CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le terme « langue de bois » est d’une extrême polysémie : il s’utilise, pourrait-on dire, à tout bout de champ, tant ses emplois sont vastes. Un ouvrage récent en témoigne, car, sous le titre de Langue de bois. Décryptage irrévérencieux du politiquement correct et des dessous de la langue, l’auteur s’applique à en analyser les manifestations dans les domaines les plus divers : économie, médias, politique, publicité, sport, société, etc. (Guilleron, 2010). C’est que le terme n’est plus réservé, du moins dans l’usage courant, au domaine de la seule politique. Un autre ouvrage récent comme Une histoire de la langue de bois, de Lénine à Sarkozy (Delporte, 2009) ne couvre donc par définition qu’une partie des emplois possibles de ce concept devenu protéiforme en français. Qui plus est, la langue de bois serait aujourd’hui en voie de disparition.

2On citera un troisième ouvrage au titre on ne peut plus parlant Promis, j’arrête la langue de bois de Jean-François Copé (2006), mais que les hommes et femmes politiques de tous bords sont prêts à reprendre à leur compte : la nouvelle communication, qu’elle relève ou non de la sphère politique, aurait abandonné la langue de bois, vestige ringard du passé, au profit du « parler vrai ». Mais le « parler vrai » n’est souvent en réalité que la dernière manifestation en date de la langue de bois et de ce que l’on pourrait appeler la nouvelle communication, qu’il s’agit tout autant d’apprendre à décrypter. Pour s’orienter dans cette jungle d’acceptions les plus diverses, voire les plus contradictoires que peut revêtir le terme de « langue de bois », Orwell constitue un fil d’Ariane de premier ordre : mieux encore, il permet d’en faire apparaître le dénominateur commun.

Langue(s) de bois et langue totalitaire : bref historique d’un glissement de sens paradoxal

3Pour aller vite, on peut dire que le terme de « langue de bois » est, en réalité, un emprunt au russe par l’intermédiaire du polonais. En effet, c’est à l’occasion du mouvement initié par le syndicat Solidarno??, au début des années 1980, que la presse française (et notamment le journal Libération) utilise ce terme pour traduire le polonais dretwa mowa (littéralement : « langue figée ») ou drewniana mowa, lui-même calque sur le russe derev’annyj jazyk[1]. Dans ce contexte, la langue de bois est celle, très précisément, du régime soviétique pris pour cible en tant que régime totalitaire étendant sa domination sur la Pologne du Général Wojciech Jaruzelski. D’autres vocables se concurrençaient en polonais pour dénommer cette langue, car outre drewniany jezyk (« langue d’arbre ») et jezyk propagandy (« langue de propagande »), on trouve également l’assimilation à la nowomowa, traduction-calque correspondant au newspeak d’Orwell (Pineira et Tournier, 1989), que l’on traduit en français par novlangue et, en russe, par novojaz. Le calque en russe est, à cet égard, on ne peut plus parlant. Il semble bancal en ce sens qu’il faudrait, en bonne logique, traduire newspeak par novojazyk, mais ce n’est là qu’une impression : on reconnaît immédiatement dans cette troncation un procédé courant de la « sovietlangue » (komintern, agitprop, etc.).

4Aujourd’hui, pour un Polonais, ou, plus généralement, pour un habitant de l’Autre Europe ou de l’Europe de l’Est, le terme de « langue de bois » n’évoque pas du tout la même chose que pour un Français (la remarque vaut sans doute pour tous les francophones). Dans son acception la plus courante, notamment depuis la chute du mur de Berlin, la langue de bois fait penser (pour s’en tenir à la sphère politique), hors contexte, à son utilisation dans le cadre des régimes démocratiques. La preuve en est qu’il faut normalement ajouter une précision si l’on veut éviter les malentendus. On dira ainsi « la langue de bois de l’ex-Union soviétique », etc. Il n’en va pas de même en polonais : la précision y est inutile. Voilà qui explique, en particulier, un paradoxe : le terme « langue de bois », emprunté au polonais et au russe, n’est plus traduisible par l’expression même dont il est le calque. L’extension de sens qu’il a connue en français est telle que cette rétrotraduction devient le plus souvent inopérante.

