1Dominique Wolton : Pourquoi la langue de bois mérite-t-elle de vraies recherches ? De mon point de vue, pour cinq raisons. Premièrement, plus il y a de démocratie, plus il y a d’échanges et plus il y a d’espace public ouvert, plus il y a d’interactions ; donc, plus il y a de risques de développement de langues de bois. Plus il y a de circulation, plus il y a d’incertitudes et d’interprétations, plus on s’imagine que « le pouvoir » va essayer de mentir, par le biais de la langue de bois. Autrement dit, c’est une projection que l’on fait sur l’émetteur. La langue de bois repose par ailleurs sur l’hypothèse d’un récepteur manipulable, plutôt crédule et qui va croire à la langue de bois qu’on lui assène. Or, jusqu’à présent, on n’a pratiquement jamais vu de langue de bois gagner dans la durée. Dans les démocraties, le soupçon répandu selon lequel « l’autre » – parce qu’on ne se remet jamais soi-même en cause – serait manipulé par le mensonge et la langue de bois est un fantasme classique, fréquent, mais qui ne se vérifie pratiquement pas. Ce fantasme de manipulation a pourtant la vie dure. Autrement dit, la dénonciation d’une langue de bois traduit à la fois l’idée que « l’autre » est instrumentalisé et que « le pouvoir » essaye toujours de manipuler. Quant à la langue de bois en régime dictatorial, chacun sait qu’il s’agit uniquement de la langue du pouvoir. Là, il n’y a rien à en attendre, sinon qu’en face elle suscite un mélange de silence et d’humour.
2Deuxièmement, langue de bois, stéréotypes et représentations forment un véritable triangle. Et ce triangle me fascine. Pourquoi ? Parce qu’on ne peut pas parler à quelqu’un sans avoir une représentation de lui. Plus on est dans un espace ouvert, avec des interactions de cultures et représentations différentes, plus les représentations d’autrui sont naturellement prégnantes et renforcées par des stéréotypes. Ceux-ci constituent la plupart du temps de véritables adversaires de la communication, puisque, par définition, ils déforment le message. En même temps, ils conditionnent la communication puisqu’on ne peut accéder à l’autre que par le truchement de représentations ou de stéréotypes. Ce triangle « langue de bois / stéréotypes / représentations », duquel il est très difficile de s’échapper, est en outre accentué par l’omniprésence des interactions. Paradoxalement, on pourrait presque dire que la langue de bois est un critère de démocratie. Pourtant, l’idée même de langue de bois paraît antinomique avec l’idée de démocratie. Mais c’est la multiplication des discours en espace ouvert qui renforce le soupçon de langue de bois.
3Troisièmement, la langue de bois suppose la capacité à manipuler le récepteur. Cela pose la question du populisme. Le développement du populisme dépend de trois facteurs : une crise sociale et une crise de confiance réelle ; des hommes politiques incapables de dire la vérité ; des médias qui s’affolent comme des boussoles et qui sont incapables de resituer les choses. La reprise du populisme génère celle de la langue de bois. Je dirais même qu’on en redemande : quand il y a une demande d’ordre, il y a aussi souvent une demande de langue de bois.
4Quatrième point, la langue de bois renvoie à l’idée que derrière elle, au-delà d’elle, il y aurait une vérité. Or, la difficulté de toutes les démocraties est que tout y est négociation et mouvement. Tout est compliqué et interagit. Des éléments de vérité répondent à la langue de bois et réciproquement, mais il n’y a pas, à un moment donné, la vérité qui se dresse contre la langue de bois.
5Enfin, cinquième point, pour se faire entendre dans un espace public ouvert, il faut simplifier le discours et donc le rigidifier. En quelque sorte, l’horizon de la langue de bois menace tous les discours. C’est vrai pour les politiques et les magistrats, les scientifiques, les journalistes et les diplomates, c’est vrai pour tout discours constitué. La simplification nécessaire à l’espace public ouvert et concurrentiel, favorise par définition l’émergence d’un discours codé, structurant, proche de la langue de bois. La question est donc la suivante : dans une logique de rapports de forces en espace public ouvert, comment parvenir à fluidifier les discours, à empêcher qu’ils ne se rigidifient sous forme de stéréotypes et, pire, sous forme de langue de bois ?
