1Aujourd’hui, le sida représente un enjeu de santé publique majeur : trente-trois millions de personnes vivent avec cette maladie à travers le monde et plus de deux millions en meurent chaque année [1]. Seule la prévention et son principal outil, la communication, peuvent endiguer la progression du sida. Depuis quelques années, les pouvoirs publics et les associations intensifient leurs efforts en développant des dispositifs communicationnels de plus en plus originaux. On a ainsi vu se multiplier un type particulier de dispositifs de prévention : des messages « participatifs » incitant les récepteurs à réaliser des « mini-actes » avant et après la lecture d’informations persuasives. Au regard des enjeux de la communication préventive, il semble logique de s’attendre à ce que les acteurs-producteurs conçoivent ces dispositifs de manière rationnelle en cherchant à optimiser leur efficacité, notamment, en se référant explicitement à des savoirs scientifiques.
2Or, une enquête récente que nous avons menée et dont nous présenterons quelques résultats, montre qu’ils ne s’inspirent pas de théories scientifiques. La production des dispositifs communicationnels relève davantage d’une démarche « intuitive ». Ces dispositifs « participatifs » contribuent-ils à effectivement prévenir le sida et protéger les populations ? Quels processus sous-tendent la réception et l’influence de ces dispositifs ? L’objectif principal de cet article est de présenter une expérimentation de terrain destinée à étudier les « effets » attitudinaux et comportementaux de dispositifs communicationnels de prévention du sida faisant réaliser des « mini-actes » aux personnes visées. Nous ouvrons, également, quelques nouvelles perspectives de recherche plus générales pour la communication de santé publique.
Des représentations sociales des producteurs de campagnes de prévention du sida proches de la communication engageante
3Une enquête qualitative interrogeant les principaux producteurs de campagnes de communication préventive du sida en France, que nous avons récemment réalisée (Marchioli, 2010), permet de mieux connaître les représentations sociales, savoirs et savoir-faire impliqués dans la production. Une analyse des principales composantes métacognitives de leurs discours montre que leurs représentations sociales possèdent deux caractéristiques. Premièrement, les producteurs ne fondent pas leurs savoirs sur la réception et l’influence de la communication à partir de la littérature, ni à partir des théories scientifiques. Pourtant, de manière paradoxale, ils considèrent leurs savoirs valides et légitimes dans la mesure où ils sont partagés par un grand nombre d’autres acteurs appartenant au même groupe socioprofessionnel. Cette « certitude perçue » provient d’un effet de consensus majoritaire et auto-renforce la validité perçue des savoirs de la microculture du métier. Deuxièmement, certains producteurs valorisent fortement l’importance de leur rôle dans l’enrayement de la progression du sida. Ils s’auto-attribuent une puissante possibilité à effectivement modifier les représentations sociales inadaptées et à renforcer les comportements sécuritaires des personnes, par exemple l’utilisation de préservatifs.
4Si ces deux caractéristiques sont également partagées par un autre corps de métier produisant des dispositifs de communication persuasive, les publicitaires (Courbet et Fourquet-Courbet, 2005), une différence majeure réside dans le fait que ces derniers incitent essentiellement les récepteurs à assimiler leurs messages alors que les producteurs de campagnes de prévention du sida cherchent à faire participer les récepteurs au dispositif via la réalisation de « mini-actes » souvent ludiques et/ou visibles publiquement. Avant de délivrer le moindre argument, les producteurs souhaitent, d’une part, amorcer l’intérêt des récepteurs, et d’autre part, faire développer une première réflexion personnelle par rapport au risque du sida en leur proposant, par exemple, de répondre à un « quiz » sur le VIH via Internet. Selon les producteurs interrogés, ces procédés permettraient aux personnes d’être, par la suite, plus attentives et réceptives au contenu argumentaire. Il serait également nécessaire de faire réaliser des « mini-actes » après les traitements des informations persuasives afin d’augmenter leur efficacité. Parmi les actes souvent utilisés figure la signature de bulletins d’engagement à agir pour la prévention du sida ou à adhérer à un réseau social de type Facebook collaborant au dépistage du VIH. Le signataire doit mentionner publiquement son nom et des informations personnelles.
