu’elle est la médiation de cette médiation, puisqu’elle a notamment pour fonction de jouer les intermédiaires entre la langue instituée et la réalité concrète. La parole vivante est une opération consistant à mettre en rapport les mots employés et les choses dont on parle. Certes, ils ne colleront jamais exactement les uns aux autres, puisque chaque langue a délimité, par un choix originaire, certains champs sémantiques ou certaines catégories grammaticales qui sont absents d’autres langues. Les mots et les choses existent dans des sphères de réalité séparées, mais le propre de la parole est précisément de les mettre en relation, et d’effectuer ainsi un travail d’incessante médiation. En revanche, il y aurait lignification – apparition d’une langue de bois – lorsque la parole cesse d’exercer ce rôle, ceci ayant notamment pour implication que la langue instituée et la langue parlée tendent à se confondre, à coller l’une à l’autre.
12Mais la parole ainsi comprise, comme médiation de la médiation, bien qu’elle soit une dimension inscrite constitutivement dans le langage, demeure toujours un acte concret, libre, contingent, risqué, qui peut avoir lieu ou non, et qui est effectué par des sujets humains, dans une situation privée et personnelle, ou bien publique et politique. Le langage a précisément, en tant que parole, pour caractéristique d’être ouvert à une réalité imprévisible, même s’il est aussi dans sa nature de fournir des instruments capables, en principe de nommer toute réalité possible (comme l’a écrit Wilhelm von Humboldt, de couvrir le « champ du pensable »). Le phénomène qui nous occupe, la lignification langagière, se produit lorsque disparaît ce va-et-vient entre la langue instituée et la réalité par le biais de la parole. On touche là au cœur même du langage : il ne fonctionne comme une parole vivante que si ont lieu des actes de discours qui sont certes tributaires des médiations et conventions propres à chaque langue, mais qui constituent aussi à chaque fois des événements de liberté qui, en tant que tels, sont non programmables.
Les ressources de la langue
13La langue de bois impose une manière de nommer la réalité, ce qui s’effectue en imposant l’emploi de certains vocables tout en en excluant d’autres, qu’on n’ose plus employer ou qu’on ne songe plus à utiliser, comme si on les avait oubliés. La langue se rétrécit et s’appauvrit. C’est l’une des raisons du succès d’une idéologie (Alain Besançon l’a maintes fois souligné) : chacun se met, sans s’en apercevoir, à adopter sa manière de nommer et donc de voir la réalité. D’où ce phénomène caractéristique : certains mots s’imposent comme obligatoires et cette obligation est intériorisée par chacun. Tout se passe comme si on n’avait plus qu’un seul vocable à sa disposition. Il semble impossible et exclu d’employer un autre mot pour dire la même chose. C’est un des aspects de la lignification : la disparition de la variabilité, de la dialectique du Même et de l’Autre. Victor Klemperer a noté dans LTI la propagation irrésistible de tels vocables qui imposent, à l’insu du locuteur, une certaine description de la réalité, et semblent annihiler tous les autres termes possibles contenus dans le trésor de la langue [5]. Des phénomènes analogues existent dans la langue courante, non idéologique, lorsque se propagent des « scies » ou des « tics » dus à des modes. On s’approche du point de lignification, même si on n’a pas encore affaire à une vraie langue de bois.
14C’est l’une des composantes du discours qui est ainsi atteinte : le rapport aux ressources de la langue, à son fonds qui contient plusieurs termes pour dire la même chose (Dewitte, 2007, p. 246-48). Résister à cette lignification, c’est se demander comment dire la même chose autrement (qui cesse par là d’être tout à fait « la même »). Par cette variation langagière, c’est aussi le rapport au réel qui se rouvre. L’une des définitions possibles de la langue de bois serait donc : une langue où la dialectique du Même et de l’Autre dans la parole est devenue impossible. Par là, on voit bien qu’en matière de langage, il est impossible d’isoler le pôle des mots et celui des choses. En rouvrant la langue à son Autre (en l’occurrence, les ressources de la langue), on rouvre aussi, corrélativement, un accès au réel. Le discours se lignifie lorsqu’on n’a plus qu’un seul mot à sa disposition pour dire la réalité ; il retrouve sa souplesse lorsque la parole redécouvre la diversité des vocables. Car c’est aussi la réalité qui se complexifie à nouveau.