6Joanna Nowicki : Pour vous, la langue de bois serait donc une convention langagière parmi d’autres, comme le jargon scientifique, le langage diplomatique ou les formules de politesse. Elle serait une convention à laquelle on se rallierait en fonction du contexte. Pour le politiquement correct, par exemple, on parle de « conventions ascétiques ». Je suis pour ma part persuadée de l’utilité des conventions en démocratie dès lors qu’elles permettent d’éviter la violence verbale. Mais je doute que la langue de bois soit une convention parmi d’autres. Elle possède à mon avis une spécificité forte. Ce terme vient d’ailleurs et recèle une signification particulière qui la distingue des autres conventions.
7Dominique Wolton : Je n’aime pas tellement l’idée de convention qui suppose l’égalité des partenaires et une conscience claire et partagée des enjeux. Il n’y a pratiquement jamais d’égalité des partenaires, mais un point de vue qui s’impose aux autres et à partir duquel on négocie. Il est rare de voir des gens se mettre autour d’une table pour accepter une convention. Conventions et négociations sont toujours liées à des rapports de forces. La langue de bois ne m’apparaît donc pas comme une convention mais comme l’expression d’un rapport de forces. C’est, somme toute, du pouvoir dans des mots et l’intention d’imposer la situation décrite par ces mots. Ce qui m’intéresse aussi dans la langue de bois, c’est finalement la conscience critique qu’en a le récepteur, conscience à mon avis beaucoup plus aiguë qu’on ne l’imagine. Autrement dit, la critique que je porte à l’idée de la toute-puissance de la langue de bois est de même nature que celle que j’oppose à l’idée selon laquelle l’émetteur serait tout-puissant et le récepteur juste bon à accepter un message. En revanche, il est indéniable que, dans les dictatures, la langue de bois ne suscite aucune critique explicite. On se tait, tout simplement parce que l’on sait ce que l’on risque à parler. Le silence ne signifie pas accepter ce que l’on vous dit…
8Joanna Nowicki : C’était souvent le cas dans l’Europe de l’Est soviétisée.
9Dominique Wolton : Tout à fait. Les Européens de l’Est – nous dirions aujourd’hui les citoyens de l’Europe centrale et orientale – ont eu pendant quarante ans l’intelligence d’avoir deux cerveaux, un cerveau communiste et un cerveau normal, et de passer constamment de l’un à l’autre. Confortablement installés à l’Ouest, nous n’avons pas perçu cette intelligence. Et de nos jours, nous n’essayons même pas de savoir comment ces peuples ont pu être aussi subtils pour jouer ce double rôle.
10Joanna Nowicki : Nous sommes donc d’accord pour dire que dans la problématique de la langue de bois, il y a toujours un enjeu de pouvoir.
11Dominique Wolton : Oui. La langue de bois est une tentative pour formater le réel, selon une vision que l’on sait pertinemment biaisée mais dont on escompte que l’autre va l’accepter. Ce qui est important c’est son côté construit, synthétique et capable de répondre à plusieurs évènements : on peut dire que c’est une « langue ». Pour ma part, je fais l’hypothèse que la langue de bois n’est possible du côté de l’émetteur que si, parallèlement, il y a des conditions de réception possibles. À lui tout seul l’émetteur ne peut pas construire la langue de bois. Il faut être deux. Néanmoins, il n’est pas certain que l’autre accepte ce discours. Ou, plutôt, il y a comme toujours plusieurs récepteurs. Certains acceptent, d’autres refusent, d’autres négocient.
12Joanna Nowicki : Parce que, selon vous, le récepteur soupçonnerait systématiquement les enjeux de pouvoir ?
13Dominique Wolton : Pas forcément.
14Joanna Nowicki : En tout cas, il se méfierait ?