5Un court, mais excellent article (Shapina, 2008) fait le tour de la question, en partant du russe : il signale que, déjà du temps du tsarisme, la langue de l’administration était qualifiée de « langue de chêne » (dubovyj jazyk) en raison de sa rigidité, pour se transformer en « langue de bois » à l’époque bolchevique. Mais ce terme a un sens fondamentalement politique. Il est impossible, par exemple, de garder l’expression « langue de bois » en russe dans la phrase suivante, pourtant banale en français (il s’agit d’un extrait de L’Express du 23 mars 1984) : « Si les élèves, dès leur plus jeune âge, sont “bloqués” dans cette discipline [le français], c’est à cause de l’écart grandissant entre la langue scolaire, véritable “langue de bois”, qu’ils sont censés utiliser à l’école, et celle de leurs parents, de la rue, de la vie » (ibid.). C’est que l’expression est utilisée ici sans connotation politique. Voilà pourquoi, comme le relève à juste titre Lyudmila Nikolaevna Shapina, dans un dictionnaire franco-russe « langue de bois » n’est plus traduite par derevjannyj jazyk, mais par shablonnyj, kazënnyj jazyk (« langue stéréotypée, administrative ») putanaja boltovn’a (« verbiage incompréhensible ») [2].

6La boucle est bouclée : en raison de l’extension prise par « langue de bois » en français, le terme devient intraduisible par le terme qui lui a donné naissance dans un très grand nombre de cas. La constatation peut d’ailleurs s’étendre à bien d’autres langues : la traduction de « langue de bois » en anglais, en allemand, et dans bien d’autres langues est tout aussi problématique… sauf quand « langue de bois », justement, est synonyme de novlangue. Comment expliquer qu’une telle polysémie ait pu apparaître, ne serait-ce que dans une seule langue (le français faisant, à notre connaissance, figure d’exception) ? Orwell en fournit la clé.

Orwell : de la langue de la politique à la « novlangue »

7On associe habituellement Orwell à son roman 1984. Viennent immédiatement à l’esprit Big Brother et, en l’occurrence, la novlangue, qui sont rentrés dans l’usage courant (y compris dans les autres langues : le newspeak est devenu en allemand Neusprech, en italien neolingua, en norvégien nytale, etc.). La novlangue est la langue du système totalitaire par excellence décrit dans 1984, et l’œuvre est suffisamment connue pour qu’il ne soit pas besoin de l’analyser ici dans le détail. Ce qu’on sait moins, c’est que la novlangue n’est que l’aboutissement, sur le mode fictionnel, d’une réflexion profonde sur la langue en général et sur son utilisation dans l’espace public en particulier – et pas seulement dans les régimes totalitaires. Il est donc facile, notamment, de parler de novlangue en démocratie. Ce premier glissement de sens, Orwell l’avait déjà, pour ainsi dire, effectué en amont, dans l’article intitulé « Politics and the English Language » (« La politique et la langue anglaise ») qu’il avait écrit en 1946, au sortir de la guerre, soit deux années avant d’achever la rédaction de 1984[3]. L’article se lit comme une attaque en règle contre l’utilisation mécanique, stéréotypée de la langue en politique : « In our time it is broadly true that political writing is bad writing. Where it is not true, it will generally be found that the writer is some kind of rebel, expressing his private opinions and not a “party line.” Orthodoxy, of whatever color, seems to demand a lifeless, imitative style » (Orwell, 1946) [4].

8L’exercice est tellement mécanique qu’il semble transformer celui qui le pratique en machine : « When one watches some tired hack on the platform mechanically repeating the familiar phrases – “bestial atrocities, iron heel, bloodstained tyranny, free peoples of the world, stand shoulder to shoulder” – one often has a curious feeling that one is not watching a live human being but some kind of dummy. […] A speaker who uses that kind of phraseology has gone some distance towards turning himself into a machine » [5].