5Quels sont les fondements théoriques de l’influence de ces « mini-actes » ? Quels processus socio-cognitifs sont impliqués dans les « effets » de tels dispositifs ? Il existe dans la littérature scientifique plusieurs recherches expérimentales portant sur la communication interpersonnelle et la communication médiatique écrite utilisant un même principe. Ces recherches ont été menées dans le contexte théorique de la communication engageante (Bernard et Joule, 2004). Celle-ci vise à changer les cognitions, représentations et actions sociales en incitant les sujets sociaux, à la fois, à traiter des informations persuasives et à réaliser des « mini-actes » psychomoteurs, peu coûteux, en lien avec l’action sociale à promouvoir. Ensuite, selon les processus expliqués par la théorie de l’engagement (Joule et Beauvois, 1998), les sujets sociaux ont tendance à « ajuster » leurs pensées afin de les rendre « consonantes » aux mini-actes réalisés. Ainsi, premièrement, ils accepteront plus facilement de réaliser – ou réaliseront par eux-mêmes – d’autres actes plus « coûteux » dans le sens de l’action promue. Deuxièmement, ils modifieront plus facilement leurs représentations et visions cognitives dans un sens favorable à l’action sociale.
6Dans ce contexte, Deschamps, Joule et Gumy (2005) montrent que répondre à un quiz relatif aux pratiques électorales sur support papier, constitue un acte engageant irrévocable conduisant à la réalisation d’autres comportements plus coûteux allant dans le même sens (notamment, voter). De même, Masson-Maret, Joule et Juan de Mendoza (1992) ont mis en évidence les effets bénéfiques de la signature d’un engagement contre le sida sur les représentations et les attitudes favorables à la prévention du sida lors d’une opération de sensibilisation en milieu scolaire. Malgré leur méconnaissance des recherches scientifiques, les producteurs possèdent donc une « bonne intuition » en utilisant des procédés communicationnels dont l’efficacité a été attestée par des expérimentations impliquant une médiation humaine ou le support papier. Cependant, il n’existe pas de recherche permettant d’évaluer la validité scientifique et les effets effectifs des « mini-actes » réalisés via une communication numérique malgré le récent développement de ces pratiques. La recherche suivante contribue à combler ce manque.
Réception et influence de la communication préventive du sida établissant des « mini-actes » via Internet : une expérimentation de terrain
7L’expérience étudie, premièrement, les influences sur le comportement immédiat de différents sites Internet de prévention du sida associant un message persuasif et deux mini-actes souvent utilisés dans les campagnes de communication numérique et perçus comme étant « efficaces » par les producteurs. L’interactivité d’Internet permet de faire facilement réaliser des « mini-actes » chez les sujets sociaux récepteurs. En outre, Internet est, depuis 2004, le média le plus utilisé par les 15-25 ans en France [2]. Aussi, est-il, pour les producteurs de communication, le média le plus pertinent pour sensibiliser cette cible à la prévention du sida. C’est pourquoi les jeunes populations ont été choisies pour constituer les sujets de cette recherche. Comme l’utilisation du préservatif reste le principal moyen de protection de la maladie, c’est un comportement en lien avec le préservatif qui est analysé. Deuxièmement, l’expérience étudie les éventuels changements d’attitude à l’égard du préservatif notamment la rapidité avec laquelle les personnes jugent les préservatifs, c’est-à-dire, l’accessibilité de l’attitude. Cette dernière serait un indicateur prédictif valide des futurs comportements, comme l’utilisation du préservatif (Glasman et Albarracín, 2006).
Une expérimentation en « milieu ordinaire »
8Au total, cinq dispositifs numériques expérimentaux ont été conçus afin d’être les plus proches possibles des dispositifs « réels ». Quatre dispositifs étaient destinés à quatre groupes expérimentaux suivant le plan 2 (avec acte préparatoire vs sans) X 2 (avec signature numérique d’un engagement vs sans). Dans tous les dispositifs expérimentaux figuraient deux pages Internet, différentes selon les conditions expérimentales. Chacune d’elle présentait le même message persuasif de prévention du sida en faveur de l’utilisation du préservatif, articulant présentation des risques et recommandations à respecter pour les diminuer. Selon la condition expérimentale, le message persuasif était accompagné ou non de :
- la possibilité de réaliser un « acte préparatoire » consistant à répondre « oui » ou « non », par un clic de souris, à la question : « Et vous, êtes-vous prêt à vous protéger du sida ? » ;
- la possibilité de signer « numériquement », en indiquant son nom et des critères d’identification personnelle, un bulletin d’engagement à utiliser des préservatifs avec de nouveaux partenaires sexuels.
9Le contexte théorique de cette expérience est celui de la communication engageante (Bernard et Joule, 2004). Les deux hypothèses suivantes étaient testées. Comparativement aux sujets exposés soit au message persuasif classique, soit au site neutre, les sujets exposés à un site Internet de prévention du sida « engageant » (avec acte préparatoire et/ou signature d’un engagement) :
- prendront davantage de préservatifs gratuits déposés sur un présentoir (hypothèse 1) ;
- posséderont une attitude favorable au préservatif plus accessible (hypothèse 2).
