1Il est un usage convenu, dans les sciences humaines, qui consiste à s’interroger sur le moment et le lieu où une pratique sociale s’est trouvée constituée en objet d’analyse. Pour la langue de bois, la généalogie de cette constitution dans le temps et l’espace a été retracée par Christian Delporte dans Une Histoire de la langue de bois (2009), sans dissiper le mystère qui enveloppe l’origine de cette expression. Même si celle-ci n’y est pas employée, nul doute cependant que 1984 de George Orwell (1948) peut faire figure d’ouvrage primordial pour la mise en question – sinon l’étude – de ce que l’on considère comme le fondement du langage totalitaire. En France, La Langue de bois (1987) de Françoise Thom avait été le premier jalon d’une investigation à laquelle Christian Delporte a donné un terme provisoire avec son livre encore récent. D’un ouvrage à l’autre, le concept, au départ globalement assimilé à la sovietlangue, s’est enrichi de multiples variations, y compris, et surtout pourrait-on dire, démocratiques, jusqu’à s’universaliser. La « langue de bois » n’en reste pas moins marquée par son emploi essentiellement politique, et en tension permanente avec un « langage naturel » dont elle représente l’antonyme. C’est précisément à cette singularité que l’on s’attachera ici pour tenter de l’atténuer, en soulignant les rapports que la langue de bois entretient avec les pratiques langagières ordinaires, et en rappelant les conséquences inhérentes à la nature « tropologique » du langage.
Racines rhétoriques
2« Un antilangage » : dans la conclusion ainsi intitulée de sa brillante étude, Françoise Thom explique qu’il lui fallait « à tout prix rester à l’extérieur de ce système de pensée automatique, de parole machinale qui hypnotise l’esprit et paralyse la raison » (1987, p. 211). Aussi, a-t-elle cherché le soutien de « disciplines augustes » – grammaire, rhétorique, histoire, philosophie – « pour rendre intelligible ce produit minable de l’idéologie qu’est la langue de bois ». Position salutaire adoptée à une époque où l’idéologie gouvernant l’empire soviétique rayonnait encore, mais qui trahit bien la crainte d’une contamination effectivement menaçante. Position d’extériorité qui, sans égard à la neutralité axiologique, permet de diaboliser un mode de communication écrit et verbal à l’origine duquel était placée l’invasion, dans la Russie du xixe siècle, d’un jargon philosophique : un « bric-à-brac de notions hegeliennes », avait détaché les mots des réalités pour valoriser la praxis. Mentalement, une frontière spatiale et politique était tracée, en même temps que, sur le plan historique, une réponse négative était donnée à la question de savoir si le discours des révolutionnaires français pouvait s’apparenter à une « langue de bois ».
3Une vingtaine d’années plus tard, la langue de bois a traversé les frontières et, dans la rétrospective de Christian Delporte, elle commence en France avec le fanatisme révolutionnaire, « la Terreur et les mots ». Une fois de plus, en ce domaine comme en tant d’autres, on observera que la Révolution française fait écran. Il en va de même pour la sovietlangue, avec le traitement caricatural auquel elle se prête aisément, et qui, en autorisant à la qualifier de « produit minable », dispense de se mettre en quête des raisons de son emprise.
4L’inscription de la langue de bois dans une histoire de la rhétorique devrait permettre de réduire sa singularité, en mettant en lumière les dispositions de la langue naturelle qu’elle utilise et radicalise. Cette inscription ne se limite pas à la remontée aux origines d’une manipulation de la parole, telle qu’elle a été pratiquée et analysée dans l’Antiquité. Il est entendu qu’un débat de longue portée est ouvert avec le Gorgias (ou) Sur la rhétorique de Platon. Celle-ci est-elle l’art de parler droit qui se confond avec l’enseignement ou un art de faire croire ? Procure-t-elle, par le moyen des seuls discours sur le juste et l’injuste, liberté et pouvoir à celui qui en use, ou doit-elle être rangée parmi les artifices de la flatterie ? On sait le parti que prend Socrate entre la puissance de l’orateur et la sagesse du philosophe. On sait aussi la condamnation, prononcée par Platon, des sophistes et de la sophistique.
