1La communication, pratiquée par les professionnels de la communication, celles et ceux qu’on appelle les communicants, est-elle le masque de la langue de bois ? Ou plutôt la langue de bois serait-elle la finalité, l’horizon de la communication et de ses entrepreneurs, tout ce petit peuple si souvent formaté de dircom, attachés de presse, consultants et autres spin doctors ? Trente années de professionnalisation sans cesse accrue des activités de communication se réduisent-elles à une sophistication tous les jours plus poussée des diverses langues de bois qui irriguent l’espace public ? Les communicants seraient-ils dès lors les petits soldats des divers ordres dominants (économiques, politiques, culturels, intellectuels, scientifiques, etc.) qui concourent à quadriller nos sociétés ? Et allons plus loin : la communication serait-elle l’ennemi des démocraties, de la liberté, du libre-arbitre, de l’autonomie des individus, du respect de l’autre ?
2Autant d’interrogations, autant d’inquiétudes qui traduisent une vision sombre, souvent manipulatrice, parfois totalitaire, de cette communication dont font profession les communicants. Ces professionnels sont-ils l’aboutissement ultime de la production des langues de bois : langue de bois politique pour les conseillers en communication des élus, langue de bois financière et économique pour les services de presse des entreprises, langue de bois technocratique pour les directeurs de la communication des institutions nationales et internationales…
3Sans doute les tentatives de formatage des discours, de standardisation des comportements, de délimitation de l’expression socialement, politiquement ou professionnellement correcte n’ont jamais été aussi nombreuses. Sans doute l’ouverture toujours plus grande de nos sociétés contribue à vouloir réduire les zones de risques, d’incertitudes, d’aléas auxquelles sont confrontés les détenteurs de pouvoirs. Sans doute la domestication des mots, la modération des discours, l’euphémisation des formulations participent de ce sentiment général où la montée en puissance des techniques de communication correspondrait à un renforcement du contrôle des comportements et des paroles.
4Absence de sincérité ; manque de spontanéité ; recul de la vérité des situations : tout ne serait plus que communication, c’est-à-dire altération permanente de la réalité des faits, occultation des arrière-pensées des décideurs, scénarisation permanente du monde. D’où vient cette « mauvaise réputation », ce soupçon incessant de collusion entre la manipulation d’un côté, la communication de l’autre, si ce n’est d’un malentendu profond dont on voudrait esquisser à gros traits ici quelques-uns des principaux ressorts.
5Si les entrepreneurs en communication pourvoient en abondance l’espace public en langues de bois de toutes sortes, c’est parce qu’ils sont d’abord l’expression de processus globaux, forcément complexes, qui les dépassent tout en les déterminant. Confrontés à ces processus, les communicants déploient toute une ingénierie, un savoir-faire producteur d’une gamme variée de langues de bois « tièdes ». Ce sont ces dernières qui, mutadis mutandis, font de la com « la part maudite » de la communication et érigent les professionnels de celle-ci, paradoxe douloureux, en ennemis de l’activité à laquelle ils ont dédié leur carrière.
La communication, stade ultime de la sensibilité moderne ?
6Les mots, l’usage des mots, les discours, le ton qui donne sa coloration à l’expression publique sont indissociables de la sensibilité d’une époque. Le terrain sur lequel se construisent les modes de communication est irrigué par toute une histoire, une histoire lente et profonde. Le recul des violences physiques dans nos sociétés démocratiques résulte d’un « processus de civilisation » multiséculaire qu’un sociologue comme Norbert Élias (1969) a lumineusement exploré.
7La rationalisation des comportements, produit de l’interdépendance croissante des individus, des groupes d’acteurs, des territoires et des États, favorise l’apprentissage des coexistences, des cohabitations, tout en réduisant, sans les supprimer définitivement et totalement pour autant, les risques de recours à la violence physique. Cette transformation historique qui traverse les siècles, qui substitue progressivement à « la guerre de tous contre tous » la guerre des États pour installer progressivement un mode de régulation des conflits non plus fondé sur la force mais sur l’échange et le droit, bouleverse de fond en comble « l’économie psychique » des individus. La crainte de la violence ou de la contrainte physique s’estompe sans disparaître quand d’autres formes de peurs, d’appréhensions, tendent à émerger. L’adoucissement des sociétés que Montesquieu entrevoyait déjà, grâce entre autres à l’accroissement des flux commerciaux, a pour premier effet d’infléchir les sensibilités : la confiance réfléchie l’emporte sur la méfiance naturelle, le respect a priori de l’autre sur la défiance, la communication verbale sur l’assaut physique, le contrat sur la guerre.
