« Si ce que j’ai dit précédemment, à propos des lettres en général, a été bien compris du lecteur, il concevra sans peine quelle espèce d’influence l’État social et les institutions démocratiques peuvent exercer sur la langue elle-même, qui est le premier instrument de la pensée. »
1Le chapitre 16 du deuxième tome de De la démocratie en Amérique (première partie) a un titre on ne peut plus clair : « Comment la démocratie américaine a modifié la langue anglaise ». Néanmoins, il ne laisse pas de surprendre, dans sa clarté même. Pourquoi, en effet, accorder une telle importance à la question de la langue, alors qu’elle semble si peu abordée pour elle-même ailleurs, et ce aussi bien dans le premier que le deuxième tome [1] ? Qui plus est, dans sa simplicité désarmante le titre sous-entend qu’on ne saurait se contenter d’une analyse purement factuelle ou uniquement descriptive : la langue étant « le premier instrument de la pensée », la moindre de ses modifications en profondeur acquiert par là même valeur conceptuelle, qu’il s’agit de prendre en considération comme telle.
2Il serait sans doute anachronique de vouloir ériger rétrospectivement Tocqueville en néo-humboldtien avant la lettre, et tel n’est pas notre propos. En revanche, ce chapitre vient rappeler à brûle-pourpoint qu’il ne saurait y avoir de compréhension d’un pays, de sa culture et de ses institutions sans connaissance intime de sa langue, à partir du moment où celle-ci est le miroir de la société qui la façonne. Enfin et surtout est souligné le fait que connaître une langue, dans l’absolu, ne suffit pas : on peut très bien partager une même langue et pourtant ne pas parler la même (Derrida, 1996). En cela réside la modernité de ce chapitre. De la démocratie en Amérique peut par conséquent se lire aujourd’hui à cette lumière comme la négation même du globish et de l’interchangeabilité des langues au regard de la communication désormais mondialisée.
La langue, donnée politique fondamentale de l’État-nation
3Certains des points de vue exprimés par Tocqueville au sujet des langues feront sans doute sourire par leur aspect extrêmement daté. C’est le cas, par exemple, du passage suivant, extrait du premier tome : « Les langues que parlaient les peuplades sauvages de l’Amérique différaient entre elles par les mots, mais toutes étaient soumises aux mêmes règles grammaticales. Ces règles s’écartaient en plusieurs points de celles qui jusque-là avaient paru présider à la formation du langage parmi les hommes. L’idiome des Américains semblait le produit de combinaisons nouvelles ; il annonçait de la part de ses inventeurs un effort d’intelligence dont les Indiens de nos jours paraissent peu capables. » (Tocqueville, 1835, p. 57). De telles analyses sont non seulement obsolètes sur le plan de la linguistique, mais également sur celui de l’anthropologie : il suffit de se rappeler les travaux de Claude Lévi-Strauss (1955) pour voir l’abîme qui nous sépare de Tocqueville sur ce point.
4Mais il n’en va sûrement pas de même quant à l’évaluation de l’importance politique de la langue dans l’unité d’une nation. L’extrait suivant est à cet égard sans ambiguïté : « Les émigrants qui vinrent, à différentes périodes, occuper le territoire que couvre aujourd’hui l’Union américaine, différaient les uns des autres en beaucoup de points ; leur but n’était pas le même, et ils se gouvernaient d’après des principes divers. Ces hommes avaient cependant entre eux des traits communs, et ils se trouvaient tous dans une situation analogue. Le lien du langage est peut-être le plus fort et le plus durable qui puisse unir les hommes. Tous les émigrants parlaient la même langue ; ils étaient tous enfants d’un même peuple. » (Tocqueville, 1835, p. 61).