5Ces enjeux sont dépassés par Aristote qui assigne à la rhétorique sa vraie place – l’exercice de la parole publique – par rapport à la philosophie, en codifiant les moments de son effectivité, à savoir la conception (invention), le plan (disposition), la mise en style et la prononciation (élocution, action). En fait, des acceptions différentes rendent polémique ledit exercice. D’un côté, il s’agit d’un art de « bien dire », de style « figuré », de figures donc parmi lesquelles les métaphores jouent un rôle essentiel ; de l’autre, on met l’accent sur la technique de persuasion, le procédé systématique, l’argument produit. Associant qualité du style et solidité de l’argumentation, la rhétorique idéalement conçue est, en définitive, l’art de persuader par le discours… que j’ai raison et que l’autre a tort.
6On passera sur la dérive qui consiste à sacrifier à l’art du discours la vérité ou la sincérité, pratique qui est le propre du rhéteur communément dénoncé. On s’appliquera plutôt à repérer les affinités que tout énoncé rhétorique présente avec la langue de bois, en suivant Olivier Reboul (1989) dans son entreprise d’identification des caractères originaux d’une telle production. D’abord l’exclusion de la paraphrase : son contenu sommaire, intangible, affectivement chargé, est inséparable de sa forme ; le message rhétorique « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts » ne peut être remplacé par un autre. Ensuite la fermeture, par la prise de pouvoir sur les choses dont on parle, n’appelant de réplique qu’au moyen d’autres énoncés rhétoriques. Enfin le transfert, autant affectif qu’intellectuel, des croyances de l’auditeur sur un sujet donné. L’efficacité du message tenant finalement à la mobilisation qu’il opère de croyances où crainte et désir se mêlent, leur utilisation servira à faire admettre les conclusions que l’on veut imposer. L’énoncé rhétorique étant partial et polémique, souvent grevé de mauvaise foi, O. Reboul conclut qu’en l’absence de place pour un « véritable » débat, la rhétorique « se dégrade en discours mensonger, à la limite en langue de bois, caricature de la vraie rhétorique » (p. 2277).
7L’Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne (1999), ouvrage collectif que Marc Fumaroli a dirigé, montre les disqualifications et réhabilitations successives dont la rhétorique a été l’objet. À la fin du Moyen Âge, les désordres « avaient fait la preuve que la science scolastique, séparée de l’expérience commune, des res humanae, n’était pas à même d’autoriser la religio qui aurait dû maintenir ensemble le corpus de la république chrétienne » (p. 1286) ; il fallait rétablir le lien entre raison et sens commun, sagesse et pathos. Dans un de ses premiers grands livres, L’Âge de l’éloquence (1980), Fumaroli a balisé les deux voies qu’a alors empruntées la renaissance du genre : d’une part, la rhétorique jésuite des « peintures », par excellence orale, d’autre part, la rhétorique des « citations » de l’humanisme érudit gallican fondé sur un retour aux sources écrites du droit romain.
8La première fait appel à l’imagination « pour rendre imaginable l’inimaginable et vraisemblable l’invraisemblable » (p. 679) ; elle s’expose à corrompre le sens du réel aussi bien que le sens du spirituel « dans une même flottante féerie » ; la question de la vérité lui est étrangère, puisqu’il ne s’agit pas de connaître mais de croire. La seconde, qui fait du jugement la faculté maîtresse, « ne peut qu’être impitoyable et tranchante envers les faussaires et les prévaricateurs de la Parole » (p. 686). Sans doute, l’éloquence sacrée comme l’éloquence parlementaire n’ont-elles guère leur place dans le répertoire des thèmes étudiés par les sciences de la communication, mais il ne serait pas sans intérêt d’établir quelques rapports entre l’« audiovisuel jésuite » des tableaux et peintures, le transfert de l’évidence sensible à la Présence réelle effectué par les jésuites rhéteurs, l’exploitation des ressources métaphoriques par ces « techniciens des images », et le fonctionnement des modernes médias. De part et d’autre, on se contente de faire allusion au vrai par ses reflets dans le monde des vraisemblances.