Stéréotypes
15Soit aussi cet autre défi pour la pensée : où situer la différence entre l’usage des stéréotypes et la langue de bois ? C’est une autre évidence qui s’impose spontanément à l’esprit : la langue de bois se laisserait caractériser comme un assemblage de stéréotypes. Dans son roman 1984, Orwell nous y encourage dans ses descriptions du newspeak, présenté comme un assemblage de pièces rapportées. Et pourtant, une bonne part de la langue est faite de stéréotypes. D’où à nouveau ce défi pour la pensée : où se situe la différence entre un tel usage normal des stéréotypes et la langue de bois ?
16On peut la repérer dans une présence du sujet à ses énoncés et dans une capacité à les varier. La différence – c’est la thèse que j’avance – résiderait moins dans les énoncés eux-mêmes que dans le type de relation qu’on a avec eux, et dans une capacité à varier ses propres énoncés, ce que peut faire celui qui puise dans un fonds de proverbes en fonction de la situation. C’est là que pourrait bien se situer le point de lignification : là où une langue vivante devient une langue de bois. Il est possible d’avoir un usage relativement libre du langage tout en recourant principalement à des stéréotypes. Le point décisif est de savoir si le relation à l’altérité du réel, à l’altérité d’autrui a ou non été rompue, ainsi que la relation d’un sujet à ses propres dires (bref, se demander si les différentes composantes de la parole sont à l’œuvre ou non).
17Hannah Arendt, dans Eichmann à Jérusalem (1997), a observé, mi-horrifiée mi-amusée, comment le fonctionnaire nazi était prisonnier de ses énoncés stéréotypés, certains préexistants, d’autres comme forgés par lui-même et néanmoins figés. Mais il peut exister des situations où ne circulent que des stéréotypes, sans que l’on doive parler pour autant d’une langue de bois. Ainsi, lorsque des paysans communiquent entre eux en ne faisant pratiquement qu’énoncer des proverbes dans différentes situations. Si on peut affirmer que ce n’est pas une langue de bois, c’est dans la mesure où demeurent présentes et vivantes les principales composantes du discours : il y a un arrière-plan de réalité (un référent), une relation à autrui, une présence du sujet qui se rapporte à ces lieux communs, un certain fonds de la langue où on va puiser. Les composantes fondamentales de la parole ne sont pas atteintes comme elles le sont avec la langue de bois.
L’implication du sujet
18Il y a une autre caractéristique importante, qui concerne l’implication du sujet. La présence d’un sujet à ses propres dires est une composante essentielle d’une parole vivante. L’une des caractéristiques de la langue de bois est que c’est un discours qui, en vérité, n’est plus tenu par personne, qui circule, passe de lèvres en lèvres, devient omniprésent, mais sans qu’il n’y ait plus de sujet vivant, présent en chair et en os, pour l’énoncer. Orwell a bien observé ce phénomène, notamment dans sa description d’un orateur qui parle le duckspeak, la « canelangue » : « Ce n’était pas le cerveau de l’homme qui s’exprimait, c’était son larynx. La substance qui sortait de lui était faite de mots, mais ce n’était pas du langage dans le vrai sens du terme. » (Orwell, 1974, p. 82). Hannah Arendt avait perçu Eichmann à Jérusalem de la même façon. Et pourtant – nouveau défi pour la pensée – il existe dans les langues beaucoup de phrases impersonnelles et nominales où semble absent tout sujet. Relèvent-elles alors de la langue de bois ? Je ne le crois pas. Cela demanderait une longue analyse. Je me contenterai de dire ceci : la différence tient à ce qu’il peut y avoir la présence d’une subjectivité dans des énoncés sans sujet grammatical.