8Cette victoire progressive du processus verbal, argumentaire, contractuel, « communicant » en quelque sorte, sur le défi physique et l’usage de la seule force est le fruit d’un très long cheminement historique dont nos sociétés démocratiques sont l’aboutissement. Au sein de cette forme sophistiquée de « Finistère » civilisationnel, l’émotivité, le recours aux explications, aux solutions psychologisantes et au coaching, la recherche permanente du compromis et de la modération deviennent des traits communs de cette sensibilité façonnée par les modernes contre les anciens. Parallèlement et dans le même temps, le triomphe de la privacy s’accompagne d’un adoucissement généralisé des mœurs. Cette aseptisation de nos sociétés où tout traumatisme exige sa cellule psychologique, où la vision, voire la représentation de la mort sont exclues de la vie courante, où la douceur de vivre, le plaisir de consommer s’érigent comme la finalité la plus communément partagée, a pour corollaire une moindre tolérance aux conflits, aux aspérités verbales stigmatisées sous les vocables d’« excès » ou de « dérapages ».
9Si la peur de la violence physique a reculé, celle des violences verbales supposées ou réelles tend à s’accroître. Sans doute est-ce là le prix à payer pour l’irruption de toutes les offres psychologisantes ou psychanalytiques qui, depuis un siècle, débusquent derrière l’apparente neutralité des mots, la brutalité de motivations conscientes ou inconscientes. Sans doute aussi parce que les mots peuvent renvoyer à une histoire donnée qui quelque part va jusqu’à réorienter leur sens. Ainsi, en matière économique, un plan d’action gouvernementale selon qu’il sera présenté comme un plan de rigueur ou comme un simple train de mesures d’austérité verra sa signification politique diversement perçue. Décalez d’un millième le lexique formulant une position, une action, un dispositif et c’est tout le sens immédiat d’une opinion, d’une démarche, d’une politique qui en est transformée !
10La peur de la violence des mots aurait-elle remplacé la peur des violences physiques ? Les batailles d’aujourd’hui n’opposeraient-elles plus des armées de militaires mais des armées de communicants ? La communication serait-elle dans une perspective post-clausewitzienne la continuation de la politique par d’autres moyens ? Dès lors, l’art de l’esquive, la quête du mot juste, la recherche de la formule la moins anxiogène, la plus potentiellement consensuelle et en conséquence la plus faiblement susceptible d’interprétations polémiques s’imposent comme autant de règles élémentaires de la « bonne méthode » communicante. Rien qui ne puisse déchaîner les passions, tout qui puisse contribuer à rassurer ces patients que sont les récepteurs : l’appréhension de l’excès, la crainte du dérapage, la peur de la lecture erronée, constituent le combustible d’une obsession communicante qui s’imagine façonner l’opinion. Mais les opinions ne déploieraient-elles pas des ruses pour échapper aux « ficelles » des entrepreneurs en communication ?
Les langues de bois des sociétés ouvertes
11Si au sein des sociétés ouvertes la communication remplace la guerre pour exprimer et pour continuer la politique, il convient néanmoins de s’interroger : les langues de bois sont-elles le modèle d’expression des seuls pouvoirs verticaux, arbitraires, autoritaires, totalitaires, ou investissent-elles aussi les rivages des espaces démocratiques ? L’histoire récente révèle que tout système, tout dispositif de pouvoir, nonobstant la nature du régime, suscite ses propres langues de bois. Loin d’être l’apanage orwellien des institutions ou des organisations totalitaires, les langues de bois pénètrent l’ensemble des sociétés et des champs sociaux.
