CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Christian Delporte, Une histoire de la langue de bois – De Lénine à Sarkozy, Paris, Flammarion, 2009, 356 p.

1Ordinairement traitée comme un langage au service d’une idéologie, la langue de bois associe d’emblée péjoration, pétrification et perversion. Dans son acception commune, elle est celle que parlaient les dirigeants soviétiques et que reproduisaient les rédacteurs de la Pravda. L’intérêt majeur d’Une histoire de la langue de bois de Christian Delporte est d’en renouveler l’analyse, à partir d’une définition qui en précise la nature, le sens et la fonction, au moyen d’illustrations empruntées à un corpus documentaire d’une grande étendue.

2« Ensemble de procédés qui, par les artifices déployés, visent à dissimuler la pensée de celui qui y recourt pour mieux influencer et contrôler celle des autres », ce système d’expression de discours convenus dispose d’inépuisables ressources qui permettent de masquer en feignant de montrer. Il n’est pas l’apanage des régimes totalitaires, du bloc soviétique notamment où les phrases figées de l’idéologie et les mots creux de la propagande se sont enroulés autour d’une langue glaciaire : la manipulation des faits et la reconstruction du réel sont à l’œuvre dans les sociétés démocratiques et à l’aide du même l’instrument, mais plus subtilement. Deux modèles de langue de bois sont ainsi distingués : l’un, totalitaire, où elle est « un pur instrument de contrôle de la pensée et un levier au service de l’hégémonie du groupe dominant » ; l’autre, « en situation démocratique », qui en fait « un instrument de contrôle de sa propre pensée pour ménager son auditoire ». Les voies complexes qu’elle emprunte alors et les précautions d’emploi qu’elle impose sont indiquées au terme d’une vaste enquête historique.

3Cette enquête est circonscrite à la « modernité », étant sommairement posé que la pratique de la langue de bois moderne est contemporaine du règne de l’opinion publique et de l’avènement des masses. Elle s’ouvre sur la Révolution française, la Terreur et les mots, pour suivre ensuite la promotion de la phraséologie sous la Troisième République – « la république des verbomanes » – et traiter enfin des deux langues totalitaires, la sovietlangue et la nazilangue. Les traits originaux de ces dernières, tels que les ont respectivement repérés G. Orwell et V. Klemperer, sont ici rappelés. D’un genre classique relève aussi le « bourrage de crâne », dont C. Delporte fournit d’abondants échantillons, « de Napoléon à Bush ». Les multiples exemples cités attestent l’universalité de la langue de bois – du « tac-tac » cubain, avec ses mots qui frappent, aux maximes sacrées du président Mao, en passant par les « paroles de chefs » africains.

4La nouveauté est sa diffusion accélérée dans les pays démocratiques, singulièrement la France, où il est désormais entendu qu’elle est celle pratiquée par les hommes politiques « pour délivrer des vérités partielles et partiales ». Débattre en démocratie consistera dès lors à opposer, en pleine connivence, fausses évidences, formules toutes faites et mots fétiches qui sont quelques-uns des artifices caractéristiques de la langue de bois. Celle-ci n’est plus comprimée par des mâchoires d’acier ; elle sort de bouches de velours. Détachée de la propagande lourdement martelée, elle se délie en quelque sorte jusqu’à se dénoncer et à se dénier elle-même au nom du « parler vrai ». La promesse d’arrêter la langue de bois aura ainsi pour principal effet de l’articuler autrement, en donnant l’assurance d’exposer « loyalement », « honnêtement », « sincèrement » les faits, sans égard aux « tabous », aux « conformismes », aux « idées préconçues », mais avec le même art consommé de l’esquive ou de la réponse stéréotypée.

5« Novlangues ? Pas mortes ! ». Après avoir montré, dans une suite de chapitres consacrés à la langue de bois républicaine et à ses virtuoses de gauche comme de droite, comment s’ajuste et s’adapte aux exigences de la communication médiatique ce mode d’expression, C. Delporte s’interroge sur le déploiement des nouveaux dispositifs langagiers que sont le « politiquement correct », la « langue du marché » ou l’« eurolangue ». Il y voit les supports de novlangues qui fondent et qui forgent un régime de pensée et une vision du monde. Il les examine dans leur fonctionnement, leur fonction d’intégration, leur spécificité surtout, comme précédemment d’autres variétés de langues de bois, telle l’« énalangue » qui est moins un jargon technocratique qu’« une manière d’aborder et d’exprimer des questions, nourrie des précautions oratoires d’une langue diplomatique rénovée, alimentée de périphrases, enrichie de mots dont la seule vocation est de masquer la réalité des choses ».

