La langue du robinet
1Comment combattre la langue de bois ? Ce devrait être notre première préoccupation, à nous, commentateurs politiques. C’est, en tout cas, la mission que nous proclamons vouloir accomplir. Mais avant de développer ce thème et de voir comment ce combat a évolué ces dernières années avec l’apparition de nouvelles formes de langues de bois (le « parler cash »), balayons devant la porte de notre studio ou de notre rédaction : il y a aussi une langue de bois du commentaire politique. La langue de bois n’est pas l’apanage des responsables politiques et des élus. Ceux qui sont chargés de commenter, d’analyser, d’éditorialiser, ont développé une forme de vulgate spécifique à leur exercice. Comme celle des hommes politiques, la langue de bois des commentateurs a pour objectif principal de ne pas tout dire. Comme celle des hommes politiques, la langue de bois des commentateurs est faite pour leur permettre de s’adresser au plus grand nombre, sans choquer et parfois même en délivrant à l’auditeur et au lecteur une pensée formulée, dans laquelle il puisse se reconnaître.
2Il y a une forme de démagogie, voire de populisme, dans certains commentaires politiques qui procèdent de la même logique que la langue de bois que l’on reproche aux élus. Une autre forme de langue de bois du commentaire est cependant plus compréhensible, ou tout du moins excusable : il ne s’agit pas de cacher quoi que ce soit, il s’agit simplement de ne pas se dévoiler complètement pour tout un tas de raisons plus ou moins vertueuses mais bien logiques ; ne pas dévoiler ses préférences partisanes pour continuer à être lu et écouté par un large public et faire en sorte, dans sa façon d’écrire, que le lecteur, sans savoir quelles sont exactement les convictions politiques de l’auteur, comprenne qu’elles ne prennent pas le pas sur la pertinence de l’analyse. Cette langue de bois peut être considérée comme une nécessaire et minimale hypocrisie… J’en use (et tente de ne pas trop en abuser), je l’avoue, chaque matin sur France Inter !
3Il existe aussi une autre sorte de langue de bois, plus problématique, dans nos métiers de commentateurs : la langue de bois réflexe, faite de formules creuses, de poncifs, de métaphores (guerrières, culinaires, sportives) usées jusqu’à la corde, de positionnements néo-poujadistes ou faussement branchés, facilement moqueurs, légèrement cyniques… Une musique composée de mots et formules à la mode (« improbable », « le vivre ensemble », « cerise sur le gâteau… », « la balle est dans le camp du gouvernement », « appétence »), une sorte de discours automatique, un robinet à commentaire tiède et consensuel comme un nappage sucré pour faire passer des questions complexes qui nécessiteraient plus de temps d’antenne, de nuance et de culture. C’est une logorrhée que l’on pourrait qualifier de « langue de bois du robinet ». Le commentaire politique est sans fin, il revient sans cesse, il faut produire pour que le robinet soit toujours alimenté. J’essaie de toutes mes forces, chaque matin, de ne pas passer par cette tuyauterie. Mais c’est souvent après coup que je me rends compte que je n’ai pas réussi à sortir de l’eau tiède et grisâtre.
Le parler cash
4La langue de bois des journalistes s’adapte à celle des politiques, qui elle-même s’adapte au rythme de la presse autant qu’au ton général des médias audiovisuels et de leur langue cool. Voilà donc le mécanisme du serpent qui se mord la queue bien en place : l’imitateur est singé par l’imité (Xavier Bertrand en est la caricature) !
5L’une des tendances les plus spectaculaires de ces dernières années est l’avènement de ce que l’on peut appeler le « parler cash ». Le parler cash est une façon de faire mine de rejeter la langue de bois, c’est-à-dire la phraséologie politique destinée à tourner autour du pot. Avec le parler cash, il faut que l’auditoire se dise « celui-là, il est franc, il ne nous baratine pas ». Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy sont les papes de cette méthode. La campagne présidentielle de 2007 fut l’âge d’or du parler cash. Ségolène Royal, qui se voulait briseuse des tabous de la gauche, et Nicolas Sarkozy, qui voulait que les politiques retrouvent le contact avec le peuple, se sont mis, chacun dans leur style, à parler directement au peuple en utilisant un langage censé reprendre le vocabulaire de tous les jours et de tout le monde. Un langage qui s’est construit à force de recherches destinées à fournir un discours avec « de vrais morceaux de phrases de vrais Français dedans » comme le dit la publicité pour les yaourts aux « vrais morceaux de fruits dedans » !