12Ce sont le plus souvent des langues de bois « tièdes », reflets ou produits de sociétés travaillées par l’autocontrôle, l’autocensure, les modes de régulation d’une économie psychique toute tournée vers le souci de la mesure. Encore une fois c’est Norbert Élias qu’il faut convier pour bien saisir un phénomène générique dont toute l’épaisseur a nécessité des siècles et des siècles pour construire la sensibilité moderne (Élias, 1969, p. 198) : « Quand la structure des relations humaines se modifie, quand apparaissent les monopoles de la violence physique, quand ce n’est plus la contrainte des conflits armés et des guerres, mais la contrainte permanente des fonctions pacifiques fondées sur le gain d’argent ou de prestige qui tient en échec les membres de la société, les manifestations émotionnelles tendent vers une sorte d’équilibre : les changements de comportements, les explosions affectives ne disparaissent pas, mais ils se font plus rares ; les écarts vers les extrêmes sont moins marqués, les sautes d’humeur moins brusques. »
13Toutes les entreprises de communication sont imprégnées dès lors par cet état de civilisation. Elles sont façonnées et formatées par celui-ci. Les réflexes des professionnels de la communication, leurs anticipations, leur habitus se déterminent au prix d’une intériorisation permanente de la sensibilité de l’époque, elle-même produit d’une civilisation. Loin de faire l’opinion – ou les opinions – les femmes et les hommes de communication suivent les oscillations de ces mêmes opinions. Grands consommateurs ou prescripteurs de sondages, ils s’efforcent de réduire les zones d’incertitude et de risques susceptibles de « fragiliser » leurs donneurs d’ordre – hommes politiques, chefs d’entreprises, patrons de grandes institutions, etc. Dans ce contexte, comment se manifeste, à l’intérieur des sociétés ouvertes, démocratiques, pluralistes, la production des langues de bois ? Quelle forme prend cette production ? Que nous apprend-t-elle sur la communication comme pratique professionnelle ?
14Afin de bien appréhender ce qui se joue dans les processus de communication au sein des sociétés ouvertes, il convient de poser la question de la relation que tout corps social entretient avec le risque. Si, au cours de l’histoire, la nature du risque a évolué, la crainte du risque n’en demeure pas moins toujours présente. Dans l’espace public, le risque est protéiforme : il peut être politique, social, économique, médiatique, ce dernier au demeurant accompagnant, dans toute société de communication qui se respecte, les trois précédents. Or communiquer c’est prendre un risque : le risque de ne pas être compris, le risque de choquer, le risque de ne pas être entendu, le risque de décevoir, le risque d’être contredit, etc. Tout le paradoxe de notre temps repose sur cette contradiction : d’un côté, en effet, une société de plus en plus ouverte, de plus en plus travaillée par des points de vue contradictoires, de plus en plus irriguée par des flux d’information ; et de l’autre, l’illusion, la soif, l’obsession de tout maîtriser, contrôler, contenir.
15Tout se passe comme si à l’ouverture croissante de nos sociétés répondait le fantasme quasi mécanique de la maîtrise des situations et de la recherche du risque zéro : tout décideur veut maîtriser le jeu et l’idée même que celui-ci échappe à sa vigilance est à ses yeux inacceptable. Cet arrière-plan existentiel des donneurs d’ordre, des décideurs tout à la fois imprégné par l’inquiétude latente de perdre la main et par la conviction que tout problème dispose de sa solution grâce à une communication appropriée, génère toute une gamme de produits, de techniques, de savoir-faire, de rituels communicants, supports des langues de bois des sociétés ouvertes. Les dircom et autres conseillers en communication dont les statuts dans la hiérarchie des organisations et des institutions varient très généralement entre les rôles de « faire-valoir », de « commissaires politiques » ou de directeurs, membres du comité exécutif, se trouvent ainsi souvent investis d’une mission relevant plus de la pensée magique que d’une démarche empreinte du sceau de la rationalité. Les incantations et autres professions de foi propres aux langues de bois peuvent donner libre cours, alors, à leurs mélodies…
16La géographie des langues de bois, aussi diversifiée soit-elle, est gouvernée par un principe commun : l’information y est privilégiée au détriment de la communication [1], la transmission unilatérale du message contre la négociation concertée de celui-ci, la parole magistrale de l’émetteur sur l’intelligence du récepteur. Les langues de bois ont ceci en commun qu’elles tendent, dans des proportions différenciées, à dévaloriser les récepteurs, occultant leurs capacités à négocier, à contredire, à résister. Elles postulent la mise en ligne, au nom d’une conception verticale des rapports sociaux, de l’émetteur, du message et des publics.
17Moins violents, moins unanimistes, moins verticaux, que ceux pratiqués dans les systèmes autocratiques ou fortement hiérarchisés, les dispositifs de communication à l’œuvre dans les sociétés démocratiques n’en reproduisent pas moins un schéma de la communication « instrumentalisée », « fonctionnelle » (Wolton, 2005), mécanique, où les langues de bois sont partout en action. Multiples, celles-ci peuvent être rangées au regard de trois grandes fonctions qui recouvrent quelques-unes des principales préoccupations des décideurs, par-delà les spécificités des champs au sein desquels ils opèrent.