15Dominique Wolton : Je ne crois pas. Quand le récepteur commence à se méfier, c’est gagné. Cette langue est décodée et perd une partie de son efficacité. À l’inverse, trop se méfier conduit à la paranoïa, à voir de la langue de bois absolument partout. Croire que tout est langue de bois revient à ne plus s’intéresser au discours de l’autre. En somme, je suis persuadé qu’on ne peut pas se passer de la langue de bois en démocratie, qu’elle est consubstantielle au raisonnement, et c’est la raison pour laquelle il faut un espace public ouvert pour permettre de la relativiser par d’autres discours. Mais personne ne maîtrise complètement l’espace public du langage.
16Joanna Nowicki : Je souhaiterais maintenant passer à cette variante de la langue de bois existant en démocratie qu’est le « politiquement correct ». Le terme de langue de bois vient de l’Est et des régimes totalitaires, mais les démocraties ont inventé une langue de bois démocratiquement acceptable qu’elles ont appelée le « politiquement correct ». Ce « politiquement correct » est nourri de bonnes intentions et vise à éviter toute discrimination et toute dérive verbale.
17Dominique Wolton : À mon sens, le politiquement correct n’est pas inventé. Il est « coproduit » par les locuteurs.
18Joanna Nowicki : Peut-être, mais il a bien été inventé au départ, avec l’intention de ne pas heurter, d’éviter de discriminer. Or, il en est arrivé à produire des effets pervers, en occultant la réalité.
19Dominique Wolton : La langue de bois n’occulte pas la réalité, elle la déforme. Ce n’est pas exactement pareil.
20Joanna Nowicki : Tel est le sens de ma question. La langue de bois ou le politiquement correct n’occultent-ils pas la réalité en interdisant de la décrire ?
21Dominique Wolton : Oui, la langue de bois est un formatage, une vision construite de la réalité, qui vise à lui donner un sens. Le politiquement correct démocratique n’est pas de la langue de bois. C’est autre chose. Il y a un cousinage, mais la différence tient à l’intentionnalité qui caractérise la langue de bois, alors que dans le politiquement correct, il y a une sorte de culture partagée, qui vise d’ailleurs à valoriser autant l’émetteur que le récepteur.
22Joanna Nowicki : Pour moi, le politiquement correct conduit à une perversion. Prenons l’ouvrage de Hugues Lagrange « Le Déni des cultures » sur les jeunes immigrés et la controverse qu’il a suscitée pour avoir abordé les problèmes sociaux en France en parlant de la culture. Avant même d’aborder la question de fond, on a attaqué l’auteur précisément sur sa façon de parler du sujet.
23Dominique Wolton : Il s’agit effectivement d’un bon exemple de politiquement correct. Lagrange envisage qu’il y aurait peut-être une dimension culturelle dans les mécanismes de discrimination, indépendamment des inégalités sociales. Or, ce n’est pas « acceptable » car on identifie la culture au culturalisme et donc au communautarisme. Ce glissement renvoie plus au politiquement correct qu’à la langue de bois. En tout cas, c’est un bon exemple de conformisme.
24Joanna Nowicki : L’introduction de l’ouvrage est pourtant très nuancée, mais pas politiquement correcte en France.
25Dominique Wolton : Effectivement, ce sont deux vulgates qui s’opposent. L’une, politiquement correcte, laïque, républicaine, au nom de l’universel, veut bien admettre les inégalités sociales, mais surtout pas les inégalités culturelles qui sont pourtant un enjeu majeur de notre temps.
26Joanna Nowicki : C’est donc bien que le politiquement correct n’est pas seulement une question de vocabulaire ou de style, mais également un formatage intellectuel, une question de posture intellectuelle face au réel. L’impérialisme verbal n’est pas loin.