6Les procédés classiquement utilisés dans cette entreprise générale de masquage se sophistiquent de plus en plus. Leurs usages se diversifient aussi. Ainsi, en démocratie médiatique, la langue de bois permet de se prémunir d’un dérapage verbal qui menace d’être dommageable, à tel point que l’on peut se demander si « la langue de bois ne serait pas l’aveu de la peur et de l’impuissance politique ». Elle se présente donc, à bien des égards, comme inévitable, d’emploi permanent, quasi normalisée, mais mal identifiable : la culture ambiante du naturel, de la spontanéité, d’une apparente sincérité rend « difficilement décelable une langue de bois bien réelle », devenue « un lieu commun » – et que tout le monde parle. Elle est, en définitive, « une composante de l’échange ordinaire qui caractérise les relations sociales ».

7Cette étude historique se veut une « histoire pratique ». Un tableau fournit les éléments de discours disponibles pour des milliers de combinaisons ; un autre enchaîne affirmation, constat et portée ; un troisième fournit des échantillons de novlangues avec leur traduction. On a bien compris qu’il s’agit essentiellement ici des « stratégies idéologiques » et des « tactiques politiques » mises en œuvre dans le monde moderne. Une préhistoire de la langue de bois contemporaine ne serait cependant pas inutile à évoquer, autrement qu’en dix lignes qui suggèrent que l’on pourrait en chercher les origines « en remontant à l’Antiquité grecque puis romaine ». Elle permettrait de suivre les déplacements opérés dans les rapports qu’entretiennent vérité et efficacité. Dans la mesure où « ce livre est aussi une contribution à l’histoire du mensonge », il conviendrait de l’enrichir avec les Réflexions sur le mensonge (1943, nlle éd. 1996) d’Alexandre Koyré et les reportages adressés au Petit Journal, en 1917-1918, par Albert Londres « contre le bourrage de crâne ». Ce n’est là qu’une observation latérale. Après l’ouvrage pionnier de Françoise Thom et quelques travaux, dont ceux de François-Bernard Huygue sur La Langue de coton (1991), la présente histoire de la langue de bois constitue un apport essentiel à la connaissance d’un mode d’expression qui ne laisse pas de surprendre par son actualité, sa vitalité et sa paradoxale plasticité.

8Bernard Valade

9Université Paris V - Sorbonne

10Courriel : <berval@paris5.sorbonne.fr>

Laurent Petit, Ressources numériques pour l’enseignement supérieur. Le cas de l’université en ligne, Paris, Hermès-Lavoisier, coll. « Systèmes de formation et d’enseignement », 2009, 280 p.

11Le livre de Laurent Petit est tout à la fois modeste et ambitieux, important en tout état de cause. Modeste car il prend pour objet d’études les ressources pédagogiques qui, numériques ou non, ont toujours plus intéressé ceux qui les avaient fabriquées que ceux pour qui elles étaient faites ! Ambitieux, car à travers une analyse minutieuse et originale glissant du niveau micro (ce qui apparaît sur les écrans d’ordinateurs) à une échelle méso (les conditions de production et les usages imaginés par les concepteurs) pour en arriver au niveau macro des logiques économiques et sociales, il tente de cerner les vastes enjeux de l’introduction du numérique dans l’enseignement supérieur. Livre important en effet, car tournant le dos aux discours récurrents sur les supposés bienfaits (ou méfaits) des technologies d’information et de communication pour l’éducation, il décrit, analyse et propose des pistes d’interprétation de phénomènes complexes qui sont « la marque d’une déstabilisation de l’appareil éducatif » et d’un nécessaire rapprochement entre le champ de l’éducation et celui de la communication, notamment en référence aux travaux antérieurs sur les industries culturelles et les tendances à l’industrialisation de la formation.