10Les sujets « tout venant » entrant dans le Centre étaient répartis aléatoirement dans un des cinq groupes. Il leur était demandé de tester individuellement un nouveau site Internet pour la prévention du sida avant sa mise en ligne effective. Ensuite, après une tâche de distraction destinée à désamorcer le matériel cognitif lié aux sites Internet en mémoire, les sujets étaient invités à participer à une étude marketing, présentée comme distincte, consistant à répondre le plus justement et le plus rapidement possible à un questionnaire informatisé destiné à recueillir leurs opinions sur différents produits de consommation. Parmi les nombreux produits présentés (crème solaire, boisson énergétique…) figuraient les préservatifs [3]. Cette pseudo-étude marketing permettait en fait de mesurer et comparer les effets des différents dispositifs sur les jugements à l’égard des préservatifs. Enfin, à la sortie de la salle d’expérience et à l’abri de tous regards extérieurs, les sujets passaient devant un présentoir de préservatifs gratuits sur lequel était indiqué : « Servez-vous, vous pouvez en prendre plusieurs ». La mesure comportementale était le nombre de préservatifs pris par chaque sujet.
Résultats confirmant l’influence des mini-actes sur la prise de préservatifs et sur les jugements
11Une analyse de variance (ANOVA) [4], sur la base du plan expérimental, révèle un effet principal significatif de la variable « Signature numérique d’un engagement » sur le nombre moyen de préservatif pris : F(1,150)=6,35 ; p=.01. D’autre part, comparativement aux sujets ayant visualisé un site neutre (groupe contrôle), un effet des techniques d’engagement sur le nombre moyen de préservatifs pris est constaté chez les sujets ayant visualisé les sites « avec acte préparatoire et signature numérique d’un engagement » (t(60)=3,64 ; p<.001), « avec acte préparatoire » (t(59)=2,1 ; p<.05) et « avec signature numérique d’un engagement » (t(58)=3,22 ; p<.01). L’hypothèse 1 est confirmée. Une ANOVA confirme l’hypothèse 2 en montrant des effets principaux significatifs des variables « Acte préparatoire » et « Signature numérique d’un engagement » sur l’accessibilité de l’attitude favorable au préservatif, respectivement, F(1,105)=4,58 ; p<.05 et F(1,105)=4,16 ; p<.05. De plus, par rapport au site Internet présentant uniquement un message persuasif classique, l’utilisation d’une et de deux techniques d’engagement augmentent significativement l’accessibilité de l’attitude positive à l’égard du préservatif (tous ps<.05). Les effets les plus significatifs, par rapport au message persuasif classique, sont obtenus avec les deux variables d’engagement cumulées (t (47)=2,79 ; p<.01).
12Dans le contexte de la communication numérique via Internet, l’expérience montre les effets favorables de la réalisation de « mini-actes » avant et après la réception d’informations persuasives, d’une part, sur l’acte de prendre et d’emporter avec soi des préservatifs et, d’autre part, sur la rapidité des jugements à leur égard. Elle contribue à confirmer « l’intuition » des producteurs en montrant de manière encourageante qu’un dispositif numérique « participatif » permet d’agir effectivement sur certaines actions des internautes relatives à la prévention du sida. Ces résultats étendent ceux mis en évidence par Courbet et al. (2009) dans le cadre de la communication environnementale et l’éco-consommation.
13Les implications en termes d’action et d’utilité sociales de cette recherche réalisée sur le terrain, en milieu ordinaire, avec un large échantillon de « sujets tout venant » sont importantes. L’expérience permet, d’une part, de contribuer à mieux comprendre les phénomènes de réception des dispositifs de communication de santé publique incitant à réaliser des « mini-actes » et, d’autre part, d’aider les producteurs à élaborer des dispositifs préventifs efficients et, par-là, de contribuer à la santé des citoyens. Lors de futurs travaux, cette approche gagnerait à s’inscrire plus explicitement dans une démarche de « recherche-action » associant équipes de recherche en communication et organismes de prévention (Bernard, 2008). En effet, de par leur pluridisciplinarité, les sciences de la communication possèdent les outils pour relever des « défis » de santé publique, associés à de forts enjeux humains, sociaux et économiques.
Notes
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[1]
Source : Programme commun des Nations Unies sur le VIH/ sida, Rapport sur l’épidémie mondiale de sida 2008.
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[2]
Source : Enquête médias, Institut Ipsos (depuis 2004).
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[3]
Un questionnaire post-expérimental a permis de s’assurer qu’aucun sujet n’a fait le lien entre le questionnaire informatisé et le site sur le sida préalablement consulté.
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[4]
L’analyse des résultats ne prend pas en compte les personnes n’ayant pas signé le bulletin d’engagement (quatre personnes dans la condition « avec acte préparatoire et signature numérique d’un engagement » et trois personnes dans la condition « avec signature numérique d’un engagement »). Notons également que toutes les personnes ayant réalisé l’acte préparatoire ont répondu « OUI » à la question posée.