« – Prêtre, ton langage n’est pas clair.
– Je ne serais pas prêtre s’il était clair. »
1Le point de départ de cet article concerne l’intensité de l’activité communicationnelle des managers dont Henry Mintzberg montrait dès 1973 qu’elle est principalement une activité de discours, une activité symbolique. Partant de là, il convient de distinguer les modalités contemporaines de ce métier de la parole, qui vise tour à tour à expliquer, informer, rassurer, convaincre et ordonner, et d’interroger la dimension agissante d’un langage mobilisé sans relâche. La singularité de cette activité managériale rebondit aujourd’hui dans un contexte nouveau marqué par l’incertitude du cadre d’action et l’internationalisation des enjeux et des échanges, qui supposent des manières de dire nouvelles.
2Le discours managérial tend à exprimer les orientations stratégiques des entreprises, tout en mobilisant et fédérant les équipes. Il nécessite des compétences spécifiques en matière d’interaction et de persuasion ; le contexte d’internationalisation de l’économie et de standardisation des méthodes de gestion lui confère un ethos très normé et fortement stéréotypé, source d’incompréhension et souvent de désarroi.
La voix au service de la voie
3Les nouvelles méthodes d’organisation du travail soumettent les cadres à deux objectifs contradictoires. D’une part, ils doivent mobiliser et responsabiliser leurs équipes, établir des contrats d’objectifs et mettre en place des outils d’évaluation de la performance individuelle. D’autre part, ils portent, diffusent et mettent en œuvre des stratégies d’entreprises complexes et souvent imprévisibles dans un univers économique marqué par l’hyperconcurrentialité et la turbulence. Luc Boltanski remarquait dans une première étude sociologique consacrée à la population cadre (1977) que, constitutivement et originellement, les cadres se situent entre le marteau et l’enclume, entre le lieu du pouvoir et de la décision et celui du faire et de l’exécution. Les cadres incarnent les comportements attendus par les directions des entreprises dans la concrétisation des projets stratégiques qui se dotent d’outils, de dispositifs sophistiqués destinés à accroître leur puissance tant en externe sur les marchés, qu’en interne sur le personnel. Les managers sont les leviers de ces dispositifs et leur rôle est de mobiliser, de fédérer autour de projets d’entreprise toujours plus demandeurs de performance, de résultats mais aussi de créativité.
4Formaliser les projets, faire adhérer, tel est le défi qui leur est imposé et qui ne suppose ni l’imposition ni la force, mais nécessite l’engagement de tous. L’imposition directe, mode d’action des « chefs hiérarchiques d’autrefois » rompus à ce que l’on appelait alors les méthodes de commandement n’est plus adaptée à l’économie du savoir, de la réactivité et de l’inventivité. Dans un contexte d’incertitude, le travail de planification stricte, de définition rigide et imposée des logiques d’action n’a plus de place. Il cède le pas à la fameuse « vision », impulsée par les dirigeants dans une stratégie du flou qui est devenue la seule stratégie possible. Nombreux sont les grands groupes (tel le Danone Way) qui énoncent et déclinent une vision situant leur position sur les marchés à court et moyen terme. Cette vision met en scène un but et une manière d’y parvenir qui constituent l’objet d’énoncés spécifiques enchâssés dans des rituels de présentation spécifiques et dans un vocabulaire figé à l’extrême. L’écart entre le caractère ouvert de la vision annoncée qui mobilise le plus souvent des valeurs universelles (D’Almeida, 2001) et le langage fermé, le vocabulaire codifié, enchâssé dans un rituel de présentation, est saisissant.
Performatif et performance
5Le discours managérial mobilise une scénographie spécifique, une situation d’énonciation particulière qui légitime l’énoncé, lequel en retour légitime le cadre de parole. Prendre la parole, c’est choisir, établir et légitimer un cadre d’énonciation. À un moment où la parole d’un dirigeant peut faire varier le cours de l’action de son entreprise dans une forte proportion comme cela se note régulièrement, un soin particulier est accordé à la mise en scène du discours qui s’adresse autant (voire plus) aux publics externes concernés (analystes financiers, communauté boursière, etc.) qu’aux publics internes, aux managers chargés de relayer le propos et de le traduire en actions auprès des équipes de travail. Notons au passage que les directions de communication peuvent être comprises comme ayant une fonction de metteur en scène, chargé du décor, de l’habillement, des couleurs du discours autant que des messages eux-mêmes. La scénographie, le style et le contenu du propos engagent des modalités ainsi qu’un ton qui donnent une autorité et un crédit au message. Il s’agit d’une énonciation orientée qui vise la persuasion et la mobilisation de tous. De ce fait, l’organisation des contenus des discours est étroitement imbriquée dans l’organisation même de la scène de parole.