12Les ressources en question, définies par opposition au dispositif qui lui renvoie à « tout ce qui est mobilisé pour qu’un enseignement puisse se dérouler », sont des supports numériques empruntés à un cas précis, celui du « Premier cycle sur mesure – université en ligne » (PCSM-UEL) dans l’enseignement scientifique universitaire français. Cas suffisamment représentatif pour avoir fait l’objet de nombreux travaux et notamment d’un ouvrage collectif auquel avait déjà participé l’auteur (G. Jacquinot-Delaunay et E. Fichez dir., L’Université et les TIC : chronique d’une innovation annoncée, De Boeck, 2008), qui analysait des terrains, des usages et des expérimentations, mais auquel manquait ce centrage sur les ressources « qui semblent devenues un enjeu stratégique pour de multiples acteurs : enseignants, politiques, éditeurs, documentalistes », comme nous le verrons.

13Mais comment faire parler les ressources numériques elles-mêmes ? Et ce, en échappant au principe d’immanence si souvent reproché à la tradition des analyses sémiologiques des supports audiovisuels classiques ? Par une méthode originale qui associe à l’étude de la scénographie des 47 modules d’enseignement (liste donnée en annexe), l’analyse fine des marques visibles à l’écran – soit l’« énonciation éditoriale » – en distinguant les trois dimensions de l’induit (les « écrits d’écran ») du prescrit (les consignes) et du possible (les actions) – car on est dans un contexte de supports plus ou moins interactifs – à chacun des trois niveaux de l’UEL, du module et de l’intermodulaire (p. 50 et 150). Ainsi sont mises en évidence, au-delà du caractère « inabouti » de cette production collective, des « discordances » permettant d’identifier divers types de module, voire les tendances des filiations pédagogiques théoriques qu’elles illustrent (niveau micro), mais aussi différentes stratégies d’acteurs (niveau méso) : qu’il s’agisse de leur type d’implication dans le processus de production ou de la place qu’ils assignent à l’utilisateur potentiel. Dans une troisième étape (niveau macro) l’auteur cherche à identifier les éventuels modèles socio-économiques éditoriaux propres à ces productions numériques, qui attestent d’une tendance à l’industrialisation de la formation.

14Chemin faisant, se dessinent à la fois les enjeux de l’introduction du numérique dans l’enseignement supérieur et les obstacles à leur intégration dans les pratiques, comme en témoignent les actuelles « universités numériques thématiques » (UNT). Ressource numérique conçue comme la création d’un « auteur-individuel », ou comme l’œuvre d’un « compagnon » cumulant les rôles d’auteur, de concepteur multimédia et de technicien, ou encore comme la production d’un « entrepreneur » animant une structure collective de réalisation : autant de figures de la nouvelle « professionnalité » des enseignants. Déplacement de la frontière public/privé avec le recours éventuel, suggéré par le ministère à de la sous-traitance, pour « débarrasser les enseignants-chercheurs de certaines tâches jugées incompatibles avec leurs missions » alors qu’ils tiennent à garder la maîtrise du processus de production. Utilisation des ressources par les enseignants qui n’ont pas participé à leur conception et leur transfert d’un contexte de formation à un autre pour permettre leur réappropriation par des publics divers. Création – et pourquoi pas automatisée grâce à une chaîne éditoriale ? – d’« outils intégrant des approches pédagogiques identifiées » ou « banques de situations et d’exercices dans lesquelles puiser pour un usage personnalisé », grâce notamment à l’indexation des ressources au service d’une « neutralisation » de la pédagogie. Ambivalence de la notion d’autoformation – si souvent liée à l’utilisation des TIC et comme en découlant naturellement – alors qu’elle peut être associée aussi bien à « un taylorisme poussé » qu’à une « visée émancipatrice ». Jeu voire concurrence entre les modèles d’industrialisation, à l’image des industries culturelles, entre « le modèle éditorial qui fonctionne à l’unité, le modèle du flot à la plage horaire, le modèle du club au forfait, le compteur à la durée, et l’acte qui est l’unité de compte du courtage ». Car in fine devant la profusion et la variété des ressources, il faut bien un « courtier informationnel » soit un entremetteur pour faire se rencontrer l’offre disponible et la demande exprimée ! Ce qui permet à l’auteur de terminer son ouvrage par un chapitre rassurant sur « les indispensables intermédiaires humains ».

