1Les think tanks, institutions privées de recherche, sont apparus surtout en réaction au discours officiel des politiques et des représentants de l’État. Leur rôle a été d’abord celui de « superviser » l’information politique et économique de l’État, et éventuellement de la contredire. Leur travail est en grande partie un mélange entre le travail de recherche d’information et d’enquête des journalistes et celui plus approfondi des chercheurs. Cet article ne traite que de l’importance des missions des think tanks face à la langue de bois en ne niant nullement les défauts de ces organismes encore en phase de développement en France.
« Actualité » de la langue de bois
2Paru en 1987, l’essai de Françoise Thom, La Langue de bois, est d’une actualité saisissante. Cette fois-ci ce n’est pas le système totalitaire communiste qui pourrait être décrit mais notre société étatisée. « L’étrangeté de la langue de bois vient de ce qu’à la différence des autres langues elle n’a qu’une fonction : servir de véhicule à l’idéologie », écrit Françoise Thom dans son introduction tout en précisant que son travail « porte sur l’ensemble du discours communiste ». Mais en regardant en détail les caractéristiques de cette langue de bois, il est impossible de ne pas constater qu’elle est utilisée pratiquement de la même façon par nos politiques et par l’administration. Des exemples ?
3La syntaxe des textes est lourde : utilisation abusive des noms précédés d’une préposition (« par décision du Conseil d’État », « c’est par l’épanouissement personnel que l’enfant… »), les verbes sont sacrifiés au profit des substantifs, la notion de temps est éliminée comme dans l’expression « développement durable », les adverbes de temps et de lieu sont employés dans l’absolu : maintenant devient « à notre époque », demain se transforme en « à l’avenir » ou « pérenne ». L’adjectif est substantivé : les « forces progressistes » deviennent les « forces du progrès ». Le discours de la langue de bois privilégie les tournures passives et impersonnelles : « les liens mutuels ont été renforcés », « on a exprimé des vœux pour mieux intervenir », « une attention particulièrement grande fut accordée »… Les comparaisons sont floues, l’élément comparatif est souvent absent : « nous allons intervenir de manière encore plus significative… ». L’impératif est de rigueur : « il faut agir contre la crise ! », « on doit être solidaire ! ». La combinaison du style impersonnel avec le discours volontariste est typique de la langue de bois…
4Le vocabulaire de la langue de bois est lui aussi étrangement actuel. Il ne saurait être question que de « progrès », « paix », « coopération » et « solidarité ». Tous ces mots ont un trait en commun : ils sont éloignés de la réalité. Bien entendu, le vocabulaire des politiques et de l’administration est très pauvre et la répétition est sa seule « qualité ». Les mots et les expressions utilisés sont ou purement bureaucratiques (« en vertu de », « selon l’avis », « il appartient au juge administratif… ») ou bien militants (« nous allons nous mobiliser », « on fera tout pour lutter contre l’insécurité ou les excès de la spéculation »). Impossible de ne pas remarquer la continuité du déterminisme historique et des notions sociologiques. La société transforme les individus et la lutte des classes continue. Seule, « une approche globale de la situation permet de comprendre les causes ». La crise économique de 2008 a d’ailleurs été un élément propice au retour du discours marxisant chez les politiques de gauche et de droite. Les plus riches s’opposent aux plus pauvres, les spéculateurs sont bannis comme les bourgeois sous le communisme. Le capitalisme devient « débridé » et le libéralisme « sauvage ». Les banques ne font que s’engraisser sur le dos des déposants et les patrons sont des « salauds » qui licencient par pur plaisir (il suffirait de remplacer le patron et le banquier par le « Juif » pour se retrouver dans les années 1930 en Allemagne…).