9On est là dans la langue de bois, pourrait-on dire, « classique » : une langue faite, littéralement, de bois, en cela qu’elle est mécanique, stéréotypée, et perçue comme telle. Inutile de dire que cette langue n’est pas l’apanage des politiques. Mais Orwell ne lui donne pas de nom spécifique, car la langue anglaise ne lui en fournit aucun [6]. Pas plus, d’ailleurs, que pour caractériser la fonction de l’utilisation de cette langue stéréotypée, qu’il définit laconiquement d’une phrase : « In our time, political speech and writing are largely the defense of the indefensible » (ibid.).

10La « défense de l’indéfendable » : telle est la logique sous-jacente. Et pas seulement dans les régimes autoritaires ou totalitaires, comme l’extrait suivant le démontre sans la moindre ambiguïté (Orwell, 2001, p. 169) : « Les discours et les écrits politiques sont aujourd’hui pour l’essentiel une défense de l’indéfendable. Des faits tels que le maintien de la domination britannique en Inde, les purges et les déportations en Russie, le largage de bombes atomiques sur le Japon peuvent sans doute être défendus, mais seulement à l’aide d’arguments d’une brutalité insupportable et qui ne cadrent pas avec les buts affichés des partis politiques. Le langage politique doit donc principalement consister en euphémismes, pétitions de principe et imprécisions nébuleuses. Des villages sans défense subissent des bombardements aériens, leurs habitants sont chassés dans les campagnes, leur bétail est mitraillé, leurs huttes sont détruites par des bombes incendiaires : cela s’appelle la pacification. Des millions de paysans sont expulsés de leur ferme et jetés sur les routes sans autre viatique que ce qu’ils peuvent emporter : cela s’appelle un transfert de population ou une rectification de frontière. Des gens sont emprisonnés sans jugement pendant des années, ou abattus d’une balle dans la nuque, ou envoyés dans les camps de bûcherons de l’Arctique pour y mourir du scorbut : cela s’appelle l’élimination des éléments suspects [unreliable elements]. Cette phraséologie est nécessaire si l’on veut nommer les choses sans évoquer les images mentales correspondantes. »

11La novlangue est donc bien à l’origine la transposition de cette logique poussée à l’extrême, dans le cadre d’un monde crépusculaire asservi par le totalitarisme. Il n’en demeure pas moins que la manipulation de l’information à des fins politiques ne lui appartient pas en propre. Pour s’en tenir au monde occidental, on pourrait aisément remonter jusqu’à l’Antiquité et aux sophistes attaqués par Platon (Delporte, 2009) : c’est ce qui explique que l’on utilise encore le terme de novlangue dans le cadre des régimes démocratiques. On ne s’est pas privé, par exemple, dans le monde anglophone, d’accuser l’administration Bush de recourir au newspeak pour justifier l’intervention américaine en Irak ; travaillistes comme conservateurs au Royaume-Uni ne manquent pas de s’accuser mutuellement du même travers, mais on peut aller beaucoup plus loin encore dans l’extension du concept [7]. Le français en constitue apparemment le cas le plus achevé : toute utilisation du langage qui s’écarte du « parler vrai » peut en effet se voir qualifier, par contraste, de « langue de bois ». N’est-ce pas là un signe des temps, né du sentiment que la langue de bois est omniprésente, et pas seulement chez nos politiques ?

Langue(s) de bois et « parler vrai »

12Un tel succès a un revers : celui de se faire de plus en plus remarquer. Or, la meilleure langue de bois est celle qui ne se voit pas : quand ses ressorts apparaissent trop clairement, elle se ringardise et devient obsolète. Orwell, en notant à quel point la langue des politiques de son temps semblait les transformer en pantins articulés, nous les rend sinistres, mais Bergson les trouverait sans doute comiques, puisqu’il s’agit là d’une mécanique plaquée sur du vivant. Dans un cas comme dans l’autre, on va à l’encontre du but poursuivi qui est, en régime démocratique, de convaincre (y compris par la manipulation) plutôt que d’asservir.