15De nombreuses pistes sont ainsi explorées sans que l’auteur prétende donner des solutions et sans jamais perdre de vue le cas d’école, objet de l’étude. La minutie des analyses ne favorise pas toujours le dynamisme de la lecture, et l’on aimerait pouvoir confronter la méthode d’analyse mise au point à d’autres ressources numériques. Mais l’intérêt de l’ouvrage tient à l’exigence de la démarche qui associe, chose rare, dimensions pédagogiques et extra-pédagogiques (notamment communicationnelles, économiques et politiques) de ces ressources numériques, ce qui justifie pleinement le recensement de cet ouvrage dans la revue Hermès, en espérant cependant qu’il n’échappera pas à la communauté des pédagogues.

16Geneviève Jacquinot-Delaunay

17Laboratoire Cemti, Université Paris VIII et Laboratoire « Communication et Politique » (ISCC)

18Courriel : <gjacq@noos.fr>

En ligne

Jean-François Sirinelli, Pascal Cauchy et Claude Gauvard (dir.), Les Historiens français à l’œuvre, 1995-2010, Paris, PUF, 2010, 328 p.

19Quinze ans après l’ouvrage dirigé par François Bédarida, L’Histoire et le métier d’historien en France, 1945-1995, un peu plus de vingt historiens français ont relevé le défi de faire une synthèse des principaux axes de recherches depuis 1995. La première partie du livre distingue de manière classique histoire ancienne, médiévale, moderne et contemporaine, mais la suite dépasse ce découpage traditionnel et institutionnel pour proposer des éclairages sur des thématiques nouvelles, ou ayant connu de profonds renouvellements (le politique, les relations internationales, l’histoire des savoirs, des sciences et des techniques…). L’ouvrage est issu des réflexions menées à l’occasion du colloque organisé en janvier 2010 par le Comité français des sciences historiques, dans la perspective du congrès du Comité international des sciences historiques qui s’est tenu à Amsterdam fin août 2010.

20Aux quatre études de Stéphane Benoist sur les sciences de l’Antiquité en France, de Claude Gauvard et Régine Le Jan sur le Moyen Âge, de Roger Chartier sur l’histoire moderne et de Philippe Poirrier sur l’histoire contemporaine, s’ajoutent onze contributions aux thématiques variées, que ce soient la violence (Stéphane Adouin-Rouzeau), l’impact du genre (Christine Bard), ou encore les historiens français et les mondialisations (Olivier Pétré-Grenouilleau). Celles-ci représentent autant l’histoire sociale et culturelle que l’histoire économique et politique, ou celle des techniques et des sciences, pour peu que ces catégories soient pleinement efficientes, comme en témoignent aussi bien la réflexion engagée par Dominique Iogna-Prat sur les évolutions du champ des études du religieux, que celle d’Olivier Lévy-Dumoulin qui note que « selon la perspective, la fortune de l’histoire culturelle apparaît comme un dépassement de la crise de l’histoire ou, bien au contraire (Gérard Noiriel), comme le symptôme de la décomposition du paradigme historien par excellence : l’histoire sociale » (p. 239), alors que Philippe Poirrier s’intéresse au nouveau consensus autour d’une histoire « socioculturelle » (p. 79).

21Parfois saturé de notes de bas de pages, toujours accompagné d’une riche bibliographie, l’ouvrage par sa structure et son écriture est révélateur de ce qui fait la rigueur de l’« école historique française », sensible aux notes infrapaginales et à la mise en récit rigoureuse et structurée. Il sera évidemment indispensable à tout étudiant ou candidat aux concours d’enseignement en histoire, par la synthèse des apports récents dans l’historiographie française, qui connaît des mises au point périodiques, mais généralement sur une période ou un thème donné. Au-delà, enseignants, chercheurs ou « amateurs éclairés » peuvent y trouver une perspective sur la « fabrique de l’histoire » actuelle, capable aussi de regard critique. Mais ce livre peut largement dépasser son lectorat presque acquis, par les enjeux épistémologiques qu’il soulève et sa capacité à montrer la relation de la discipline aux autres sciences humaines, et celle de l’histoire et de l’historien à leur temps.