9De même que la fin du xve siècle a été marquée par la renaissance de la rhétorique, la seconde moitié du xxe l’a été par un rhetorical turn qu’illustre parfaitement, après le Traité de l’argumentation (1958, avec L. Obrechts-Tyteca), L’Empire rhétorique – Rhétorique et argumentation (1977) de Chaïm Perelman. On connaît la thèse développée : en rupture avec la conception antique de la rhétorique comme art d’argumenter pour obtenir ou accroître l’adhésion ou l’assentiment d’autrui, la conception moderne la ravale au « bien parler » et à l’« écriture fleurie », en ramenant tous les modes de preuve à la démonstration par réduction du raisonnement à l’administration de la preuve. D’où la proposition d’une nouvelle rhétorique définie comme art du dialogue, non démonstratif ni coercitif. À l’origine du mouvement antérieur de dévalorisation, Perelman distingue l’empreinte du cartésianisme au regard duquel toutes les vérités sont soit évidentes, soit démontrées. Le discours de la raison, dominé par une pensée calculatrice, implacablement déroulé, indifférent aux opinions des individus auxquels il s’adresse, est monologique et contraignant.
10Certes, l’objectif cartésien rejoint la visée socratique dans la volonté de soustraire le discours à l’argument d’autorité. Mais on n’oubliera pas la place qu’occupent le dialogue chez Platon et la dialectique chez Aristote. Parallèlement à Perelman, d’autres penseurs ont vu dans le cartésianisme une philosophie anti-humaniste qui, résume Fumaroli (1999), réintroduit la dictature sans visage de la vérité métaphysique en l’associant à l’autorité toute neuve de la nouvelle science physique. Rapportée à cette rétrospective, la langue de bois peut être considérée comme radicalisation – et perversion – d’un processus qui convertit la vérité recherchée en certitude imposée. Ainsi que l’écrit encore Fumaroli, « le crédit excessif accordé à la logique et à la sorte de vérité contraignante dont on la croyait susceptible a eu des conséquences imprévues. Les idéologies du xxe siècle se sont emparées de ce crédit pour régler les affaires humaines selon la contrainte de leur propre “vérité” déduite logiquement de quelques axiomes eux-mêmes érigés en objet de foi et d’adhésion passionnée » (p. 1284).
Ramures métaphoriques
11On doit à Antoine Compagnon (1999) d’avoir mis au jour les enjeux du débat sur la rhétorique, et les raisons de son élimination de l’enseignement en France sous la Troisième république. Son étude nous permet de saisir les effets pervers et paradoxaux de cette proscription, prescrite au nom des exigences de la culture « scientifique », sur la compréhension de la fonction et du fonctionnement de la langue de bois. Dans le domaine de la culture « littéraire », sur fond de valorisation des connaissances positives et de disqualification des exercices formels, Gustave Lanson a entrepris de substituer l’« explication de texte », enchâssée dans une histoire de la littérature, à la rhétorique seulement vouée à développer l’aptitude oratoire et à polir le goût. Bien avant que Paul Valéry n’observe que « la bibliographie et les fiches ont remplacé, dans la forme parasitaire d’existence qui est celle des universités, la rhétorique et les locutions d’autrefois » (Cahiers II, p. 1555), Ferdinand Brunetière avait signalé la coïncidence de l’abandon de la rhétorique avec la séparation croissante de la littérature et du public. Contre la recherche de l’originalité à tout prix, il faisait l’éloge de la banalité et défendait le « lieu commun » dont l’universalité était soulignée. Son apologie de la rhétorique ne devait pas entamer la détermination des élites universitaires à en finir avec la frivolité bavarde et vaniteuse du « spectacle oratoire », sans voir que la rhétorique est la condition de tous les discours.
12Le démantèlement du positivisme et la dissipation des illusions scientistes, la mise en question de l’objectivité scientifique comme l’ébranlement de la subjectivité fondatrice, mais aussi l’avènement puis l’extension de nouveaux modes de communication faisant primer l’oral sur l’écrit, ont conduit à une réhabilitation de la rhétorique. On est entré dans un nouveau régime discursif, qualifié par A. Compagnon de « rhétoricité générale », au sein duquel la notion de vérité le cède à celle de vraisemblance. Cependant, remarque-t-il, si tout discours est rhétorique, si l’objectivité est le produit illusoire d’une stratégie rhétorique, « alors les discours ne sont plus mesurables en terme d’adéquation, mais de force persuasive ». Le texte de Nietzsche (Vérité et mensonge au sens extra-moral, 1873) qu’il cite, développe une analyse du langage en termes de pouvoir et définit la vérité comme produit du rapport figuratif avec les choses : « Qu’est-ce donc que la vérité ? Une multitude de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes. […] Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores usées qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur effigie » (Compagnon, 1999, p. 1264).