13Orwell préconisait que l’on s’exprime en « bon anglais » (plain English), c’est-à-dire dans une langue simple, directe et sans artifices. Plus précisément encore, il donnait six règles à suivre : ne jamais utiliser une métaphore, une comparaison, ou toute autre figure de style que l’on soit habitué à voir imprimée ; ne jamais utiliser un mot long quand un mot court fait l’affaire ; s’il est possible de retrancher un mot, toujours le retrancher ; ne jamais utiliser le passif quand on peut utiliser l’actif ; ne jamais se servir de locution étrangère, de terme savant, ou de mot de jargon quand on dispose d’un équivalent dans la langue de tous les jours ; enfreindre n’importe laquelle des règles précédentes plutôt que d’aboutir à quelque chose de barbare. Visiblement, son article n’a rien perdu de son actualité. La preuve en est qu’un assez grand nombre de nos contemporains semblent aujourd’hui lui faire écho. On n’en prendra qu’un exemple, cette fois-ci en dehors du champ politique, à savoir celui de la communication des entreprises.

14Laissons donc la parole à Patrick Arnoux et à l’article qu’il a écrit pour Le Nouvel Économiste (2008) au titre on ne peut plus évocateur : « Le numérique va dynamiter la langue de bois en vigueur dans les entreprises. » L’auteur n’y va pas par quatre chemins : « Avec ses formules toutes faites, son jargon et ses expressions convenues, la langue de bois a envahi la communication “corporate”. Elle n’est plus l’apanage des hommes politiques mais se déploie dans toute la sphère microéconomique comme l’art de l’esquive, grâce à ce “prêt à communiquer pour ne rien dire” défini par le Petit Larousse comme une “manière rigide de s’exprimer en multipliant les stéréotypes et les formules figées, notamment en politique”. Les Allemands parlent de “langue de béton”, les Chinois de “langue de plomb”, les Cubains du “tac-tac”… Les langues changent, mais il s’agit toujours du même bla-bla banalisant permettant de faire l’économie d’un message réel et d’un robuste parler vrai quand la situation paraît insaisissable. »

15En 2009, le même journal consacrait un dossier aux « règles du jeu » du storytelling. La langue de bois ne faisait déjà plus recette, comme le souligne Alain Roux (2009) : « Le consommateur ne prend plus pour argent comptant les discours informatifs des entreprises et de leurs marques. Il se détourne de leur communication traditionnelle. De ce fait, pour se faire entendre, celles-ci se mettent en scène en racontant leur histoire ou des séquences de leur histoire. Et jouent la transparence pour être plus crédibles. Au risque de surjouer l’authenticité. Car l’histoire est romancée, esthétisée ou enjolivée. Et peut mener aux mensonges et à la manipulation. Gare alors au retour de bâton. Reste donc à trouver le subtil dosage entre récit et réalité – à placer le curseur entre la vérité pure et la manipulation. »

16Pour ces deux auteurs, comme pour bien d’autres analystes, un tel phénomène s’explique par le développement des nouvelles sources d’information qui rendent les consommateurs (dans le domaine de l’économie) ou les électeurs (dans le domaine de la politique) de plus en plus à même de décrypter les discours, qu’ils soient « informatifs » ou « politiques », et l’on pourrait généraliser le propos. Pour Patrick Arnoux, la solution est simple : « Internet a changé la donne : les bruits de couloirs, hier cantonnés en interne, ont désormais trouvé une impressionnante caisse de résonance. Les nouvelles technologies, voilà le meilleur antidote. » (Arnoux, 2010). Autrement dit, on se trouverait à une nouvelle phase de la communication : au lieu de recourir, comme par le passé, à la langue de bois opacifiante et manipulatrice, la « nouvelle communication » se voit entraînée dans un cycle vertueux par les nouvelles technologies de l’information et de la communication, Internet en tête, qui consiste à recourir au « parler vrai ». N’est-ce pas là une vision par trop idyllique des choses ? Qu’en aurait pensé Orwell ?

Conclusion

17Que la communication s’évertue à jouer la carte de la transparence, en raison de la pression de l’opinion publique, aujourd’hui mieux informée, personne ne s’en plaindra. Néanmoins, ce serait se tromper que de croire que le « parler vrai » soit la panacée. Si Orwell préconise de s’exprimer dans une langue simple et directe, c’est là une condition nécessaire mais non suffisante de « transparence ». Il est inutile d’être grand clerc pour savoir que l’on peut manipuler les autres avec des mots simples. L’exemple des spin doctors est à cet égard éclairant : les conseils qu’ils ont donnés aux hommes et aux femmes politiques les ont amenés à recourir à une langue qui s’écarte le moins possible de la langue de tous les jours et qui fait mouche.