6La présentation a généralement lieu soit auprès de publics externes lors de road-shows soigneusement organisés soit en interne lors de grandes messes annuelles, les kick-off. Les leaders présentent alors aux top-managers les résultats annuels et la stratégie à décliner à moyen terme. Les kick-off sont déclinés en cascading c’est-à-dire par strates hiérarchiques : au niveau international, puis national et enfin régional. Quand ils sont worldwide, ils se font toujours en anglais, quelle que soit la nationalité du public. Pour les entreprises cotées à la bourse de New York, les résultats sont présentés également aux experts internationaux tous les trimestres, lors de conférences de presse. Le lieu de réunion est prestigieux, soigneusement choisi et conçu. Il accueille les dirigeants sur scène et écran géant. Un relais par visio-conférence dans des salles de congrès l’accompagne bien souvent, permettant une diffusion démultipliée dans l’espace ainsi que des interviews diffusées en interne par la voie télévisuelle, électronique et/ou écrite. Les cadres y sont invités à entendre le discours des top-managers, dans un cycle rituel et répétitif de reconquête de l’entreprise sur elle-même et sur les marchés. Le schéma narratif retenu est immuable, partant d’un état T1 et parvenant à un état T2 selon un processus de résolution des difficultés assigné à un héros qui est tour à tour le dirigeant, l’entreprise ou le collectif de travail.
7Le style de ces prises de parole institutionnelles (engageant l’institution, son crédit symbolique et financier) est stéréotypé et marqué par l’a-syntacticité. Ce style elliptique, condensé à l’extrême s’exprime sous la forme de tableaux, de listes et de phrases compactes apparaissant sur écran géant dans les incontournables diaporamas, powerpoints ou slideshows. Dans ce style, il faut être concis, rapide. À titre d’exemple, une consigne donnée dans les entreprises américaines préconise cinq slides comportant chacun cinq lignes, et par ligne cinq mots…
8Le recours systématique à des logiciels de présentation, dont Powerpoint est l’exemple type, accentue la dimension prescriptive du discours managérial car il dresse le cadre d’expression, ses séquences, son rythme, celui d’une forme-type de message, mobilisant la formation de phrases courtes, l’utilisation des seules idées-forces, des tableaux et des chiffres. Powerpoint ne prescrit pas le contenu, mais configure techniquement la rhétorique mise en œuvre et correspond particulièrement bien à l’objectif d’injonction, au contexte de l’action marqué par la discontinuité ambiante et au souci de présenter à l’auditoire une situation complexe, maîtrisée car résumée et croquée en quelques phrases. La quasi-absence d’embrayage, le recours à des schémas et autres graphiques, le formatage total mobilisent une perspective prescriptive et sans appel.
9L’intervention ne vise guère à la discussion, à l’échange, elle s’oppose totalement au genre conversationnel qui suppose symétrie, courtoisie et égalité dans l’interaction. C’est le discours de l’action et de non de la négociation, aucun débat ni discussion ne sont envisagés. La forme du texte est hachée, fragmentée. Son rythme suggère le mouvement, la course, la compétition. L’omniprésence de verbes non conjugués et répétés, de substantifs et de phrases impersonnelles vise l’action, martèle le propos et coupe court à toute discussion. De ce fait, certaines phrases ressemblent ainsi à des slogans. Les singularités, la complexité sont niées par la forme du texte elle-même. La rapidité, l’action, la performance sont incorporées à la parole de l’énonciateur et à la trame de l’énonciation.
10Aasap : Answer as soon as possible… Une autre caractéristique du discours managérial est le recours aux acronymes et aux sigles. Par exemple, le Key Performance Indicator devient le KPI, le Return on Investment, le fameux ROI, mot magique des dernières années, le Beyond Budgeting Round Table devient le BBRT. La siglaison a de manière générale une connotation d’efficacité, formule autoréférentielle, économiseur de temps et démultiplicateur d’énergie, levier d’action et d’union tant il est vrai que comprendre ces acronymes et ces sigles, c’est faire partie des happy few, du groupe des élus ou des enrôlés de la guerre économique.
