1L’écrivain et mathématicien Denis Guedj, professeur d’histoire et d’épistémologie des sciences, né en 1940 à Sétif, est décédé à Paris en avril 2010. Passionné, sensible, créatif, il fut tout à la fois chercheur, pédagogue, comédien et scénariste, chroniqueur pour Libération (de 1994 à 1997), militant rattrapé par mai 68, engagé ensuite dans de nombreux combats. Dernièrement encore, en 2009, il avait participé à la « Ronde infinie des obstinés », place de Grève, pour protester contre la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU). Attaché à l’idée d’université populaire, il compte parmi les fondateurs, en 1969, du département de mathématiques du Centre universitaire expérimental de Vincennes, à l’origine de l’Université Paris VIII.
2On connaît Denis Guedj pour ses travaux sur l’histoire des mathématiques qu’il a vulgarisée au travers de documentaires et de romans à succès comme Le Théorème du perroquet (Seuil, 1998), traduit en 20 langues, ou Villa des hommes (Robert Laffont, 2007), son dernier ouvrage. Un des aspects de son travail, sans doute moins connu, intéresse directement le champ de l’anthropologie de la communication : il s’agit de l’histoire du système métrique qu’il aborde dans son premier roman, La Méridienne, publié en 1987 chez Robert Laffont. Il revient sur le sujet en 2000 avec un essai, Le Mètre du monde (aux éditions du Seuil), dans lequel il approfondit cette fois le contexte historique qui, à la Révolution française, a conduit à l’invention du mètre étalon. Sans doute a-t-il eu l’intuition que cette innovation constituait une rupture épistémologique et qu’elle avait joué un rôle essentiel pour le progrès de la connaissance comme processus d’intelligence collective, en amorçant la rencontre de la science et de la technique, historiquement et culturellement séparées.
3Faut-il le rappeler, la science et la technique ont des origines sociales qui, jusqu’au xixe siècle, les opposent radicalement. Au Moyen Âge encore et jusqu’à la Révolution française, les arts libéraux étaient l’apanage de l’aristocratie, des élites rentières dégagées de l’obligation de gagner leur vie à la sueur de leur front, qui de ce fait pouvaient se consacrer à des activités intellectuelles n’ayant aucune utilité : les mathématiques, la géométrie, l’astronomie, la philosophie, la grammaire, la tragédie ou la musique savante. Depuis Euclide ou Platon, en passant par Hugues de Saint-Victor au Moyen Âge, la plus haute vertu était la contemplation et non l’action. L’homme du peuple, pensaient-ils, est trop obsédé par la nécessité de produire les moyens de son existence et de celles des classes dominantes, pour pouvoir découvrir les véritables causes qui, par-delà les apparences sensibles, agissent sur la nature. Pour faire des mathématiques, raconte Guedj par la voix d’Euclide (dans Le Théorème du perroquet), « il ne faut être ni cupide, ni pressé ».
4Les sciences, comme les arts, n’avaient aucune utilité, mais contribuaient au prestige et au rayonnement des grandes civilisations, des nations et des princes qui les soutenaient. Pour cela, elles devaient être publiées, gravées dans la pierre des monuments prestigieux, couchées sur des parchemins enluminés, rassemblées dans des codex précieux, accumulées dans les bibliothèques des grands princes, puis à partir de la Renaissance, éditées et diffusées dans les livres imprimés.
5À l’inverse, les techniques étaient enfermées dans le secret des corporations en raison de leur efficacité immédiate. Les militaires, les artisans, les commerçants n’avaient aucun intérêt à ce qu’elles soient utilisées par la concurrence. De plus, pour opérer, elles se devaient de prendre en considération les contingences locales, si bien qu’elles étaient difficilement transposables à d’autres contextes. Bref, la dimension universelle de la science s’opposait radicalement à la gangue vernaculaire des techniques qui se diffusaient donc lentement et ne pouvaient être confrontées entre elles.
6Le grand intérêt du travail de Denis Guedj est d’attirer notre attention sur l’événement épistémologique que représente l’invention du mètre étalon. Pour la première fois sans doute, la science a joué de son prestige et de son essence universelle pour fournir à la technique les bases d’un langage commun à tous les hommes, de façon à faciliter la communication, rassembler et féconder les innovations dispersées dans le monde du travail.
7Jusque-là, explique Denis Guedj, les mesures étaient attachées à l’expérience humaine de chaque communauté, d’où cette propension à lier les différents systèmes, en référence au corps et au travail. Selon les professions, les régions, les pays, on mesurait en pied, en pouce, en doigt, en empan (distance entre l’extrémité du pouce et celle du petit doigt), en aune ou aulne (égale à la longueur entre deux bras tendus), en coudée (distance entre le coude et l’extrémité du majeur). Quant au yard anglais, il équivalait à une ceinture d’homme. Dans les campagnes, on évaluait les surfaces selon la superficie qu’un paysan pouvait bêcher en un jour (l’hommée ou l’œuvrée), ou faucher dans le même temps (la fauchée). L’arpent valait 12 hommées, tandis que la charrée équivalait au temps nécessaire pour charger une charrette. Le bois à brûler se vendait à la corde, le charbon de bois à la banne, celui de terre à la bacherelle, l’ocre au tonneau, le sel au muid, au sétier, à la mine, au minot, au boisseau ou à la mesurette. On achetait l’avoine au picotin, le plâtre au sac, le vin à la pinte, à la chopine, à la camuse, à la roquille, au petit pot et à la demoiselle (Le Mètre du monde, p. 266-267).