5Pour ce qui est de l’administration, elle n’a fait que s’adapter. Le service public français est érigé en Totem et le fonctionnaire en Sauveur. « Votre service public est présent partout », « heureusement que nous disposons d’un excellent service public », renchérissent les politiques. Tout cela en dépit des dizaines de rapports et d’études dénonçant les coûts et les dysfonctionnements de l’administration et des services publics. Le fonctionnaire est encensé. Il se sacrifie pour le bien commun, il est le seul recours pour ceux qui sont en détresse. Les inégalités entre le public et le privé disparaissent comme par enchantement, et les gaspillages de l’État et des politiques sont effacés habilement. Tous les Français à l’exception des riches, des banquiers, des traders et des patrons sont les nouveaux prolétaires de la société d’aujourd’hui. Ils sont l’objet de toutes les attentions de la part du pouvoir et de l’administration. Le politique et le fonctionnaire sont « à leur écoute » et « doivent répondre à leurs attentes ».
6La langue de bois de l’administration et des politiques permet de faire croire aux individus qu’on les a COMPRIS. Et la meilleure façon de le montrer c’est de multiplier les formes d’aides et de soutien. En utilisant le manichéisme – riche vs pauvre, profiteur vs victime – l’État glorifie la redistribution. Il se mue en justicier social. Dans ces conditions, y a-t-il une possibilité de s’y opposer. C’est très difficile, car la langue de bois qui accompagne les actions « sociales » est impitoyable. Vous n’êtes pas d’accord, alors vous êtes contre la « solidarité », vous êtes pour les « privilégiés ». Les chances d’imposer votre point de vue, même très bien argumenté, sont minimes. Comme l’écrit Françoise Thom, « la langue de bois offre l’exemple unique et passionnant d’une langue qui a divorcé avec la pensée, mais qui n’est pas morte des suites de cette rupture parce qu’elle a été maintenue artificiellement en vie par un pouvoir politique totalitaire ou par l’idéologie qui l’enveloppe ». Je dirais : pas seulement le pouvoir totalitaire…
7Il existe peu de différences entre la langue de bois de l’administration et celle des politiques. La première a un côté plus officiel, légal, les termes utilisés sont plus abscons et sentencieux. Celle des politiques est bien évidemment plus militante, plus enjouée aussi, elle touche le cœur des gens. Les politiques doivent justifier en permanence leur rôle, ils doivent montrer qu’ils agissent. L’administration et les fonctionnaires n’ont pas besoin de le faire. Ils sont là ad vitam aeternam. On ne peut pas les déboulonner. Nous sommes à leur merci et nous sommes conscients que leurs lettres sont des oukases. Il n’y a pas à discuter. Mais les deux langues de bois sont aussi tellement semblables qu’elles arrivent à imposer une réalité différente qui occulte les faits, les nie même malgré leur évidence.
Une histoire … américaine [1]
8C’est dans ce contexte que les think tanks ont un rôle à jouer. Mal connus en France, les think tanks sont de véritables institutions dans d’autres pays. Aux États-Unis, ce sont l’une des bottes secrètes qui expliquent les succès économiques et la vitalité de la démocratie. Plus que de simples « laboratoires d’idées », les think tanks sont des outils de réforme et des interlocuteurs incontournables pour les pouvoirs politiques.