6Ce parler cash appauvrit le langage politique en bannissant la nuance au profit des couleurs vives et criardes. On simplifie plutôt que de vulgariser. Quand Ségolène Royal invente et arrive à imposer l’expression « vie chère » qui véhicule un message évident, c’est aussi une forme d’appauvrissement du discours économique. Quand Nicolas Sarkozy oublie les négations avec ses « chui pas » au lieu de « je ne suis pas », ou quand il relâche son langage, au milieu d’ouvriers, jusqu’à dire, en février 2009 dans une entreprise de sous-traitance automobile, « si y en a que ça les démange d’augmenter les impôts, pas moi », on est au sommet de l’art – si l’on peut dire – du parler cash. François Mitterrand, qui en matière de gouvernance ne mérite pas particulièrement d’être épargné, avait cependant une qualité. Pour s’adresser au plus grand nombre, il disait s’inspirer d’Erkmann et Chatrian, ces deux auteurs de contes populaires du xixe siècle : réduction drastique du vocabulaire, pas plus de deux centaines de mots mais – pour valoriser l’auditoire – utilisation sans limite d’une syntaxe sophistiquée et même de l’imparfait du subjonctif.
7Avec le parler cash, on est loin de cette époque. Généralement, un propos cash commence avec une moue de franchise et une petite phrase introductive du genre « Vous voulez vraiment savoir ce que j’en pense ? Eh bien je vais vous le dire… » (sous-entendu, « moi je ne pratique pas la langue de bois »). Suivent des indignations « inadmissible », « intolérable », et des désignations « racaille », « patrons voyous », « privilégiés », « gens du voyage »… Exemple de parler cash, toujours en 2009 : Laurent Wauquiez, alors secrétaire d’État chargé de l’Emploi, réagissait aux profits et aux suppressions de postes chez Total. En deux phrases, bien senties, limite autoritaires, il a menacé Total. « Moi, je vais vous dire… ça, ça me reste en travers de la gorge » dit-il en joignant le geste à la parole. En fait, l’État ne fera rien. D’ailleurs, François Fillon a contredit son ministre le lendemain. Laurent Wauquiez aura, au moins, peaufiné son image de gars bien, qui parle avec ses tripes.
8En réalité, on s’aperçoit que le parler cash est (était… comme on le verra plus loin) le stade ultime de la langue de bois moderne puisqu’il ne dit rien. C’est souvent une réaction émotive produite à chaud, devant une usine en difficulté, ou au lendemain d’un fait-divers choquant, de préférence devant des ouvriers inquiets ou des parents de victimes encore secoués. Une parole cash devient un acte politique en lui-même mais un acte creux, et nous (les journalistes) en sommes coresponsables puisque notre industrie vit à jets continus avec Internet et les chaînes tout-info. Elle réclame de l’info politique à outrance, à un rythme bien trop soutenu, bien plus rapide en tout cas que le vrai rythme de l’action politique, de la fabrication du droit, de la mise en œuvre des décisions qui nécessite son cortège de débats, d’expertise, ses contraintes budgétaires et ses allers et retours parlementaires.
9D’ailleurs, quand il se passe quelque chose, nous demandons d’abord aux politiques « quelle est votre réaction ? ». Mais devant un événement ou une situation nouvelle, une réaction n’est que l’expression d’un sentiment et il n’informe finalement que très peu sur l’essentiel, c’est-à-dire sur ce qu’il faut faire. En demandant systématiquement aux politiques « quelle est votre réaction ? » plutôt que « quelle est votre action ? », nous les incitons au parler cash, nous nourrissons et suscitons cette nouvelle forme de langue de bois qui nous arrange bien, tout simplement parce qu’elle ressemble à notre langue. Mais, contrairement à ce que l’on pourrait croire, le parler cash est maintenant devenue une langue inefficace et contre-productive, une langue anachronique. Nicolas Sarkozy ne s’en est visiblement pas encore aperçu et il le paie dans les enquêtes d’opinion depuis le printemps 2010. Le parler cash ne résiste pas à la « tyrannie de la cohérence » que subit de plein fouet le président.
La tyrannie de la cohérence
10En persistant dans le « parler cash » alors qu’il est président, Nicolas Sarkozy commet une faute politique (cf. les réactions aux violences de cet été 2010). L’efficacité du « parler cash » ne peut pas être la même une fois que l’on a revêtu les habits du monarque républicain qu’est le président de la République française. Non seulement la vulgarité du parler cash ne sied pas à la fonction, mais cette forme d’expression, faite d’affirmations péremptoires et volontaristes à un rythme soutenu, se fracasse contre un phénomène nouveau que subissent désormais les politiques et principalement les hauts dirigeants : « la tyrannie de la cohérence ».