27Dominique Wolton : Je ne voudrais pas donner trop de pouvoir à l’idée de langue de bois. Elle est peut-être beaucoup plus banale qu’on ne le pense. Elle n’a pas forcément trait à l’exercice du pouvoir symbolique. Des individus ou des groupes s’enferment dans des langues de bois en rapport avec leurs visions du monde. Telle revue managériale explique par exemple que telle entreprise va connaître un superbe essor alors que tout le monde sait qu’elle va être vendue et démembrée. C’est de la langue de bois. On se dit qu’il ne doit pas y avoir un cadre pour y croire. Et pourtant cette presse existe. C’est paradoxal, mais on accepte parfois de la langue de bois, tout en n’étant pas dupe. C’est un peu comme la presse people : les lecteurs en raffolent sans pourtant être dupes. En somme, les rapports entre langue de bois, politiquement correct et idéologie sont complexes et encore à défricher. C’est le deuxième triangle.
28Michaël Oustinoff : S’il existe un tel besoin de langue de bois, comment comprendre que, parallèlement, il y ait aussi une telle demande de « parler vrai » ?
29Dominique Wolton : Parce que l’opinion est lasse du faux-semblant et aimerait que les choses soient « vraies ». Chacun réclame donc du parler vrai. Pour autant, le parler vrai n’est pas forcément mieux souhaité, ou finalement mieux perçu, que la langue de bois. En chacun de nous coexistent deux démarches contradictoires : nous souhaitons la vérité, mais nous ne la supportons pas. C’est comme la langue de bois : elle est un jeu à trois qui fait plus ou moins système. L’émetteur, le message, le récepteur. Le mot langue veut bien dire ce que cela veut dire, c’est une suite d’échanges et d’interactions où tout le monde se retrouve d’une manière ou d’une autre. Sans être structuraliste, on peut dire que le changement est plus « facile » quand les trois éléments de la langue de bois évoluent, ensemble, dans le même sens. Si la langue de bois a toujours existé, il est certain que le changement contemporain de l’espace de communication lui donne un espace encore plus vaste. C’est la contrepartie de la démocratie.
30Michaël Oustinoff : Jean-François Copé, un des cadres montants de l’UMP, vient de publier un livre dont on a parlé dans les médias « Promis, j’arrête la langue de bois ». Il est pourtant un orfèvre en la matière. Comment défendre le « parler vrai » dans une langue de bois quasi intégrale ?
31Dominique Wolton : Parce que les gens n’adhèrent pas au Jean-François Copé parlant vrai, mais au Jean-François Copé partisan, quand ils partagent son idéologie. À mon sens, cette contradiction apparente n’en est pas vraiment une. Ce qui est davantage intéressant, c’est de saisir le moment où le récepteur abandonne sa capacité à décoder et cède au besoin de langue de bois, tout en continuant à aspirer à un langage de vérité. Le cas de De Gaulle est intéressant à cet égard : systématiquement attaqué durant la décennie où il était au pouvoir, tout le monde s’en réclame aujourd’hui.
32Bernard Valade : De Gaulle était un orfèvre en langue de bois. Il a eu cette formule admirable : « J’ai porté le cadavre de la France à bout de bras, en faisant croire à tout le monde qu’il était vivant. » N’est-ce pas extraordinaire ?
33Dominique Wolton : De la pure langue de bois, en effet, qui lui a permis de faire croire aux Français que, hormis quelques cas isolés, tout le monde avait été résistant et l’avait soutenu, ce qui est loin d’être exact historiquement.
34Michaël Oustinoff : Comme titre à ce volume, nous avons choisi de mettre « langues de bois » au pluriel. Qu’en pensez-vous ?
35Dominique Wolton : Cela me semble justifié. Il y a quantité de langues de bois. Chaque milieu a la sienne, y compris le milieu académique, qui est le premier à la condamner chez les autres… La plus nécessaire est celle du milieu médical. Jamais un médecin ne vous dira : « Cher Monsieur, vous avez un cancer généralisé, il vous reste trois mois à vivre. » Cela ne serait pas supportable. Ce serait même une grave faute psychologique de le faire. Au mieux, se contentera-t-il de le suggérer, de vous amener à vous en rendre compte par vous-même. On le leur reproche parfois. Exemple type de double injonction : on reproche au médecin de ne pas dire la vérité alors que, précisément, il ne peut pas la dire.