22La diversité des auteurs et des thèmes abordés renvoie le lecteur à la phrase d’ouverture de la préface, « Existe-t-il une école française ? ». Au sortir de ce livre, on est convaincu, si ce n’est de l’existence de la « maison commune » qu’évoque Jean-François Sirinelli, du moins de la vitalité de la recherche historique française, et de la présence d’éléments nouveaux et (re)fondateurs qui traversent et animent l’écriture de l’histoire. Un des grands mérites de l’ouvrage est notamment d’articuler apports de connaissances, éclairages historiographiques et réflexions épistémologiques, mais aussi de nous permettre d’apercevoir, parfois en filigrane, parfois explicitement, les « historiens français à l’œuvre », insérés dans des structures institutionnelles, devant répondre aux attentes et interpellations de la société (commémoration, devoir de mémoire), en contact avec les autres champs disciplinaires et les équipes de recherches extranationales. On sent au fil du livre leur « goût de l’archive » et l’élargissement du champ des sources convoquées, leurs inquiétudes parfois sur l’avenir de la recherche, leur conviction et leur passion. Ce sont non seulement les historiens à l’œuvre, mais aussi les historiens dans leur temps que ce livre laisse donc percevoir.

23De même que l’ouvrage ne prétend pas à l’exhaustivité et ne se veut pas « un tableau d’honneur historiographique » (p. 9), de même il ne s’agit pas de rendre compte des vingt-deux papiers qui composent ce livre ou d’en privilégier certains. Il paraît plus intéressant de dégager quelques fils conducteurs qui le traversent.

24Le premier est le renouvellement des sources ou de la manière de les considérer. Les découvertes de Cosquer, Chauvet puis Cussac, et la montée de l’« archéologie préventive » (p. 96), la publication par le service des Archives nationales des papiers des chefs d’État, de Vincent Auriol à Valéry Giscard d’Estaing (p. 190), ou l’« océan d’archives » qui s’est ouvert à l’historien à la fin du communisme soviétique (p. 186), l’intérêt que portent quelques historiens aux « archives de soi » (p. 212) ou à l’image subvertissant « les limites entre genres nobles et indignes, populaires ou de haute culture » (p. 252) ont entraîné des évolutions profondes, soutenues par des regards historiens différents sur les sources déjà étudiées. Le rapport aux sources est ainsi renouvelé dans le genre biographique : « La personne et le personnage ne sont-ils pas indissolublement liés dans une histoire posthume qui les transforme en mythes, intégrés dans une mémoire qui devient partie intégrante de la mémoire collective mouvante. » (p. 167). Les ressources informatiques ne sont pas omises, qui modifient les pratiques scientifiques et offrent corpus et ressources en ligne (p. 35).

25Le second point notable est la capacité de certaines thématiques et axes de recherches à être transversaux aux différentes périodes, que ce soient le genre ou la violence, les mondialisations invitant aussi à dépasser ces « fractures internes », comme le propose Olivier Pétré-Grenouilleau (p. 300). Des fractures internes se révèlent également dans la vigueur de certains débats, dont la période contemporaine n’a pas eu l’exclusivité. Si l’étude de la Première Guerre mondiale a vu s’affronter « école du consentement » et « de la contrainte » (p. 80), tandis que le Livre noir du communisme dirigé par Stéphane Courtois engageait un vif débat sur la matrice totalitaire et la comparaison du nazisme et du communisme (p. 191-192), la révolution de l’an mil ou « la crise de 1300 » ont aussi été des moments de discussion forts (p. 54). Certains de ces débats ont été introduits par des travaux étrangers et S. Audouin-Rouzeau souligne combien le thème de la violence doit aux travaux de V.D. Hanson, J. Keegan ou C. Browning.