13Ainsi rapprochée des figures de rhétorique, la langue de bois perd de son « inquiétante étrangeté ». Elle-même appréhendée sur le mode métaphorique, la pratique langagière qu’elle désigne se détache, sans être d’aucune façon « naturalisée », de la polarisation manichéenne où elle s’est installée – mais qu’une critique radicale n’a pas à redoubler. En fait, cette langue exploite des dispositions naturelles et accentue des tendances plus ou moins anciennes. Rappeler que la parole est un moyen de cacher sa pensée est une évidence, de même que dissimuler ce que l’on est et simuler ce qu’on n’est pas sont des impératifs catégoriques de la vie en société. Sensiblement moins banal apparaît le repérage, dans la pensée des Lumières, d’un changement de signe du concept : de descriptif, il devient prospectif.
14Ainsi que Reinhart Koselleck l’a bien vu, la fonction du concept est désormais moins de nous faire connaître ce qui existe que de nous acheminer vers ce qui n’est pas – en l’occurrence, et au xviiie siècle, la cité des nuées fantasmée par les philosophes, puis, au xixe siècle, la société sans classe du socialisme scientifique –, dans une perspective autre que ne le proposait la pensée utopique répudiée par Marx. La propension de l’esprit humain à produire des métaphores dont s’alimente la communication sociale se manifeste enfin dans la langue de bois. Parmi les identifiants de celle-ci, présentés en nombre par Christian Delporte au seuil de son ouvrage, figurent les « mots creux » de la propagande, les « phrases figées » de l’idéologie et, pêle-mêle, clichés, lieux communs, tautologie, euphémismes, mots fétiches, termes abstraits, formules toutes faites, expressions stéréotypées, comparaisons vagues, fausses évidences, langage codé. Les « métaphores vides de sens » ne sont pas oubliées dans l’inventaire des « ressources de la langue de bois (qui) sont inépuisables pour cacher en feignant de montrer » (Delporte, 2009, p. 10).
15On peut se demander si les « métaphores vides de sens », comme quelques autres expressions et vocables précédemment cités, ne font pas elles-mêmes partie des expressions stéréotypées automatiquement reproduites. « Rats visqueux » et « vipères lubriques », ces métaphores constituant les ennemis de classe en figures de répulsion, à la haute époque de la Russie soviétisée, ne sont pas vides de sens : elles en sont plutôt saturées. Françoise Thom met à juste titre l’accent sur la « métaphore de l’organisme » et la place qu’elle occupe dans la langue de bois. Mais analogiques, iconiques ou illustratives, ces figures d’expression trouvent aussi dans le mécanisme, le sociologisme, l’économisme, la dramaturgie théâtrale, notamment, des éléments de transfert comparables à ceux que lui fournit l’organicisme.
16Hans Blumenberg (1960) et Max Black (1962) ont nettement dégagé la fonction cognitive assumée par les métaphores dans l’appréhension du réel, la traduction des pensées, l’édification du savoir. Ils ont renouvelé la réflexion sur le rôle de l’imagination créatrice, l’image et le travail du concept, les processus et les modalités de la métaphorisation, en indiquant l’utilité d’un relevé des topoi métaphoriques véhiculés par le langage ordinaire et le discours savant. La portée heuristique des processus en question, avec les rapports qu’entretiennent métaphorisation et modélisation, a essentiellement retenu leur attention. Dans le domaine des sciences sociales, singulièrement en sociologie, la fécondité des interactions opérées par la métaphore entre ce qui cache et ce qui révèle a été démontrée par Giovanni Busino (2003).
17« Ressource cognitive », comme la présentent les savants spécialistes, la métaphore qui masque et montre à la fois peut également brouiller et bloquer la représentation du réel. La pyramide, l’échelle, le tissu, les couches, les cadres, les marges, les frontières, termes auxquels le « social » est accolé, mais aussi la pâte urbaine, les gisements ou les bassins d’emploi, la trop fameuse fracture sociale, etc., sont des métaphores courantes que charrie une langue où la fonction substitutive, seule exercée, réduit à peu de choses, voire à néant, leur teneur « cognitive » (encore en est-il des myriades d’autres, beaucoup moins innocentes, qui s’inscrivent au registre d’un imaginaire régressif). Essentialisées, elles tapissent la vision du monde où la forme devient substance.