36Bernard Valade : Ne vous semble-t-il pas, à ce propos, que la langue de bois soit la langue de Dieu ? À relire la patristique, on s’aperçoit que les théologiens pratiquent la langue de bois en s’ingéniant à prouver comme un fait ce qui est par définition indémontrable. Dans un tout autre registre, je voudrais rappeler un texte admirable d’Oscar Wilde, « Le Déclin du mensonge », qu’il faut relire, parallèlement aux « Réflexions sur le mensonge » d’Alexandre Koyré, de cinquante ans postérieur. Ce dernier conclut que l’on n’a pas à dire la vérité au peuple, qu’on ne la lui doit pas.
37Michaël Oustinoff : Je souhaiterais revenir sur votre idée selon laquelle la langue de bois peut s’avérer utile pour éviter les conflits. Cela vaut-il en dehors de la politique ou de la médecine ?
38Dominique Wolton : Bien sûr. Quand une entreprise est au bord de la faillite et du démantèlement, la langue de bois du management est nécessaire pour mobiliser les dernières énergies. Même chose en cas de guerre. Si une situation est perdue, aucun général ne l’avouera jamais. Autrement dit, je crois qu’il y a de nombreuses situations où, pour éviter la vérité, on va recourir au mensonge et à la langue de bois. C’est aussi le moyen de créer une marge de manœuvre. Les deux termes ne sont d’ailleurs pas complètement synonymes. Le mensonge est du côté de l’émetteur. La langue de bois traduit une interaction entre l’émetteur et le récepteur. Un autre exemple me vient à l’esprit. Avec Facebook et les réseaux sociaux les internautes ne pratiqueraient-ils pas la langue de bois ? Oui au sens où chacun annonce au moins cinquante amis.
39Personne n’a jamais cent amis. Échanger sur ce mode, c’est un code pour dire autre chose. En symétrique à cette langue de bois, il y a le désir d’authenticité et de vérité. Pour se dire la vérité, il faut des années d’amitié, d’amour et de négociation. Autrement dit, il faut beaucoup de temps et de négociation pour sortir de la langue de bois ou du moins la réduire au minimum. Je doute que ce soit le cas des réseaux sociaux, mais ils symbolisent de toute façon une quête d’amour et de relation. La langue de bois devient ici une sorte de code de « mensonge ».
40Joanna Nowicki : N’avons-nous pas tendance à donner un sens trop large à la langue de bois ? Quand on parle de « langue de bois », on parle bien d’une langue « morte » et j’aimerais insister sur cette spécificité consistant à nier le vivant, l’inattendu, le spontané. Appeler langue de bois chaque langage convenu me paraît abusif. Je pense que la langue de bois a pour particularité de dénier à l’émetteur comme au récepteur sa liberté de penser et de dire.
41Dominique Wolton : Je suis entièrement d’accord. Il ne faut pas donner un sens trop extensif à la langue de bois, sinon on gommerait toute différence entre stéréotype, langue formelle, mensonge, conformisme, idéologie, etc. Il faut distinguer au cas par cas ce qui relève de l’idéologie, du stéréotype, du conformisme ou du politiquement correct. D’autre part, comme le suggère l’expression elle-même, la langue de bois est faite d’un bois qui bride l’imagination, empêche l’inattendu, essaye de formater le réel, au profit de certitudes définitives. La langue de bois ne recouvre pas forcément la question du pouvoir ; il existe une autonomie entre les deux, mais il y a incontestablement un lien.
42Joanna Nowicki : En se démocratisant, la langue de bois concerne désormais tout le monde. Consacrer un numéro de la revue « Hermès » à la langue de bois avait pour ambition d’en montrer les nuances et de souligner que la plus grande liberté de l’homme, c’est en définitive la liberté de son « style ». En démocratie, on est très attaché au style : style vestimentaire, style de contestation, style de choix de vie. La plus grande des libertés est celle de pouvoir se différencier des autres. La langue de bois la nie.
43Dominique Wolton : Ce qui est paradoxal, c’est que malgré tout, on ne peut pas se passer de la langue de bois. Elle est consubstantielle à l’élargissement de l’espace public. En même temps il faut la combattre constamment.