Idiomes spécialisés
19L’un des problèmes qui se posent – nouveau défi pour la pensée – est de savoir si la langue de bois est un cas particulier de langue scientifique ou bureaucratique. À nouveau, il faut se montrer prudent et nuancé. Car nul ne contestera qu’il est utile et légitime que se constituent, à l’intérieur de la langue commune, des idiomes spécialisés (juridique, logique, philosophique), lesquels apparaissent de prime abord au profane comme obscurs et opaques. Mais si on renonce à considérer que la langue de bois serait un cas particulier d’idiome spécialisé, où situer alors la ligne de partage entre une langue lignifiée et son bon usage vivant ?
20Une première différence est que, même si d’un point de vue extérieur l’idiome spécialisé peut apparaître comme hermétiquement clos et inaccessible aux profanes, sa raison d’être initiale est d’ouvrir à un réel : forger des concepts et nommer certains aspects de la réalité qui, sans eux, n’auraient pas de consistance. Le vocabulaire du droit fait exister une manière juridique d’envisager la réalité sociale. Donc, l’idiome spécialisé a un référent, même si celui-ci a besoin de cet idiome pour être nommé et compris (selon une structure circulaire que l’on retrouve constamment). Ceci a une portée générale, valant aussi pour la langue littéraire. Paul Ricœur a pu écrire qu’une œuvre littéraire avait un référent appelé « monde du texte », ou, mieux encore « monde de l’œuvre » [6] (ainsi le monde de Proust, auquel seule la lecture de La Recherche du temps perdu peut donner accès, et non pas une étude historique sur la société française au tournant du siècle). De même, l’idiome spécialisé ouvre à un certain monde : celui de la pensée juridique ou de la pensée logique.
21Une seconde différence est que l’idiome spécialisé reste en principe en contact avec la langue commune dans la mesure où peut s’effectuer un va-et-vient entre les deux sphères. Les spécialistes peuvent, jusqu’à un certain point, retraduire les termes et les énoncés de l’idiome dans la langue commune et surtout, initialement, il leur appartient de traduire les termes de l’expérience commune dans la conceptualité juridique. Un tel va-et-vient n’existe pas dans le fonctionnement de la langue de bois. En effet, la traduire dans la langue commune, ce n’est pas faire œuvre explicative et herméneutique, c’est effectuer un acte critique de dérision et de démystification qui démontre que les grands mots ne sont que des euphémismes dissimulant une réalité sordide. Traduits dans la langue commune, les vocables de la langue de bois révèlent leur mensonge.
22Ces deux points suffisent à indiquer la spécificité de la langue de bois propre aux régimes totalitaires : elle n’a plus de référent, elle n’ouvre plus à un monde, elle n’est plus prise dans une relation de dialogue avec autrui, ni de va-et-vient avec la langue commune. Sa raison d’être n’est pas d’ouvrir à une réalité spécifique, mais d’empêcher tout rapport à la réalité. Certes, même dans les sociétés libérales, la langue bureaucratique nécessaire au fonctionnement de l’État et du droit risque toujours de se lignifier. Il peut même exister des cas-limites où la ressemblance est grande, mais ce n’est pas une raison suffisante pour identifier ces deux phénomènes de nature différente.
Rigidité ou fluidité
23À nouveau, introduisons des nuances par rapport à certaines idées préconçues. La langue de bois est certes une langue devenue opaque, obscure, mais une analyse plus fine montre qu’elle est tout autant une langue qui se veut transparente, immédiatement saisissable. L’opposition de la transparence et de l’opacité (ou de l’obscurité) n’est pas un critère pertinent pour distinguer la langue de bois d’un bon discours (ce qui, il est vrai, met en question la pertinence absolue de l’idée de lignification). De même, on doit se garder de se référer à l’antithèse du vivant et du figé, surmonter une pente naturelle consistant à opposer antithétiquement le « vivant » (fluide) et le « figé » (mort). Le langage ne peut pas être conçu idéalement comme une pure fluidité que viendrait compromettre un élément figé (de la même façon que pour certains, comme Rousseau, les consonnes, facteurs de discontinuité, entament la belle fluidité vocalique) et un examen de la langue totalitaire montre qu’elle consiste notamment aussi dans la visée d’une fluidité absolue. Tout se passe comme si le newspeak génialement décrit par Orwell voulait occulter l’opacité de sa propre discursivité, le temps nécessaire à sa propre énonciation. C’est ce que j’ai appelé la « compulsion d’euphonie » (Dewitte 2007, p. 65-68).