Première fonction
18Il s’agit de rassurer, rassurer les marchés pour un décideur économique, rassurer le personnel dans le cadre d’une réorganisation administrative ou entreprenariale, rassurer les citoyens pour le politique engagé dans une réforme ou pour l’élu local en proie à la mise en œuvre d’un grand chantier d’aménagement. Ainsi, les techniques de concertation, d’accompagnement du changement (une formulation qui en dit long sur le rôle attribué à la com puisque si on veut accompagner le changement, cela démontre que celui-ci est décidé…), de démarche participative, visent à amortir des décisions actées neuf fois sur dix avant toute forme de communication…
Deuxième fonction
19Il convient d’émouvoir afin de convaincre. Les langues de bois et les techniques qui les accompagnent sont diverses. Ce qu’elles perdent parfois en incantations doctrinales, elles peuvent le gagner en imaginaire, en faisant appel à la force du récit. C’est toute la puissance du storytelling (Salmon, 2008) qui, plutôt que de recourir à l’argumentation, à l’analytique, à la capacité d’abstraction, offre une variation souvent divertissante, à coup sûr démonstrative, dont l’objectif premier consiste à réactiver la gamme d’émotions et de sentiments gisant au fond de chacun d’entre nous.
20Le storytelling constitue une variante de langue de bois où l’affect, plus que l’intellect, est mis au service de la force de persuasion. Il s’agit de frapper l’imagination en proposant des histoires où le manichéisme ainsi que le spectaculaire s’incarnent dans des tranches d’existence, voire dans de grands récits collectifs. On sait ce que doivent les deux guerres du Golfe à l’usage originel de cette méthode. Plus généralement, les communications politiques sont fortement consommatrices de cette technique. Mais la communication scientifique ou technologique n’y déroge pas non plus. Ainsi la NASA, voici quelques années, avait annoncé la découverte de traces d’eau sur Mars sans pour autant avancer la moindre preuve empirique de ses affirmations. Il s’agissait purement et simplement d’un effet d’annonce, instrument de lobbying pour l’occasion, visant à convaincre le Congrès de renforcer le budget de l’agence spatiale afin de relancer les programmes d’exploration de l’univers.
Troisième fonction
21Il faut répondre à la question des crises. La crise est ce moment singulier où soudainement dépourvu de toute maîtrise, moment d’effondrement des repères, le souci de communication du décideur surgit et en appelle à une médiation salvatrice. On se souvient alors que tout est communication, mais derrière le rappel se manifeste toujours le même malentendu où l’on confond l’enjeu anthropologique avec le savoir-faire. Ainsi, sur la ligne de crête des crises médiatiques supposées, réelles ou potentielles, se développe toute une ingénierie qui vise à maîtriser toujours plus les dispositifs discursifs, à gérer les agendas, à encadrer les prises de paroles. Les plans médias sont devenus la nouvelle grammaire de déclinaison des langues de bois. Ainsi choisir tel ou tel autre support, tel type de journaliste pour accorder un entretien, tel moment pour répondre aux urgences suscitées par la crise, sont autant d’initiatives qui, loin d’être neutres, spontanées, participent de la volonté coûte que coûte d’ordonner une vision de la situation. Les cellules de crise, les fameuses war rooms, pourvoient en éléments de langage et autres argumentaires les acteurs de ces moments paroxystiques, véritables bouillons de culture propices à l’usage de toutes les langues de bois.
22Ces trois grandes fonctions inhérentes à la fabrique des langues de bois en société ouverte utilisent toute la panoplie des pratiques des communicants : conférence de presse scénarisée, communiqués de presse survalidés, power-point, véritable substitut à une communication orale trop porteuse de risques [2], interviews lues et relues à la virgule près… Tout se passe comme si la communication se réduisait à un rôle de factotum pour mieux délivrer les multiples langues de bois des décideurs…
Dépasser la « com » pour communiquer
23Réduite à une technique, à des savoir-faire accumulés et diversement sophistiqués, la com est une dégénérescence de la communication : elle est la négation de la densité humaine de la communication en tant que valeur démocratique, pratique soucieuse de transparence, création de liens. Héritière tout à la fois du marketing, du technocratisme, du management et des process spécifiques aux ingénieurs, l’activité se limite-t-elle dès lors aux seuls murs des langues de bois et à sa seule dimension fonctionnelle ? Faut-il jeter toute l’activité qui, depuis vingt ans, connaît une accélération professionnelle sans précédent, notamment avec une offre très large de formations, y compris de formations universitaires, parce que des pratiques contraires à ses valeurs la dénaturent au point de paraître en faire un outil de manipulation des individus ? Les professionnels de la communication sont-ils d’abord des professionnels de la « novlangue », programmés pour l’être et le demeurer ? Et in fine la langue de bois est-elle consubstantielle à ces métiers ?