44Michaël Oustinoff : Dans ce cas, les réseaux sociaux qui constituent un espace public construit « contre » la langue de bois, ne font-ils pas preuve de naïveté dès lors que nous avons également besoin de langue de bois ? Comment ces deux aspects peuvent-ils s’articuler ?
45Dominique Wolton : Facebook et les réseaux sociaux n’ont pas pour seule fonction de lutter contre la langue de bois, mais aussi de créer de nouveaux espaces d’expression. À vrai dire, ils ne sont pas centrés sur la langue de bois. En revanche, quand on nous fait croire que Facebook, c’est de la liberté qui nous est donnée grâce à Internet, on a envie de dire, qu’il y avait également de la liberté ailleurs, avant et par d’autres moyens. La liberté n’a pas été inventée par Facebook. Il y a même une certaine naïveté à croire que Facebook et les réseaux sociaux constituent une alternative durable à la langue de bois. Ils ont pu perturber, momentanément, l’ordre des choses ; mais, à son tour, Facebook et les réseaux sociaux vont glisser vers le conformisme et devenir une nouvelle langue de bois. Pourquoi, d’un seul coup, à cause d’une technique, les hommes seraient plus libres, plus honnêtes, plus vertueux et attentifs à l’autre ?
46Avant de critiquer Facebook, il faut toutefois reconnaître que la jeunesse actuelle n’a guère de marge de manœuvre. La génération 68 ne leur a pas laissé beaucoup de place. Cette génération, à vrai dire, est la reine de la langue de bois en faisant croire qu’elle a atteint le fin fond de l’Histoire ! Voilà quarante ans que le mensonge perdure : « Vous ne pourrez jamais faire aussi fort que nous. Ce que nous avons fait est formidable. » Ce n’est même pas une idéologie, c’est bien de la langue de bois épaisse, nourrie de bonne conscience. Du coup, les générations qui ont entre quarante et cinquante ans et a fortiori celles qui ont entre vingt et quarante ne peuvent plus avoir d’utopie politique car tout a déjà eu lieu… À trop avoir voulu « être » l’Histoire, la génération 68, par sa langue de bois, n’aide pas les autres générations à rêver d’autres utopies. Cela ne donne pas raison, pour autant, à ceux qui, pour des raisons idéologiques et politiques, ont combattu, ce que Mai 68 représente néanmoins comme critique radicale.
47Joanna Nowicki : Je suis bien d’accord. Quand on vient comme moi de l’Europe centrale, on ne peut considérer Mai 68 qu’avec une sympathie amusée, comme s’il s’agissait d’une récréation. J’ai écrit un article à ce sujet qui comparait les deux esprits de révolte, celui de l’Ouest et celui de l’Est. À ce propos, vient de sortir en Pologne un ouvrage d’Andrzej Friszke, « Anatomie de la révolte », où les acteurs de 1968 à l’Est, tels qu’Adam Michnik ou Karol Modzelewski, expliquent qu’ils n’avaient pas de langue pour exprimer leur révolte, parce qu’enfants du régime, ils ne savaient pas formuler leur révolte qu’avec les mots du régime. Les dissidents, les poètes, eux, avaient un autre vocabulaire, venu d’ailleurs, d’avant ou d’autres horizons. Il y a donc une vraie thématique de la langue de bois à l’Est. Ma dernière question portera précisément sur les moyens de combattre la langue de bois. La décortiquer devrait y contribuer, non ? C’est ce que nous avons essayé de faire dans ce numéro.