11Nicolas Sarkozy subit un « désamour », pour reprendre le terme d’un député UMP, qu’il faut aussi analyser à l’aune de l’évolution du débat public de ces dernières années. Outre les raisons classiques liées à la crise, aux promesses non tenues et au style du président, il y a aussi le fait que Nicolas Sarkozy est soumis à un phénomène nouveau et tyrannique que ne subissaient pas ses prédécesseurs. C’est sans doute une tyrannie salutaire (si l’on peut employer cet oxymore)… mais c’est pour lui une tyrannie : aucun autre président avant lui ne se voyait à ce point et en permanence mis en face de ses contradictions. Sous Mitterrand ou sous Chirac, les médias ne comparaient pas au jour le jour ce qui avait été dit avec ce qui était fait, ou même ce qui était dit à un moment donné avec ce qui avait été dit avant. Un exemple : en 1997 quand Jacques Chirac annonce qu’il dissout l’Assemblée nationale, aucun média audiovisuel n’avait mis cette déclaration fracassante en regard avec une autre déclaration faite deux ans plus tôt, lors de la campagne de 1995, dans laquelle il affirmait que la dissolution de l’Assemblée ne devrait être prononcée que si la République était en danger.
12J’étais, à l’époque, journaliste au service étranger de RTL, j’avais gardé le « bobino » de la première déclaration sur le sujet du candidat Chirac en 1995 dont j’avais couvert la campagne (j’étais alors au service politique intérieure de RTL). Le directeur de la rédaction et le chef du service politique d’alors n’ont pas voulu que je fasse un sujet rapprochant la déclaration du candidat Chirac 95 et celle du Chirac président 97. Les deux Chirac étaient en complète contradiction. Seuls quelques journaux de presse écrite ont rappelé cette contradiction, presqu’en annexe ! Il ne s’agissait pas de censure… ça ne se faisait pas, voilà tout. Ni la radio ni la télévision n’ont souligné ce grand écart. Mes chefs m’avaient répondu qu’on n’allait pas commencer à mettre en contradiction les hommes politiques avec eux-mêmes. Heureusement pour Jacques Chirac d’ailleurs, quand on connaît le large éventail d’opinions dont il s’est réclamé durant sa longue carrière.
13Les temps ont changé et aujourd’hui, on commencerait par mettre les deux déclarations (95 et 97) en face l’une de l’autre pour souligner le côté girouette du personnage. Le traitement du discours politique par la presse a donc changé, et pour un tas de raisons qui n’ont rien à voir avec une supposée plus ou moins grande audace ou liberté des journalistes. C’est une question d’abord bêtement technique. Nous sommes passés de la bande magnétique et vidéo au numérique et nous pouvons conserver, chacun d’entre nous, journaliste ou non, et classer tout ce qui se dit. La mémoire politique s’est démocratisée ! Internet fait le reste : tout est à la disposition de tout le monde en un clic. Les sites d’informations comme Rue89, Médiapart, Arrêt sur Images ou Slate font ce travail dit de fact checking. Un travail que fait depuis longtemps et le plus naturellement du monde la presse anglo-saxonne. Le reste de la presse française (hors Internet) s’y met aussi dans un même élan. Et c’est absolument ravageur pour le mode de communication de Nicolas Sarkozy qui a été élaboré, selon des critères dépassés, par de vieux publicitaires du xxe siècle, c’est-à-dire du siècle de la télévision !
14Le discours du président de la République, emprunt de volontarisme, truffé d’affirmation d’action, ponctué de promesses de résultats rapides et suggérant en permanence la rupture par rapport à un immobilisme du passé, a aussi modifié le rapport du journaliste politique au discours politique. Nicolas Sarkozy le subit de plein fouet. La concentration des pouvoirs et des annonces à l’Élysée accentue le désastre. Le président abandonne la taxe carbone, et voilà les radios, les télés – et plus seulement les sites Internet d’information ou le petit journal de Yann Bartez sur Canal Plus – qui rappellent toutes les déclarations précédentes : « la taxe carbone, c’est aussi important que la décolonisation » disait Nicolas Sarkozy. On met ces différentes déclarations contradictoires en regard avant même de faire réagir l’opposition à ses derniers propos. Le président devient sa propre opposition. Sur la sécurité, le Grand Paris, demain sans doute sur la réforme de l’instruction, le président subit les chocs audiovisuels de la différence entre les discours et les résultats et aussi, presque pire, entre les discours tout court. Cette « tyrannie de la cohérence » est nouvelle dans le débat politique français. Ce nouvel état de fait doit servir de leçon pour tous les prétendants à l’Élysée pour 2012 qui devraient faire attention à ce qu’ils disent (et à la façon dont ils le disent) dès maintenant. Internet et le numérique obligent les hommes et les femmes politiques à plus de constance en imposant une impitoyable « tyrannie de la cohérence ».
15Le commentaire politique se nourrit de plus en plus de l’analyse de ces incohérences. Cette évolution du rapport entre le discours et son commentaire est certainement bienvenue après des décennies de consanguinité entre les politiques et les commentateurs…