24La vie concrète du langage se situe donc entre fluidité et rigidité, et la pure fluidité est tout aussi funeste que la fixité absolue. Cela confirme que d’autres modèles sont requis qu’un tel schéma antithétique : un modèle qui fasse droit au fait que le langage existe dans un entre-deux, dans une distance surmontée, mais jamais abolie une fois pour toutes.
Conclusion
25Résumons-nous. La langue de bois – ou plus exactement le phénomène de son apparition, ce que j’ai appelé la lignification de la langue – peut se produire de différentes façons. Mais d’une manière ou d’une autre, c’est l’ensemble des composantes fondamentales du discours qui est atteint (comme on parle d’une atteinte des fonctions cérébrales à propos de l’aphasie). Il se produit un bouclage sur soi qui concerne à la fois le rapport au réel (référent), l’interlocution, le rapport à la langue, le rapport au sujet à son discours, le rapport aux ressources de la langue. Dans certains cas particuliers, il est difficile de décider si on a affaire ou non à un usage qui mérite l’appellation de « langue de bois », car il existe, dans la langue normale, des phénomènes qui en sont proches (stéréotypes, discours impersonnel, etc.). Il convient donc à la fois d’élaborer un modèle et des critères généraux et d’être attentif à la particularité des phénomènes concrets, mais sans perdre de vue pour autant le phénomène spécifique de la langue de bois qui constitue une rupture radicale.
Notes
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[1]
J’ai consacré à ces deux grands témoins-penseurs de la langue de bois nazie deux chapitres de mon livre sur le langage totalitaire : « Langage et inhumain. Sur le Dictionnaire de l’inhumain de Dolf Sternberger » (Dewitte, 2007, p. 95-143) ; « La langue brune et le balancier : LTI de Victor Klemperer » (Dewitte, 2007, p. 145-198).
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[2]
J e file donc la métaphore contenue dans la formule « langue de bois » qui, on le sait, a été forgée d’abord en polonais.
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[3]
J’ai constaté avec plaisir que Dominique Wolton (2009) rejoignait indirectement le propos de Ricœur, en soulignant que la communication, par opposition à l’information, était « le résultat d’un processus fragile de négociation » (p. 136) et donc, avait quelque chose de problématique, de non assuré d’avance.
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[4]
Il y a une question que j’aimerais bien pouvoir poser un jour à ceux qui en ont eu l’expérience. La lecture quotidienne du journal du Parti, cet exercice obligatoire de survie dans les régimes communistes, se faisait-elle solitairement ou collectivement ? Est-ce que chaque apparatchik lisait la Pravda seul à son bureau, afin de la décrypter et de lire entre les lignes les imperceptibles signes de changement du pouvoir ? Ou est-ce que cette lecture se faisait à plusieurs, comme une découverte commune, accompagnée d’un commentaire ? J’incline à retenir la première hypothèse, car une lecture à plusieurs aurait pris une dimension herméneutique et critique et elle aurait été l’amorce d’un espace public.
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[5]
Voir Dewitte, 2007, p. 187 et s. (« Fanatique : la résistible ascension d’un vocable »).
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[6]
« Ouvrir sur le dehors la notion de mise en intrigue […], c’est […] suivre le mouvement de transcendance par lequel toute œuvre de fiction, qu’elle soit verbale ou plastique, narrative ou lyrique, projette hors d’elle-même un monde qu’on peut appeler le monde de l’œuvre » (Ricœur 1984, p. 14).