48Dominique Wolton : Dans la communication généralisée, existe effectivement un mélange permanent entre le pire et le meilleur qui oblige, par contrecoup, à un travail constant de veille. Il n’y a pas de solution à la langue de bois, elle est consubstantielle au fonctionnement social et aussi à la démocratie. Il faut en revanche avoir le courage de conserver un esprit libre pour la critiquer au jour le jour. Nous sommes déjà obligés d’affronter quelques remises en cause sévères. Des exemples ? On pensait que plus il y aurait de médias, plus il y aurait de diversité dans le traitement de la réalité. Le contraire s’est produit. Tout le monde traite de la même chose, en même temps, de la même manière. Même chose pour l’espace public élargi : il aurait dû être beaucoup moins conformiste ; il n’est pas plus ouvert à l’innovation, et surtout à la tolérance, qu’hier. Et la « peopolisation » gagne maintenant tous les univers y compris ceux de la politique et de la connaissance. En outre, plus il y a d’informations, plus il y a de rumeurs. Rien n’est perdu, mais il faut laisser du temps à la démocratie pour lui permettre de s’autoréguler. Autrement dit, on est face à un mélange de langue de bois et d’idéologie. On ne voit que les bienfaits et les progrès que devaient procurer la multiplication des supports, l’arrivée d’Internet, l’augmentation du volume d’informations et les nouvelles interactions… En réalité, tout est plus complexe…
49Je voudrais par ailleurs souligner un autre exemple de langue de bois intégrale, celle de l’urbanisation. Tout le monde semble aujourd’hui rallié à l’idée que l’urbanisation incarne le progrès. « Une société moderne est urbanisée, et l’agriculture et l’industrie sont dépréciées au profit des services et surtout des systèmes d’information. » Il y a pourtant de quoi se poser des questions. Le progrès consiste-t-il vraiment à entasser plus de 60 % de la population dans des tours de banlieue avec un appartement par famille nucléaire ? Sans aucun rapport avec la nature et le travail manuel ? L’avenir est-il d’être enfermé derrière un ordinateur, dans une tour, sans voir personne, mais en interaction technique avec les autres mégapoles ?
50La langue de bois est si prégnante qu’à l’exception de quelques Cassandres, personne n’ose dire que les mégapoles de plus de 10 millions d’habitant sont des désastres anthropologiques ! L’urbanisation galopante de la planète court à la catastrophe, mais comme le progrès est identifié au tertiaire et à l’urbanisation, personne n’ose crier au désastre de peur de passer pour réactionnaire. Vous l’aurez compris, il faut dénoncer le rôle néfaste de la langue de bois progressiste qui renforce tous les conformismes au nom du progrès et qui légitime le politiquement correct, autre source de conformisme. D’ailleurs, voilà peut-être de quoi nourrir une autre réflexion : l’élargissement de la liberté d’expression, ne se traduit pas forcément par plus d’audace et de liberté intellectuelle…
51Michaël Oustinoff : Il me semble qu’en l’occurrence, c’est plutôt le politiquement correct qui joue dans ce domaine.
52Dominique Wolton : Si vous le souhaitez, revenons un instant sur le politiquement correct. Le politiquement correct répond à une logique de véracité qui, par définition évolue. Le politiquement correct de 2010 n’est plus celui d’il y a trois ans. La langue de bois est plus stable. Sans doute parce que plutôt que d’être une langue, il s’agit souvent de mécanismes cognitifs plus profonds, liés au désir d’offre, de stabilité, de clarté…
53Joanna Nowicki : Tel était le sens de ma question. Si la vision du monde dominante constitue elle-même une langue de bois, comment parvenir à la décrypter ?
54Bernard Valade : Ne devrait-on pas, à ce propos, faire le lien entre langue de bois et volonté de puissance, entre le politiquement correct et le mécanisme de la peur ?
55Joanna Nowicki : Un autre mot-clé n’a pas encore été prononcé : celui de conformisme. La chose la plus difficile aujourd’hui, c’est d’être anticonformiste, d’avoir son style, sa personnalité. Le politiquement correct et la langue de bois nous en empêchent. Dans les régimes totalitaires, la langue de bois s’imposait par la peur. Dans les régimes démocratiques, par la peur d’être « exclu ». La peur d’être exclu du groupe, la peur d’être seul, d’être marginalisé.
56Dominique Wolton : Je parlerais pour ma part de « peur molle ». La différence entre la langue de bois et le politiquement correct, c’est que la langue de bois, elle, est toujours du côté du pouvoir.
57Joanna Nowicki : La peur d’être différent, typique de la démocratie, conduit au conformisme des manières de penser.