11Le discours managérial est le plus souvent décliné en anglais, langue supposée du business dans un marché worldwide. Alors que Dardo Mario De Vecchi analysait en 2002 la spécificité de vocabulaires d’entreprises marqués par leur histoire, par leur métier, par la personnalité et par les mots de leurs dirigeants, nous assistons aujourd’hui à un recul des vocabulaires spécifiques au profit d’une langue et d’un vocabulaire unifiés (et unifiants) issus de l’anglais des affaires. De nombreuses occurrences telles que balanced scorecard, benchmarking, business review, management letter, managing performance, implementation, top-down, bottom up, key performance indicator, return on investment, outsourcing, cascading… fleurissent dans la littérature grise managériale. Le groupe Schneider Electric les avait par exemple utilisées pour déployer son projet de management de la performance intitulé MAP, en 2003.
12Mais, l’anglais a ses limites. La première est la croyance erronée que tout le monde le parle et le comprend. La deuxième est qu’il est déformé par la pratique internationale, initiée par quelques « gourous » généralement anglo-saxons (T. Peters, P. Drûcker), relayée par la presse spécialisée, enseignée dans des cabinets de formation et autres business schools et reprise à l’envi par des managers pour qui la mondialisation est autant affaire de marché que de langage. Il ne s’agit plus d’un anglais académique mais d’une vulgate, le globish, qui n’a de sens que par sa circulation, sa répétition à différents niveaux et en différents points de la planète : presse financière, cabinets de consultance et de formation, écoles de commerce qui la reproduisent inlassablement.
13Le recours à un vocabulaire dit d’expert dans une langue étrangère a pour conséquences paradoxales une certaine intercompréhension générale, une mise en relation élargie (à l’échelle du groupe international concerné) et une incompréhension locale. Le globish est une langue de service (et non de culture) qui permet une compréhension approximative dans les échanges commerciaux internationaux. Il a clairement une fonction phatique. Il permet d’entrer en relation et d’échanger dans un cadre spatial élargi sans qu’il y ait pour autant un sens partagé : il s’agit bien de la langue des affaires qui n’est pas la langue des hommes ; c’est la langue du business et de la finance détachée de la valeur travail et fonctionnant de manière autoréférentielle. La force de ce langage n’est pas sémantique mais relationnelle et mimétique, il campe une attitude, accompagne un pouvoir et un vouloir tout en ménageant les intentionnalités les plus diverses. Il est incantatoire et fonctionne comme une messe en latin qui impressionne sans être comprise. C’est un langage sans échange qui produit un effet de réel et de maîtrise.
Inclure et exclure à la fois
14Bien que constitué d’un vocabulaire d’experts dans les registres financier et technique, le langage managérial est fondamentalement pauvre. La répétition des termes, des valeurs et des enjeux énoncés ainsi que la banalité rituelle des structures de discours permettent de le comparer à une litanie incantatoire. Finalement, il révèle autant une connaissance qu’une appartenance. Il est utilisé par les cadres comme un filtre qui sert à asseoir leur autorité et accroître leur pouvoir. Alors que la prise de parole de ceux-ci est destinée à assurer la continuité entre la décision et l’action, entre le top-management et les équipes, la stéréotypie qui le caractérise génère de la scission entre ces univers, le vocabulaire stéréotypé figé sur quelques formules correspondant selon la définition des linguistes à autant de syntagmes figés (Krieg-Planque, 2009). L’incertitude du vocabulaire et la majesté de sa mise en scène suscitent une compréhension parfois très approximative du message général. Les stratégies à adopter mal assimilées créent de l’angoisse parmi les « managers » qui sont censés décliner le discours en actes. Le langage managérial est exclusif plutôt qu’inclusif et autoréférentiel. Il permet aux managers de se distinguer de ceux qui ne prennent pas part aux décisions stratégiques. Il crée un vocabulaire et une syntaxe qui désorientent plus qu’ils n’orientent.