8Et bien sûr, tout cela variait d’un métier ou d’une région à l’autre. L’aune du tisserand mesurait 1,188 mètre à Paris, 1,307 m à Grenoble, 1,34 m à Voiron ou 1,486 m à Mens. Ces façons de procéder n’étaient ni mauvaises ou fausses, ni arbitraires, elles étaient seulement dépendantes des contextes spécifiques qui les avaient fait naître. Mais si l’on admet avec Guedj que le système des mesures est « la sphère sociale qui régit quantitativement l’ensemble des échanges » (idem, p. 82), alors ce système exprimait, autant qu’il entretenait, la pauvreté et les difficultés de communication entre les univers des uns et des autres. Il freinait l’échange des biens autant que la circulation des savoirs. Les mesures de l’efficacité d’une innovation, la confrontation entre elles de différentes solutions techniques possibles, la formalisation des meilleures façons de procéder étaient toujours approximatives en raison de l’absence de références communes.
9Bien sûr, les plus puissants en profitaient pour jouer de ces différences à leur convenance, si bien que depuis la nuit des temps le peuple demandait aux rois d’intervenir pour uniformiser les mesures. Et déjà Charlemagne, comme le raconte Denis Guedj, voulait que tous les sujets de son empire « disposent de mesures égales et bonnes, de poids justes et égaux », mais cela ne s’était jamais fait (idem, p. 14). François Ier, Louis XIV, Louis XVI, comme Ivan le Terrible et Pierre le Grand en Russie, ou Frédéric II en Prusse, avaient eux aussi essayé, sans succès, d’uniformiser les poids et mesure de leur royaume. En effet, les régions, les corporations ne voulaient pas renoncer aux leurs, tant l’enjeu symbolique était de taille. Et que dire des nations ! Aucune n’aurait accepté de se soumettre aux mesures de l’autre à moins d’y être contrainte par la violence des empires. D’où le projet de l’Assemblée nationale, réunie le 8 mai 1790, d’extirper le problème du champ des pratiques pour le confier aux scientifiques, en leur demandant d’imaginer un système de mesure à la fois logique et universel.
10Après bien des tergiversations, les académiciens se rendirent à l’évidence d’une solution qui consistait à prendre pour référence universelle la millionième partie du quart du méridien terrestre. Le projet avait l’avantage de reposer symboliquement sur le bien commun à toute l’humanité, la terre. « Un tel système n’appartenant exclusivement à aucune nation, on pouvait se flatter de le voir adopter par toutes. Qui, hormis la nature, possède ces qualités ? Et dans la nature, qui, mieux que le globe terrestre lui-même peut se porter garant d’invariabilité, d’universalité, d’éternité ? », écrit-il dans La Méridienne (p. 14). Dans ce premier roman, Denis Guedj raconte l’aventure épique que représente pour les astronomes Mechain et Borda la mission que leur confie l’Académie des sciences de mesurer un quart du méridien terrestre par triangulation. Le 24 juin 1792, deux berlines lourdement chargées des instruments nécessaires à l’expérience quittent les Tuileries, l’une pour Dunkerque et l’autre pour Barcelone, afin de calibrer le mètre à partir de la distance entre ces deux villes. « La plus longue mesure géodésique de tous les temps » se serait exclamé Borda… (La Méridienne, p. 7). Le périple qui durera sept ans pourrait être reproduit n’importe quand, en n’importe quel autre point du globe.
11Il faudra encore plus d’une quarantaine d’années pour que la France adopte le système métrique, et quelques années supplémentaires pour que, en 1867, une conférence géodésique internationale réunie à Berlin déclare : « Le système métrique est parfaitement propre à être universellement adopté, en raison des principes scientifiques sur lesquels il est établi, de l’homogénéité qui règne dans toutes les parties, de sa simplicité et de la facilité de ses applications dans les sciences, dans les arts, dans l’industrie et le commerce » (Le Mètre du monde, p. 295-296). Et Denis Guedj de conclure : « Il y a dans le procès de mesurage du système métrique la présence d’un dénominateur commun qui relie les différentes mesures entre elle, et qui relie les hommes entre eux dans leurs différentes activités dans leurs différentes nationalités… » (idem, p. 263). Le mètre a ouvert la voie ; d’autres unifications suivront ; la science y contribuera activement, en usant de l’autorité symbolique qu’elle tient de ses origines aristocrates et de son expérience dans la communication des savoirs.
12En citant Hocquet, Denis Guedj ajoute que « le système métrique accompagne les premiers pas de la production standardisée de masse » (ibidem), ce qui est une caractéristique de notre époque façonnée par la technoscience. Cette première expérience de normalisation, élémentaire, va faciliter la circulation des savoirs et imposer aux hommes d’adopter une même langue pour leurs échanges savants ; en cela, elle constitue selon l’expression de Guedj « l’esperanto de la mesure ». Elle sera suivie de bien d’autres dans tous les domaines, au fur et à mesure de la rencontre des mondes, comme condition sine qua non de leur interconnexion, pour lier entre elles les façons de faire, pour rassembler les expériences isolées, les confronter, les accumuler, pour conjuguer les efforts et les savoirs. La science descendue de son piédestal, où l’avaient installée les aristocraties, jouera sur ce point un rôle décisif. Elle, plus que les autres, par son statut, son histoire, ses prétentions universalisantes, était en mesure d’imposer à tous de s’entendre, et pour cela d’adopter les mêmes méthodes et les mêmes concepts. Le processus aura au plan de la technique le même effet dynamique que l’adoption de monnaies communes pour l’économie.
13On ne saura jamais ce qu’aurait fait Denis Guedj s’il avait eu les moyens de réaliser un film avec cette histoire-là, comme c’était son projet initial. Il nous reste en tout cas ses deux livres et la voie qu’il a ouverte pour l’histoire de la connaissance et des technosciences.