24Tout l’enjeu consiste à réévaluer le rôle et les missions des communicants. Tout d’abord, l’activité en soi est porteuse d’une variété infinie de situations, de parcours, de réalités. Il ne se dissimule pas derrière chaque dircom un chien de garde de l’ordre dominant : la communication financière d’une entreprise du CAC 40 a peu à voir avec la communication politique d’un élu local, la communication d’une administration d’État n’est pas celle d’une ONG, etc. Tous partagent les mêmes tentations : céderont-ils aux sirènes des langues de bois, ces langues de facilité et de confort, de paresse intellectuelle et de soumission hiérarchique, qui rassurent tous les dirigeants mais qui ne dupent plus (ou presque plus) personne. Là où le dirigeant a besoin de certitudes, le communicant est confronté à une alternative pour le coup particulièrement transparente :
- appliquer la vision instrumentale de la com qui charrie l’idée selon laquelle le savoir-faire technique, qui est aussi un savoir-dire « arraisonne » [3] la complexité du monde ;
- assumer pleinement son rôle qui consiste à tenir compte non seulement de la résistance du monde mais aussi à apporter un regard critique sur le fonctionnement des pouvoirs afin justement d’améliorer et de faire vivre la communication, libérée de la sorte des fausses ficelles qui l’enserrent et des illusions qui l’excluent.
25Toute la question est de savoir si les entrepreneurs en communication sauront se montrer à la hauteur d’un enjeu qui étalonnera la crédibilité à venir de leur profession. L’effort de subversion de leur propre routine, ainsi que l’évolution des représentations que les donneurs d’ordre ont du rôle du communicant supposent une transformation en profondeur, qui nécessitera du temps pour que se mette en place une autre pratique, pour ne pas dire une autre politique, de l’activité. De la même manière qu’il a fallu des années de combats, de coups de force symboliques, de changements culturels dans la relation des opinions aux médias, de nombreux et de multiples débats politiques pour autonomiser les journalistes du service public des tutelles de l’État, tout laisse à penser que l’autonomisation des professionnels de la communication s’effectuera au prix d’un mouvement progressif et long au cours duquel devront se mettre en place les conditions effectives pour accomplir les changements propres aux métiers de la communication.
26On imagine sans peine que quelques crises majeures (catastrophes environnementales, crises sanitaires, conflits sociaux, etc.), avec les bugs de communication qui en découlent généralement, contribueront à accélérer certaines prises de conscience dans ce domaine. C’est dans toute la densité de leur tragédie, la « vertu » des grandes crises, des épreuves que de susciter les aggiornamentos des modèles dominants. Mais le moyen le plus sûr pour redéfinir les approches professionnelles de la communication consistera sans aucun doute à renforcer les contenus des nombreuses formations qui, aujourd’hui, sont proposées aux étudiants. C’est bien en offrant une approche théorique, comparative, historique, critique, faisant appel aux sciences sociales, entre autres, mais plus largement à ce qu’on appelait en son temps les humanités, que l’on parviendra non seulement à enrichir ces enseignements, mais à procurer aux communicants de demain, l’indispensable distance intellectuelle, seule susceptible de réorienter la manière de concevoir et d’accomplir le « job ». Car avant d’être un spécialiste, le « communicant » devrait être un généraliste, afin de disposer du regard panoramique lui permettant d’embrasser la complexité du monde et des sociétés.
27L’avenir de la communication en tant que pratique professionnelle n’est certainement pas dans la com et ses multiples impasses, mais dans la médiation parce que celle-ci suppose, au préalable, la reconnaissance du point de vue des autres. C’est seulement au prix de cette confrontation sans concession avec le monde réel des sociétés, et non avec le monde rêvé des marchands de com, que l’on parviendra à libérer la communication des langues de bois qui, trop souvent, l’emprisonnent.
Notes
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[1]
Pour cette distinction, on se reportera à Dominique Wolton, Sauver la communication (2005, p. 216) : « La communication normative renvoie à l’idéal de partage et d’intercompréhension. La communication fonctionnelle illustre la nécessité d’échanger de très nombreuses informations dans des sociétés ouvertes. »
-
[2]
De ce point de vue, le déclin de l’art oratoire est indissociablement lié à la montée en puissance des instruments et des techniques de communication, lesquels impliquent un évident recul de la spontanéité et de l’improvisation au nom de l’idéologie de la professionnalisation des comportements et des savoir-faire.
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[3]
Pour le concept d’arraisonnement, on se reportera à la conférence de Martin Heidegger, « La question de la technique », dans ses Essais et conférences (1958).