18Le « parler vrai » peut très bien se révéler comme la plus récente manifestation de la langue de bois. Plus que jamais, l’heure est au décryptage. Qui peut croire que la technique, fût-elle « nouvelle » soit le remède absolu ? (Wolton, 2005). De ce point de vue, le fait que le français donne à la « langue de bois » une polysémie si vaste est un atout conceptuel non négligeable en permettant de démultiplier la perspective sur une faculté inhérente au langage : celui de dire la vérité comme de la manipuler, pour le meilleur comme pour le pire. Sans oublier les cas de figure intermédiaires. Car il n’est pas toujours possible de dire « directement » les choses. Les langues de bois ont donc de beaux jours devant elles, quels qu’en soient les avatars. Le « parler vrai », certes dernier en date, n’en est qu’un parmi d’autres.

Notes

  • [1]
    Dans drewniana (pol.) et derev’annyj (rus.) on reconnaît la racine indo-européenne *deru-, qui a donné, par exemple, d?ru en sanskrit, doru en grec et tree en anglais (« arbre »). Au russe jazyk correspond également le polonais j?zyk, mais mowa (que l’on retrouve, par exemple, en ukrainien) signifie plus exactement « langue, parole », le verbe mowi? signifiant « parler ».
  • [2]
    On signalera au passage que le dictionnaire en question aurait pu (dû ?) inclure également la traduction, sinon par derev’annyj jazyk, du moins par novojaz, lorsque « langue de bois » est synonyme de novlangue.
  • [3]
    Le calcul est simple à faire : Orwell écrit son roman en 1948, et inverse les deux derniers chiffres pour se projeter dans un futur à l’époque perçu comme lointain. Le roman paraît l’année suivante à Londres.
  • [4]
    « À notre époque, on peut dire que dans l’ensemble les textes politiques sont mal écrits. Quand tel n’est pas le cas, il s’avère en général que celui qui les rédige est une sorte de rebelle, qui exprime ses propres opinions et non la “ligne d’un parti”. L’orthodoxie, quelle qu’en soit la couleur, semble exiger un style imitatif et sans vie » (notre traduction).
  • [5]
    « Lorsque l’on observe un politicard fatigué répéter mécaniquement à la tribune les formules familières – atrocités sans nom, le “talon de fer”, la tyrannie sanguinaire, les peuples libres de la planète, se serrer les coudes – on a souvent l’impression curieuse que ce n’est pas un être vivant que l’on voit, mais une sorte de pantin articulé. […] L’orateur qui utilise ce genre de phraséologie est en bonne voie pour se transformer en machine. » (notre traduction).
  • [6]
    Il en serait de même aujourd’hui : le calque « wooden language » existe bien, mais reste peu employé. Sur Google, il correspond à 7060 entrées ; « langue de bois » en compte pas moins de 438 000.
  • [7]
    Dans le domaine anglophone, à la novlangue d’Orwell (newspeak) est venu s’ajouter notamment le doublespeak (littéralement, « doublelangue »), néologisme forgé par William D. Lutz (1989 et 1996) sur le modèle du doublethink orwellien (« doublepensée ») mais appliqué aux régimes démocratiques (en particulier aux États-Unis). Le terme a fait florès : 382 000 résultats sur Google, soit presque autant que newspeak (413 000 résultats). La définition en est la suivante (Lutz, 1996, p. 6) : « Doublespeak is language that pretends to communicate but really doesn’t. It is language that makes the bad seem good, the negative appear positive, the unpleasant appear attractive or at least tolerable. Doublespeak is language that avoids or shifts responsibility, language that is at variance with its real or purported meaning. It is language that conceals or prevents thought; rather than extending thought, doublespeak limits it. » (« La doublelangue est une langue qui prétend servir à communiquer mais qui en réalité fait tout le contraire : c’est une langue qui donne au mal l’apparence du bien, qui fait passer le négatif pour positif, le déplaisant pour attirant ou, du moins, tolérable. La doublelangue est une langue qui évite ou déplace la responsabilité, une langue qui est en désaccord avec son sens véritable ou supposé. C’est une langue qui dissimule ou entrave la pensée : plutôt que de lui permettre de s’étendre, la doublelangue en réduit la portée ») [notre traduction].
Français