26Les chercheurs et leurs recherches dépassent de plus en plus les frontières nationales (Programme européen sur l’archéologie funéraire par exemple) et la « dilatation de l’espace de recherche » (p. 202) s’est affirmée. Elle se double d’un décloisonnement des disciplines, les historiens s’intéressant à l’anthropologie (par exemple pour l’étude des rituels au Moyen Âge) ou à l’économie, à la sociologie ou aux sciences de gestion pour la thématique Production, consommation, échange. Cette ouverture ne doit pas cacher la persistance d’institutions assez étanches, qui font craindre parfois une « balkanisation » de la recherche. Si l’univers des historiens médiévistes est « doté d’une forte identité, le métier a ses rites d’entrée et de sociabilité » (p. 32), l’importance des laboratoires de recherche et de nouveaux cadres comme l’ANR est éclairée par toutes les contributions, qui posent souvent la question d’un « avenir incertain » (p. 31) de manière ouverte : « on ne prend pas le chemin d’une augmentation de chaires d’Histoire des relations internationales » (p. 286) ; « gageons que nos successeurs pourront, dans une quinzaine d’années, faire l’inventaire des productions d’une génération de chercheurs qui n’aura pas trop souffert de projets risquant de remettre en cause le très fragile équilibre de ces humanités par trop dévalorisées ! » (p. 25).

27« Nouveaux temps, nouveaux espaces, nouveaux métiers… », souligne Pascal Cauchy. De ces différents papiers ressort aussi la place de l’historien dans la cité, dans son époque. Il est interpellé « au gré des urgences de plus en plus pressantes de l’actualité » (p. 148) : par exemple, l’historien du religieux est invité à s’exprimer sur les fondements historiques des règles vestimentaires en Islam ou sur la nature religieuse du « choc des civilisations » après le 11 septembre, parfois pris dans la « machinerie commémorative » (p. 77), tandis que « le débat public s’est approprié le “devoir de mémoire” » (p. 185). Les historiens français ne se sont pas dérobés, assumant parfois des prises de position fortes dans le débat public (rôle du « Comité de vigilance des historiens face aux usages publics de l’histoire » ou du collectif « Liberté pour l’histoire » au moment du débat sur les « lois mémorielles »). Comme l’affirme Jean-Philippe Genet (p. 161) : « L’historien, comme les autres, doit vivre avec son temps. »

28Valérie Schafer

29Chargée de recherche à l’ISCC

30Courriel : <valerie.schafer@iscc.cnrs.fr>

L’histoire de la construction européenne aux prismes de la technologie et des médias

Christophe Bouneau, David Burigana et Antonio Varsori (dir.), Les Trajectoires de l’innovation technologique et la construction européenne. Des voies de structuration durable ?, Euroclio vol. 56, Bruxelles, Peter Lang, 2010, 260 p. Robert Frank, Hartmut Kaelble, Marie-Françoise Lévy et Luisa Passerini (dir.), Un espace public en construction. Des années 1950 à nos jours, Europe plurielle vol. 44, Bruxelles, Peter Lang, 2010, 260 p.

31Robert Frank, en conclusion d’Un espace public en construction, écrit (p. 252) : « Les imaginaires ont en effet plus facilement l’espace national, ou l’espace mondial comme espace de référence et ils ont du mal, même dans l’Europe en voie de construction, à se référer à l’espace intermédiaire européen. » Cette phrase aurait pu tout aussi bien figurer en conclusion de l’ouvrage Les Trajectoires de l’innovation. Ces deux ouvrages collectifs abordent la construction européenne selon des angles très différents, mais ils partagent un même intérêt pour les études diachroniques, les jeux d’échelles, ainsi que pour l’analyse des acteurs, des réseaux (qu’ils soient techniques ou culturels), et des sphères publiques et privées (prises au sens culturel dans l’un, au sens économique dans l’autre).

32En proposant d’analyser la construction européenne sous l’angle de l’innovation technologique, Christophe Bouneau, David Burigana et Antonio Varsori coordonnent un livre dont l’intérêt est d’abord d’éclairer un sujet encore peu abordé. Le processus communautaire a davantage été analysé sous l’angle de l’histoire politique ou institutionnelle. Cet ouvrage propose des regards disciplinaires différents sur la question : c’est autant le croisement des thèmes (énergie, automobile, technologies de l’information et de la communication) que celui des disciplines (histoire des techniques, de l’innovation, économie, relations internationales) qu’a permis et stimulé la coopération bilatérale entre la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine (Bordeaux) et le PRIN interuniversitaire italien, aboutissant à un colloque en 2008 et aux onze contributions présentées.