18Dira-t-on de la société que de pyramidale elle est devenue réticulaire ? Aussitôt l’image du réseau se déploie dans une illusoire horizontalité qui masque la hiérarchie qui le structure, comme elle structure les configurations réticulaires diverses et variées dont toute société est formée. Pyramide ou réseau, il importe peu ici. « Les façons de parler figurées, observait Du Marsais (Des Tropes, 1730), sont si ordinaires qu’on ne s’aperçoit même pas de la figure. » Quand on parle, ajoutait-il, « le nom de l’idée accessoire est souvent plus présent à l’imagination que le nom de l’idée principale ». D’où son éloge du signe transparent : on ne devrait plus « regarder les mots que comme des signes auxquels on ne s’arrête que pour aller droit à ce qu’ils signifient ». Mais le trope, figure par laquelle on fait prendre à un mot une signification qui n’est précisément pas la sienne, a conservé sa toute-puissance – qui s’affirme dans la langue de bois.
19Pas plus qu’il n’est ainsi possible d’évacuer de la communication verbale, les métaphores, et aussi les clichés et stéréotypes qui fournissent à la langue de « bois » quelques-unes de ses essences les plus dures, il ne l’est, en définitive, de tenir cette langue pour un mode d’expression qui ne survivra pas à l’entreprise de désidéologisation engagée depuis trois décennies. « Même aujourd’hui, écrivait Marc Fumaroli, où l’on nous annonce que l’heure a sonné de la fin des idéologies, la parcellarisation des langues de bois et des langues techniques, reflétée mais non réfléchie, par la communication médiatique, rend difficile ou vaine la conversation du forum que Jürgen Habermas appelle l’espace public démocratique » (Fumaroli, 1999, p. 1288). La validité de ce constat reste entière. Sur n’importe quelle question de quelque importance, l’appel à l’ouverture d’un « vrai » débat, ou d’un débat « véritable », sonne faux. Le critère de la « vérité » n’est plus sa valeur universelle, mais sa conformité au politiquement correct, comme hier et encore aujourd’hui, a l’esprit de la classe ou de la nation, c’est-à-dire à son utilité sociale ou nationale (cf. Alexandre Koyré, 1943).
20Au reste, Karl-Otto Appel (1987) a bien tracé les limites d’une éthique de la discussion, ordonnée à une « rationalité consensuelle et communicationnelle », qui nous épargnerait la langue de bois. Application de la rationalité instrumentale aux interactions humaines et à la communication, la « rationalité stratégique », qui caractérise l’auto-affirmation et l’auto-réalisation des individus et des systèmes collectifs, prime toujours. Plus banalement, on observera qu’il s’agit désormais moins de convaincre autrui, en l’amenant rationnellement à reconnaître la vérité d’une proposition, que de le persuader, c’est-à-dire d’obtenir sa créance par des voies autant émotionnelles qu’intellectuelles. À cette dernière fin, la langue de bois est parfaitement ajustée.
Conclusion
21On redira pour terminer l’immense étendue de l’empire de la langue de bois. Ses territoires, et « possessions » où s’exerce son emprise, vont de La Fausse Parole (1953) d’Armand Robin – extraordinaire analyse de la propagande soviétique – au classique Jargon des sciences (1966) d’Etiemble. C’est un monde sans frontières à l’extérieur duquel on ne peut pas toujours demeurer. On en conjurera les maléfices, moins par des imprécations qui nous en font encore ses citoyens, que par la reprise du Dictionnaire des idées reçues, ouvrage établi par Flaubert contre les dogmes, les systèmes, les certitudes et toutes les machines à déraisonner. On rappellera qu’il ne s’agissait nullement, pour son auteur, d’un traité destiné à détruire les préjugés. Le livre devait être fait de telle manière que « le lecteur ne sache pas si on se fout de lui, oui ou non » (Lettre à L. Bouilhet, 4 septembre 1850). Point donc de dedans ni de dehors, d’intelligence ici et là d’idiotie : « La bêtise, disait Flaubert, n’est pas d’un côté, et l’esprit de l’autre. C’est comme le vice et la vertu. Malin qui les distingue. »