Le terme « langue de bois » est d’une extrême polysémie en français. Il n’en a pas toujours été ainsi : apparu dans les années 1980, le mot est un emprunt au russe, par l’intermédiaire, semble-t-il, du polonais, au moment des événements de Gdansk et du mouvement lancé par le syndicat Solidarność. Comment un terme servant à qualifier la langue d’un régime totalitaire, synonyme de novlangue orwellienne, en est-il venu à couvrir une si grande variété d’emplois, le rendant intraduisible ? L’explication se trouve chez Orwell : dans un article célèbre portant sur la langue de la politique, il soutient que la déformation de la vérité n’est pas l’apanage des régimes totalitaires. Aujourd’hui, l’heure est au « parler vrai » : mais force est de constater que ce n’est là, bien souvent, que le dernier avatar en date de la langue de bois.

Mots-clés

  • langue de bois
  • novlangue
  • newspeak
  • spin doctors
  • storytelling
  • sophistes
  • parler vrai

Références bibliographiques

  • Arnoux, P., « Le numérique va dynamiter la langue de bois en vigueur dans les entreprises », Le Nouvel Économiste, n° 1507, 4 février 2010.
  • Copé, J.-F., Promis, j’arrête la langue de bois, Paris, Hachette Littérature, 2006.
  • Delporte, C., Une Histoire de la langue de bois, de Lénine à Sarkozy, Paris, Flammarion (coll. « Histoire »), 2009.
  • Guilleron, G., Langue de bois. Décryptage irrévérencieux du politiquement correct et des dessous de la langue, Paris, First Editions, 2010.
  • Lutz, W. D., Doublespeak. From « Revenue Enhancement » to « Terminal Living » : How Government, Business, Advertisers, and Others Use Language to Deceive You, New York, Harper & Row, 1989.
  • Lutz, W. D., The New Doublespeak. Why No One Knows What Anyone’s Saying Anymore, New York, Harper Collins Publishers, 1996.
  • Orwell, G., Nineteen Eighty-Four, introd. par Thomas Pyncheon, Londres, Penguin Books, 2004 (1re éd. 1949).
  • Orwell, G., « Politics and the English Language », Horizon, avril 1946.
  • Orwell, G., « La politique et la langue anglaise » (1946), Essais, articles, lettres, volume IV (1950), traduit de l’anglais par Anne Krief, Bernard Pécheur et Jaime Semprun, Paris, Ivrea, 2001.
  • Roux, A., « Storytelling. Les règles du jeu », Le Nouvel Économiste, n° 1490, jeudi 24 septembre 2009.
  • Shapina, L. N., « Efemizmy v sotsial’nyx sferax dejatel’nosti : politkorreknost’ i “derevjannyj jazyk” (na primere frantsuzskogo jazyka) » [Les euphémismes dans l’espace public : le politiquement correct et la “langue de bois” (l’exemple de la langue française) »], Vestnik Adygejskogo gosudarstvennogo universiteta, Adygueïsk (Russie), 2008.
  • Wolton, D., Il faut sauver la communication, Paris, Champs-Flammarion, 2005.
Michaël Oustinoff
Michaël Oustinoff, maître de conférences HDR (traductologie) à l’Institut du monde anglophone, Université Paris III – Sorbonne Nouvelle, est membre l’EA 4356 (Prismes), ainsi que du comité de rédaction de la revue Palimpsestes (PSN) et de la rédaction en chef de la revue Hermès. Il est notamment l’auteur de Bilinguisme et auto-traduction. Julien Green, Samuel Beckett, Vladimir Nabokov (L’Harmattan, 2001) et de La Traduction (coll. « Que sais-je ? », 3e éd. 2009).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.3917/herm.058.0013
Pour citer cet article
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