58Dominique Wolton : C’est la raison pour laquelle je préconise de ne pas galvauder le terme de langue de bois en le généralisant. La langue de bois fait peser un risque sur la démocratie qui, vous le savez, repose sur un pari. Comme aurait pu dire La Boétie, il n’y a rien de pire que les « servitudes volontaires », dont la langue de bois est un acteur. Et finalement le conformisme est un moyen de ne pas exercer de liberté critique. C’est la même chose que le politiquement correct. On s’abrite derrière le plus grand nombre pour ne pas exercer sa liberté critique.
59Bernard Valade : Il y a, à ce propos, une distinction à opérer entre la langue de bois que produisent les logocraties et la langue de bois que nous pratiquons tous de manière un peu badine et qui me paraît extrêmement perverse, dans la mesure où la démocratie est contre nature, du moins le résultat d’une volonté sans cesse renouvelée.
60Michaël Oustinoff : Mais comme, selon vous, la langue de bois sert aussi à communiquer, je me demande si elle ne représente pas un exemple de controverse scientifique.
61Dominique Wolton : J’y vois un inconvénient. Présenter la langue de bois comme un objet de la controverse scientifique suppose que la science soit capable d’indiquer le sens des choses à un instant T. Or, à mon avis, lorsqu’il est question de langage, l’histoire va plus vite que la science. La science pourrait sans doute, à un moment précis, décomposer quelques éléments de la langue de bois, mais pas davantage. De toute façon celle-ci se recompose toujours ailleurs, plus tard. Je pense qu’il faut une fois encore rendre hommage à la littérature, à tout ce qui échappe à la rationalité, pour dynamiter la langue de bois. L’humour dans les pays communistes représentait une formidable école de critique et de liberté.
62Curieusement, il existe une sorte d’impensé de la langue de bois. Certes, ceux qui ont vécu dans les régimes autoritaires ou totalitaires en ont une connaissance fine. Mais cette connaissance intéresse peu, voire très peu, ceux qui n’ont jamais connu ces régimes. Pourtant, il y a là des mécanismes et des dispositifs très sophistiqués, dont certains ont une valeur quasi universelle. L’expérience des régimes autoritaires et totalitaires doit être étudiée pour analyser les ressemblances et les différences, mais aussi pour réfléchir aux deux triangles que j’évoquais : d’une part, « langue de bois / stéréotypes / représentations » ; d’autre part, « langue de bois / politiquement correct / idéologie ».
63Des études de cas devraient permettre d’y voir plus clair, d’autant qu’avec la généralisation des situations de communication, la langue de bois est amenée à se développer, et à se diversifier, chacun ayant naturellement tendance à penser que l’autre y recourt, mais jamais lui-même. On faisait de la langue de bois un des attributs du régime autoritaire, on constate qu’elle s’insinue partout, dans les démocraties, avec l’omniprésence des techniques, des images, des informations, du direct, des controverses. Elle devient presque consubstantielle à la construction d’une espace public transparent, « clair » et « intelligible ».
64Tout se passe comme si la malice des hommes consistait, au fur et à mesure qu’un peu de transparence et de vérité parviennent à s’instaurer, à réinventer des discours et des modes de communication qui iraient à rebours des effets recherchés, pour recréer autant de rigidité, de conformisme, de prêt-à-penser. Les langues de bois contemporaines, bien plus complexes que celles du passé, sont autant de formes d’incommunication. Tout est fait pour rendre clair et compréhensible d’un côté, alors que de l’autre, tout s’obscurcit à nouveau. Au fond, les langues de bois font peut-être également partie du « patrimoine » des démocraties. Cela suppose deux démarches. Il faut s’employer, par du comparatisme fin, à distinguer langue de bois, mensonge et politiquement correct ; autrement dit, il faut élargir la compréhension des mille et un mécanismes subtils auxquels nous avons les uns et les autres recours pour dire et ne pas dire quelque chose. Il faudrait par ailleurs lancer des exercices réciproques d’analyses empiriques pour passer au crible nos diverses langues de bois.