9L’apparition des think-tanks est ancienne, Tocqueville parlait déjà avec admiration des « associations de citoyens » dans son livre sur la démocratie en Amérique : « L’Amérique est le pays au monde où l’on a tiré le plus de parti de l’association, et où l’on a appliqué ce puissant moyen d’action à une plus grande diversité d’objets. Indépendamment des associations permanentes créées par la loi sous le nom de communes, de villes et de comtés, il y en a une multitude d’autres qui ne doivent leur naissance et leur développement qu’à des volontés individuelles. L’habitant des États-Unis apprend dès sa naissance qu’il faut s’appuyer sur soi-même pour lutter contre les maux et les embarras de la vie ; il ne jette sur l’autorité sociale qu’un regard défiant et inquiet, et n’en appelle à son pouvoir que quand il peut s’en passer. […] Aux États-Unis, on s’associe dans des buts de sécurité publique, de commerce et d’industrie, de morale et de religion. Il n’y a rien que la volonté humaine désespère d’atteindre par l’action libre de la puissance collective des individus. »
10Et Tocqueville de donner l’exemple de la bagarre entre le Nord et le Sud sur la question des droits de douane et de la liberté du commerce. Vers 1830, les deux parties se sont affrontées avec acharnement en créant de nombreuses associations et en faisant un puissant travail de lobbying auprès des pouvoirs publics. « Il faut reconnaître, continue Tocqueville, que la liberté illimitée de s’associer en matière politique n’a pas produit jusqu’à présent, aux États-Unis, les résultats funestes qu’on pourrait peut-être en attendre ailleurs. Le droit d’association y est une importation anglaise, et il a existé de tout temps en Amérique. L’usage de ce droit est aujourd’hui passé dans les habitudes et dans les mœurs. De notre temps, la liberté d’association est devenue une garantie nécessaire contre la tyrannie de la majorité. Aux États-Unis, quand une fois un parti est dominant, toute la puissance publique passe dans ses mains ; ses amis particuliers occupent tous les emplois et disposent de toutes les forces organisées. » (Chapitre IV : De l’association politique aux États-Unis).
11Il ne s’agissait que des débuts de ce genre d’organisation mais qu’il ne faut pas confondre avec les vrais think tanks dont l’émergence date d’après la Première Guerre mondiale et dont le travail ne se résume pas seulement à la défense des intérêts catégoriels. Le terme de think tank ne désigne pas une simple association, un club ou bien un cercle. C’est une véritable entreprise à but non lucratif qui défend l’intérêt général et qui fait appel au mailing direct et à des dons importants pour assurer son financement.
12D’après James Buchanan, théoricien du public choice et prix Nobel d’économie, une démocratie ne fonctionne pas correctement si elle dépend seulement des institutions classiques, de l’exécutif et du législatif. Sur le « marché politique », le think tank est en somme le moyen développé par les citoyens (la société civile) pour faire connaître leur point de vue et leurs désirs de changement. Influer sur les politiques publiques et révéler les problèmes de société sont les principales missions des think-tanks qui peuvent aussi défendre la société civile contre les méfaits et les abus du pouvoir.
Décrypter le message officiel et éventuellement le contredire
13De véritables machines à produire des études, embauchant des dizaines d’experts d’horizons très divers, les think tanks contribuent à l’élaboration de solutions dans tous les domaines : politique, économique, social, militaire ou religieux. Les thèmes abordés sont très diversifiés allant de la défense des minorités à celle de l’environnement, de l’aide aux pays du tiers-monde aux politiques de défense, de l’efficacité de la dépense publique à la désinformation des médias. Mais leur rôle ne s’arrête pas à l’élaboration d’idées car les idées n’ont de valeur que lorsqu’elles pénètrent dans la société et sont finalement mises en œuvre au travers d’une législation. Pour cela, tout un travail de communication et de lobbying est mis en place avec des moyens assez impressionnants et sans cesse renouvelés.
14Un petit livre au titre très beau et suggestif, Turning intellect into influence, publié en 2004 à l’occasion des 25 ans du Manhattan Institute, un think tank basé à New York, décrit en détail comment les livres et les idées peuvent changer les politiques et dénoncer la langue de bois. À condition qu’ils apportent une interprétation originale et qu’ils démolissent les données officielles. Ce fut le cas avec le livre de George Gilder, Wealth and Poverty (1980), dans lequel l’auteur montrait comment la baisse des impôts peut encourager les entrepreneurs, de celui de George Kelling qui, après avoir passé des mois avec la police new-yorkaise, publie Fixing Broken Windows (1996), grâce auquel il lance la théorie de la « vitre brisée » et de la « tolérance zéro » mise en pratique par la police de New York pour faire baisser la criminalité, ou bien du livre de Linda Chavez, Out of the Barrio (1991), qui montrait comment les politiques d’État en faveur des immigrés mexicains les enferment dans des programmes d’assistance publique et empêchent leur émancipation et leur intégration.