15Dans le cadre d’une thèse en sciences de l’information et de la communication, nous avons analysé le lancement d’un projet de management de la performance tel qu’élaboré par un groupe, fleuron de l’industrie française. Nous y constatons un processus d’inclusion et d’exclusion du projet de l’entreprise dans lequel le langage managérial a un rôle décisif. Ce type de projet déployé dans les années 2000 par des entreprises comme Schneider Electric, Rhodia, Ikea, Unilever, General Electric, Toyota, UBS, Handelsbanken, Lloyds TSB, Deutsche Bank… bannit les termes bien connus de « budget » et « enveloppe budgétaire » dans le cadre d’un programme nommé Beyond Budgeting. Il est décliné par le Beyond Budgeting Round Table (BBRT), réseau international de recherche créé en 1998 aux États-Unis et réoriente l’action au sens où il impose de passer à une analyse des résultats trimestriels sans prévisions annuelles. Il a pour but de transformer les méthodes de management et d’accroître la performance dans les entreprises membres, en les rendant plus flexibles et plus aptes à faire face aux aléas du marché. Il s’agit de créer une dynamique de performance permanente en remettant les résultats en cause tous les mois et en essayant de les améliorer sans se donner de limites.
16Cette méthode de management du dépassement permanent de soi suppose l’adhésion des cadres qui vont devoir l’appliquer. Les mots « budget » et « enveloppes » sont dans ce cas remplacés par de nouveaux termes plus en phase avec la stratégie du Beyond Budgeting tel le terme de « prévisions glissantes » (ou rolling forecast) dont l’objectif de responsabilisation est présupposé. Le budget est présenté dans les séminaires de formation du Beyond Budgeting Round Table comme un processus rigide et bureaucratique qui conduit les collaborateurs à se perdre dans l’élaboration de règles au lieu de se focaliser sur la performance de l’entreprise. Le BBRT dispense sa méthode de gestion dans le cadre d’ateliers, les workshops. Les animateurs sont américains ou anglais et enseignent leur modèle de management dans leur langue. Les supports de formation ne sont pas traduits, comprenne et transmette qui voudra et surtout qui pourra.
Conclusion
17La destructuration du cadre de l’action et le flou du langage contrastent avec la précision et la rigueur des outils d’évaluation des résultats extrêmement stricts qui ont des conséquences sans appel sur la vie des individus et des groupes. L’ouverture de la « vision », le flou du langage et la gravité des conséquences constituent des injonctions paradoxales qui génèrent un malaise important dans les entreprises.
18Le langage managérial est le langage de la stratégie et non celui d’hommes et de femmes au travail, il est au rythme et au service de la performance. Exclusif, scénique et stéréotypé, il se situe bien loin des questions pragmatiques concernant les objectifs précis, les modalités concrètes et l’organisation du travail qui caractérisent la réalité professionnelle vécue par les équipes sur le terrain. Paradoxal, codifié à l’extrême, implacable dans ses résultats et dans la sanction des individus qui ont pour charge de concrétiser la vision, il fonctionne comme une double contrainte et s’accompagne d’un cortège d’angoisse et de paralysie.
19Reprendre le langage managérial pour briser son caractère spéculatif et le (re)mettre au service du travail consiste à reprendre la partition, le message et le fonctionnement de l’orchestre. De même que certaines compositions musicales contemporaines sont quasiment impossibles à jouer ou à entendre, les éléments du concert managérial méritent d’être repris dans toutes ses dimensions. Les remarques et regrets récurrents sur une prétendue incapacité des cadres à faire comprendre la partition ne règlent pas la question. Il en est de même concernant le management dit de proximité, en prise directe et quotidienne avec les équipes au travail et dont les spécialistes de ressources humaines attendent beaucoup, voire tout.
20Le problème n’est pas un problème d’incompréhension ou d’incapacité mais un problème de communication c’est-à-dire de partage et de co-construction du sens de l’action. L’important est de réintroduire du sens, du jeu, de la fluidité et de la discussion ; il s’agit de remettre en mouvement la partition et rendre possible le travail d’interprétation et de traduction des managers et des autres, travail collectif et verbal d’explicitation, d’invention et donc d’appropriation. Le statut du langage managérial renvoie au statut des hommes au travail et au statut des managers, à la capacité de ces derniers à être non pas les porte-parole d’un discours édifiant, repris, répété à l’identique, sans personnalisation ni engagement dans le propos mais, à défaut d’être auteurs, à être les traducteurs-interprètes capables de co-définir et faire comprendre le sens de l’action.