CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Qu’est ce que le « politiquement correct » ? D’où vient ce terme ? Que recouvre-t-il ? À ces questions, ne répondent plus une seule histoire et une seule définition. Depuis la fin des années 1960, date d’entrée du politically correct – ou PC – dans le discours de la nouvelle gauche américaine (New Left), l’expression a subi une succession de glissements sémantiques et politiques tels qu’une âpre controverse sur son sens initial oppose depuis vingt ans intellectuels de gauche et de droite.

2Le terme fait son entrée dans le langage américain par la voix des militants du Black Power et des féministes (Perry, 1992). « Un homme ne peut être politiquement correct et phallocrate en même temps », déclare en 1970 l’écrivaine noire-américaine Toni Cade Bambara dans son anthologie The Black Woman. Il s’agit alors de corriger dans et par les mots les stigmatisations et les représentations dévalorisantes et de mettre en phase ses actes avec la politique sociale de correction des inégalités (Affirmative Action).

3L’usage de l’expression politically correct s’étend sur les campus dans les années 1980 lors de la lutte pour la diversification du contenu des études. Avec le multiculturalisme, les programmes d’études traditionnels centrés sur les productions d’auteurs euro-américains porteurs d’un système de pensée occidental (western white males) sont remis en question. Le canon littéraire en particulier est considéré comme un ordre dans lequel les minorités – dont les Noirs américains – sont « les dominés, les sans-voix, les invisibles, les non-représentés et les non-représentables » (Gates, 1989). Place est faite à de nouveaux enseignements – women studies, black studies, gay and lesbian studies – et à la diffusion de nouveaux écrits.

4Mais cette progression se heurte à une résistance farouche de la part des « gardiens du dernier poste frontière de la culture mâle blanche occidentale », comme les définit Gates, et c’est dans le cadre de ce débat que s’opère le premier glissement du terme politically correct. Au sein même de la nouvelle gauche qui pratique l’auto-critique ironique, le terme est parfois utilisé pour désigner une idéologie trop rigide. Il est à double sens. Un double sens à double tranchant, car c’est dans cette faille que s’immiscent les opposants à la gauche et à l’Affirmative Action auquel le « PC » devient amalgamé.

5Sa récupération sarcastique entre dans la bouche des néoconservateurs. L’expression est utilisée pour ridiculiser la gauche, qui restreindrait la liberté de parole et assaillirait les hommes blancs, par des auteurs tels que Richard Bernstein ou Dinesh D’Souza. « Le marxisme culturel du politiquement correct » est accusé de nourrir la crainte de ne pas user du bon mot, un mot qui serait perçu comme injurieux ou insensible, raciste, sexiste ou homophobe (Lind, 2000). Le vouloir bien faire est tourné en un trop en faire anti-démocratique.

6C’est cette connotation, pointant une position rigoriste, qui l’emporte durant les années 1990, en particulier dans les médias mainstream. Lors de son passage du champ contre-culturel à l’usage mainstream, le « PC » a échappé à ses premiers utilisateurs, récupéré par leurs opposants, et il poursuit aujourd’hui sa route, dépossédé de l’idée d’origine qui le dirigeait. Il véhicule même à l’occasion son contraire. De nombreuses personnes, notamment parmi les étudiants, disqualifient aujourd’hui comme étant politically correct les écrits et actions qui soulèvent les questions de stéréotypes et sondent les relations d’oppression ou d’injustice (Banning, 2004).

7Linguistes, sociologues et historiens américains ont cherché à remonter le cours de l’histoire du « PC » en espérant que sa généalogie clarifierait le débat. Trace en a été retrouvée dans un texte émis par la Cour Suprême en 1793, dans un roman politique de Vladimir Nabokov (Bend Sinister, traduit en 1947), dans la traduction d’écrits de Mao Tsé-toung (parue en 1966) et dans un discours politique du poète polonais Czes?aw Mi?osz traduit en 1953 (« poprawny politycznie »). De cette quête, les néoconservateurs ont trouvé matière à tenir leur position, arguant que l’expression viendrait des années 1930 et du marxisme (non des années 1960 et de la nouvelle gauche américaine), et visait à critiquer les stalinistes orthodoxes.

8Les multiples glissements de son sens et de son usage ont rendu le terme politically correct flou, multidimensionnel et conflictuel aux États-Unis. À l’étranger, on a principalement retenu de son importation l’idée qu’il faudrait retirer du langage courant les termes susceptibles d’aller à l’encontre de la recherche politique d’égalité en matière de « race », de classe, de genre, d’orientation sexuelle, ou d’incapacité mentale ou physique. Soit les « conventions langagières ascétiques » (Scatamburlo, 1998). Or ceci n’est qu’une partie de la position des radicaux américains des années 1960 (lors de la diffusion originelle du terme, tout au moins), qui était de corriger les inégalités. Et si l’on ne devait retenir du « PC » que cela, on ne peut oublier que la représentation que l’on se fait des êtres humains, dans toute leur pluralité, passe par les mots pour les désigner.

Références bibliographiques

  • En ligneBanning, M.E., « The limits of PC discourse : linking language use to social practice », Pedagogy, vol. 4, n° 2, 2004, p. 191-214.
  • Feldstein, R., Political Correctness : a Response from the Cultural Left, University of Minnesota Press, 1997.
  • Gates, H.L., « Whose canon is it, anyway ? », New York Times Book Review, 26 février 1989.
  • En ligneIrving, L.A., « Earlier uses of politically (in)correct », American Speech, vol. 70, n° 1, 1995, p. 110-112.
  • Lind, B., « The origins of Political Correctness », 2000, sur le site <http://www.academia.org/the-origins-of-politicalcorrectness>.
  • Perry, R., « A short history of the term politically correct », in Aufderheide, P. (dir.), Beyond PC, Graywolf Press, St Paul (Minnesota), p. 71-79.
  • Scatamburlo, V.L., Soldiers of Misfortune : The New Right’s Culture War and the Politics of Political Correctness, Peter Lang, New York, 1998.
Christine Larrazet
Christine Larrazet est maître de conférences au département Langues et Cultures de l’Université Bordeaux II et chercheuse associée à l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC). Elle est l’auteur d’une thèse, « Blacks in Time. Place et visibilité des Noirs américains dans un organe de presse “blanc”. Time Magazine, 1965-1995 ». Américaniste, ses recherches portent principalement sur le rôle des médias dans la valorisation et la non-valorisation de la diversité ethnique et culturelle.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.3917/herm.058.0111
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