33Aux changements d’échelle, qui permettent à la fois de découvrir des études de cas (« L’Europe occidentale et la première crise pétrolière » par F. Petrini ou « L’industrie électrique européenne depuis la Seconde Guerre mondiale » par Y. Bouvier) et des réflexions plus théoriques (l’approche conceptuelle de J. Schot ou l’étude d’A. Van Laer sur la politique de la recherche, du traité CEE à l’acte unique), répondent dans l’ouvrage les changements de langues (une partie des papiers est en français, l’autre en anglais, là où on aurait pu attendre l’italien, l’introduction mêlant même périlleusement le français et l’anglais dans certaines phrases). Partant du postulat que la dimension technologique représente un « côté caché » essentiel de la coopération européenne (p. 17), les auteurs cherchent en filigrane à déterminer sa contribution réelle derrière les discours au processus d’intégration (p. 19), les ruptures et continuités de cette histoire, et à mieux cerner les notions de coopération, d’intégration, de gouvernance technologique européenne, d’Europe des nations et d’Europe intégrée. Ils étudient l’articulation entre les différents acteurs (gouvernements, entreprises, organismes multinationaux) et montrent que la construction se fait autant par tâtonnements et approximations que par des choix institutionnels volontaristes.

34Les quatre premières contributions présentent des études transversales des politiques technologiques et posent les bases d’un cadre conceptuel, chronologique et institutionnel, qui permet de contextualiser le second volet consacré à l’énergie, qui fut un des moteurs de la construction européenne depuis la Ceca. Enfin, trois études par secteurs, sur l’automobile, l’aérospatial et l’aéronautique – hautes technologies dont « la place industrielle symbolique dans l’imaginaire européen » (p. 31) justifie une partie entière – permettent, d’Airbus à Galiléo, de voir s’exprimer autant les jeux d’intérêts nationaux que la tentation parfois de stratégies mondialisées d’alliances, regardant outre-atlantique plutôt que vers le « vieux continent ».

35À la recherche d’une politique technologique, l’Europe cherche aussi sa politique culturelle. Le second ouvrage, Un espace public européen en construction, analyse le rôle des acteurs du monde culturel, la place du cinéma et de la télévision, et les enjeux mémoriels, avec pour fil conducteur la question de la présence ou de l’absence d’une sphère publique européenne, et en filigrane celle de l’identité européenne. C’est la notion même d’« espace public » qui en sort revisitée, depuis sa présentation par Jürgen Habermas. Les auteurs ont cherché à inscrire leur réflexion dans la longue durée, à proposer une nouvelle approche moins quantitative, attentive aux « périphéries », aux nouveaux membres de l’Union européenne, et à des sources notamment audiovisuelles jusque-là peu exploitées.

36Cet ouvrage comme le premier s’ouvre sur quatre contributions plus théoriques (The European Public Sphere, Public and Private in European Perspective, Soft and Strong in European Public Spheres, European Historians and the European Public Sphere), avant de proposer des études de cas. Celles-ci sont variées, d’Arte aux reconstitutions historiques de l’épopée napoléonienne, en passant par l’analyse d’une émission allemande Einer wird gewinnen (où l’on découvre entre autres à la page 132 que le fromage Primula est norvégien, et non danois, et les implications de ce faux-pas télévisé). Elles soulèvent les questions de la multiperspectivité, de la circulation des émotions collectives, de l’européanisation voulue, institutionnalisée, et de celle qui se joue de manière plus informelle. On y retrouve une interrogation qui vient également en lisant Les Trajectoires de l’innovation : l’européanisation des institutions doit-elle précéder celle de l’espace public (p. 255) comme celle des coopérations technologiques ?

37« En cherchant “l’Europe” quelque part, dans un lieu, on n’est pas sûr de la trouver, mais on finit par mieux comprendre ce lieu et ce fonctionnement » (p. 249), concluait Robert Frank. À la lecture de ces deux ouvrages, on pourrait ajouter : en cherchant l’Europe, on trouve l’histoire, celle des techniques, celle des médias. Ces contributions qui font dialoguer les historiens européens nous dévoilent aussi un espace de recherche historique européen en construction, qui peut-être ouvre lui aussi des voies de structuration durable.

38Valérie Schafer

39Chargée de recherche à l’ISCC

40Courriel : <valerie.schafer@iscc.cnrs.fr>

Coordination 
Brigitte Chapelain
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.3917/herm.058.0181
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