1« Grâce à sa réélection, Chirac obtient une nouvelle immunité. » « La ministre des Affaires étrangères Laila Freivalds a tardé à réagir à la catastrophe [...] elle s’est rendue au théâtre après avoir été informée du tsunami. » Ces deux extraits (respectivement du 6 mai 2002 dans Rapport, journal du soir de la chaîne publique SVT1, et des 29 et 30 décembre 2004 dans Nyheterna, journal du soir de la chaîne « semi-privée » TV4) illustrent, parmi d’autres, la tendance des journaux télévisés (JT) suédois à privilégier le franc-parler plutôt que la langue de bois. Non que l’information télévisée suédoise ne fasse pas l’objet de tentatives de « colonisation » par la communication, notamment celle des puissants. Mais, assurément, moins qu’en France. Ainsi, la télévision suédoise, comme une grande partie de la presse du pays, saisit souvent l’occasion d’affirmer son indépendance vis-à-vis des habituels pourvoyeurs d’informations : les institutions officielles (sources gouvernementales, ONG, associations reconnues d’utilité publique, syndicats, fédérations et autres organismes publics) autant que les représentants du secteur privé.
2Les journalistes suédois sont conscients de constituer en partie une exception dans le paysage actuel : le reporter Henrik Samuelsson, auteur du commentaire précité, sur Jacques Chirac en 2002, concède « une manière typiquement suédoise de dire les choses » (entretien avec l’auteur). Cette orientation singulière s’appuie en outre sur plusieurs mécanismes qui favorisent la distance critique, voire l’investigation. En l’occurrence, en Suède, l’accès de tout citoyen, et a fortiori des journalistes, aux sources administratives quelles qu’elles soient, est un principe juridique fondateur de la démocratie du pays. De même, la connivence entre journalistes et représentants politiques est limitée, et les couples d’une telle nature, bannis : en 2007, la secrétaire d’État Ulrica Schenström fut contrainte de démissionner après avoir été photographiée en train d’embrasser un reporter politique de TV4, dans un bar de Stockholm. Enfin, c’est en Suède qu’est née la fonction d’ombudsman, médiateur entre ceux qui passent à l’antenne et les publics ; publics prompts à signaler notamment les formules insatisfaisantes, les abus ou manipulations de langage.
3La défiance se nourrit des… défaillances, notamment langagières : la propension des médias à stigmatiser l’éventuel manque de clarté ou d’honnêteté de la classe dirigeante est si grande que cette dernière – qu’elle soit d’ailleurs politique ou économique – s’aventure relativement peu sur ce terrain. En Suède, le soupçon de tromperie, y compris rhétorique, offre en effet peu de chance, à celui ou celle qui le subit, de faire carrière. Corollaire : c’est moins la langue de bois que la réserve qui se manifeste, dans un pays où le consensus est roi. Cela étant, le silence, par exemple, ne peut durer, sous peine d’attirer lui aussi le soupçon, voire l’indignation. En la matière, c’est ce que surent éviter les autorités policières, suite à l’assassinat de la ministre Anna Lindh en 2003, en ne reproduisant pas les erreurs de 1986 et du meurtre non élucidé du Premier ministre Olof Palme. À l’inverse, c’est ce qui, fin 2004, cristallisa la polémique – et le ressentiment toujours réel des Suédois, encore des années plus tard – autour de la gestion gouvernementale du tsunami, qui provoqua la mort de 543 touristes suédois.
4En témoigne, à double titre, la conférence de presse donnée par Göran Persson le 29 décembre, trois jours après le drame : « Il est difficile de réagir dans l’heure face à une telle catastrophe. Tout ce que nous avons fait n’était pas bon, tout ce que nous avons fait n’était pas mauvais… mais nous prenons cela très au sérieux » (sur SVT1 et TV4). Non seulement le Premier ministre avouait là le manque d’exemplarité dans sa communication et celle de ses ministres, les jours précédents ; mais il accentuait la maladresse par sa formule de fin de phrase. La situation en apparence « rêvée » des JT suédois a donc évidemment ses limites : la totale exemplarité n’est pas de mise, et les formules générales ou trop prudentes existent. L’expression « langue de bois » n’y est pourtant pas aussi développée ; elle se traduirait par « stereotypt politikerspråk » (littéralement « langage politique stéréotypé »). Cela étant, on notera que la polémique sur la lenteur du gouvernement à réagir au raz-de-marée asiatique fut si vive qu’elle conduisit à une intervention télévisée du roi Carl Gustav, rare mais attendue, et pourtant elle-même emplie de formules consensuelles.
5Dans ce contexte de rejet de la langue de bois, quelle place occupent alors les JT au milieu des autres supports ? Sans doute la place la plus marquée, grâce à la puissance du direct et grâce au droit de suite, pratique très répandue chez les reporters et présentateurs. En définitive, alors qu’il s’exerce contre les chaînes en France (plus de 50 % des téléspectateurs, peu ou prou à chaque baromètre annuel, ne font pas confiance à la télévision), le phénomène de défiance-méfiance, que les télévisions se sont réappropriées en Suède vis-à-vis du pouvoir, joue en leur faveur, tout du moins pour celles qui produisent de l’information (69 % de confiance pour les chaînes du service public SVT, et 57 % pour TV4, devant les quotidiens locaux et la radio – enquête de Göteborg University SOM-Survey, 2006). Peu étonnant pour une presse qui, par tradition et par réputation (y compris hors des frontières), s’intéresse davantage à l’opinion publique qu’au gouvernement. En résulte une situation enviable : en cas d’événements de grande ampleur (catastrophe naturelle, incidents politiques, etc.), les Suédois migrent de leur forte lecture de la presse – papier et en ligne – vers les journaux télévisés, pour obtenir des réponses à leurs inquiétudes, sans langue de bois… ou presque.