15En France, les travaux de l’Ifrap (Institut français de recherche sur les administrations publiques) sur les vrais chiffres du chômage et ceux de l’Iref (Institut de recherches économiques et fiscales) sur les retraites s’attaquent à de nombreux mythes concernant l’État providence.
16Les think tanks, dont les revenus ne doivent surtout pas provenir de l’État mais de leurs propres adhérents (des donateurs privés), peuvent monter un remarquable dispositif qui leur permet d’expliquer et de faire passer leurs idées au grand public à travers des articles, des livres, et surtout des émissions de radio et de télévision auxquelles participent leurs experts sans parler des sites Internet ou des blogs. Ce dispositif de communication est complété par une action vigoureuse à destination de l’exécutif et du législatif, chaque amendement, projet ou proposition de loi donnant lieu à des batailles homériques.
17Mais le premier combat d’un think tank est celui pour la vérité, et contre l’idéologie et la langue de bois. Dans un pays comme la France où l’administration et le gouvernement tiennent le pouvoir et où l’INSEE – un organisme public – a le monopole de la statistique, un institut privé doit veiller à ce que la réalité ne soit pas déformée comme dans une société autoritaire. Pour cela, ses chercheurs ne bénéficient d’aucun statut et on leur demande d’écrire « comme s’ils écrivaient à leur propre mère » [2]. Le think tank a une vocation pédagogique, il doit produire des études et des rapports, clairs et basés sur des faits irréfutables. Tout le monde doit comprendre ce qui est écrit, sinon comment critiquer la langue de bois ?
18Un think tank se doit d’être indépendant. Même s’il peut se considérer de gauche ou de droite, son engagement politique n’est jamais total. En étant l’ennemi de la langue de bois, un think tank ne peut pas faire de politique au sens propre. Il doit collaborer avec les politiques pour réformer le pays tout en gardant un esprit critique. Pour ce qui est de la bureaucratie, on peut la considérer comme la véritable ennemie d’un think tank. Travailler pour un institut privé c’est d’abord être méfiant à l’égard des dérives de l’État et de ses administrations. Briser les monopoles des administrations dans tous les domaines – éducation, emploi, culture, santé, etc. –, voici une autre mission essentielle des think tanks.
19La France a aussi la particularité d’avoir créé (en 1945) une école pour les hauts fonctionnaires : l’École nationale d’administration. Les diplômés de cette école détiennent les postes clés du pays au sein des administrations ou des grandes entreprises publiques, ils font partie des décideurs politiques les plus importants et représentent 99 % des membres des cabinets ministériels. Grâce à eux, la langue de bois de l’administration se couvre de l’apparence scientifique. Les discours et les rapports sont très souvent accompagnés de chiffres et de statistiques qui proviennent directement de l’appareil administratif. Il est donc plus difficile de les contrecarrer mais là aussi le think tank agit. En déshabillant le discours de l’énarque avec les preuves contraires, on laisse apparaître le squelette de la langue de bois classique. Le petit jeu proposé en annexe n’est pas la caricature d’un discours. C’est la transcription fidèle d’un langage utilisé par ceux qui sont censés diriger le pays. C’est aussi aux think tanks de s’y opposer.
20Bien entendu, les think tanks ont leurs propres défauts. Aux États-Unis, certains, comme Urban Institute, travaillent en étroite collaboration avec l’administration, d’autres sont trop engagés politiquement comme Heritage Foundation. En France, ils sont encore trop jeunes… et on a tendance à confondre trop souvent le club et le cercle avec le think tank. Mais ce qui fait leur particularité autant aux États-Unis qu’en France c’est leur très grande diversité ce qui est un gage pour la pluralité des idées.
Cours de langue de bois
21Commencez par la case en haut à gauche, puis enchaînez avec n’importe quelle case en colonne 2, puis avec n’importe laquelle en 3, puis n’importe laquelle en 4 et revenez ensuite où bon vous semble en colonne 1 pour enchaîner au hasard…
22Mais surtout, n’oubliez pas d’y mettre l’intonation et la force de conviction…