5Il ne faudrait cependant pas caricaturer le raisonnement de Tocqueville : la langue, à elle seule, n’est pas en mesure de fonder une nation. C’est au plus une condition nécessaire, non une condition suffisante : « Les treize colonies qui secouèrent simultanément le joug de l’Angleterre à la fin du siècle dernier avaient, comme je l’ai déjà dit, la même religion, la même langue, les mêmes mœurs, presque les mêmes lois ; elles luttaient contre un ennemi commun ; elles devaient donc avoir de fortes raisons pour s’unir intimement les unes aux autres, et s’absorber dans une seule et même nation. » (op. cit., p. 127). La question est donc plus complexe [2].
6Si les premiers migrants qui ont fondé l’« Union américaine » parlaient bien la même langue, ils n’en partageaient pas moins les mêmes traditions politiques : « Nés dans un pays qu’agitait depuis des siècles la lutte des partis, et où les factions avaient été obligées tour à tour de se placer sous la protection des lois, leur éducation politique s’était faite à cette rude école, et on voyait répandus parmi eux plus de notions des droits, plus de principes de vraie liberté que chez la plupart des peuples de l’Europe. À l’époque des premières émigrations, le gouvernement communal, ce germe fécond des institutions libres, était déjà profondément entré dans les habitudes anglaises, et avec lui le dogme de la souveraineté du peuple s’était introduit au sein même de la monarchie des Tudor. » (op. cit., p. 61). Le socle de la nation américaine est, en définitive, une question d’ordre civilisationnel : « Il y a un fait qui facilite admirablement, aux États-Unis, l’existence du gouvernement fédéral. Les différents États ont non seulement les mêmes intérêts à peu près, la même origine et la même langue, mais encore le même degré de civilisation ; ce qui rend presque toujours l’accord entre eux chose facile. Je ne sais s’il y a si petite nation européenne qui ne présente un aspect moins homogène dans ses différentes parties que le peuple américain, dont le territoire est aussi grand que la moitié de l’Europe. » (op. cit., p. 174). Il n’empêche que Tocqueville, chaque fois qu’il en a l’occasion, ne manque pas de souligner l’importance de la langue en tant que donnée politique majeure.
7Par conséquent, s’il est vrai que la question de la langue apparaît à peu de reprises dans De la démocratie en Amérique, force est de constater qu’elle est loin d’être considérée comme mineure aux yeux de Tocqueville : elle est pour lui indissociable de sa dimension politique.
L’Angleterre et l’Amérique, deux pays séparés par la même langue
8On connaît la formule attribuée à George Bernard Shaw : « England and America are two countries divided by the same language » (l’Angleterre et l’Amérique sont deux pays séparés par la même langue). Ce n’est pas qu’une simple boutade, comme le démontre Tocqueville en procédant à une analyse en profondeur de cette donnée initiale.
9L’argumentation du chapitre 16 s’appuie sur un raisonnement très serré. Tout d’abord, il ne faut pas prendre l’anglais littéraire utilisé par les Américains pour référence : « Les auteurs américains vivent plus, à vrai dire, en Angleterre que dans leur propre pays, puisqu’ils étudient sans cesse les écrivains anglais et les prennent chaque jour pour modèle. Il n’en est pas ainsi de la population elle-même : celle-ci est soumise plus immédiatement aux causes particulières qui peuvent agir sur les États-Unis. Ce n’est donc point au langage écrit, mais au langage parlé, qu’il faut faire attention, si l’on veut apercevoir les modifications que l’idiome d’un peuple aristocratique peut subir en devenant la langue d’une démocratie. » (Tocqueville, 1840, p. 471). Le terme-clé, c’est naturellement celui de « langue d’une démocratie ».
10En effet, si Tocqueville est intéressé par le fait que des Anglais « instruits, et plus compétents [que lui-même] » aient pu lui rapporter que « les classes éclairées des États-Unis différaient notablement, par leur langage, des classes éclairées de la Grande-Bretagne » (ibid.), ce n’est pas pour se contenter de recenser leurs griefs. « Ils ne se plaignaient pas seulement de ce que les Américains avaient mis en usage beaucoup de mots nouveaux ; la différence et l’éloignement des pays eût suffit pour l’expliquer ; mais de ce que ces mots nouveaux étaient particulièrement empruntés, soit au jargon des partis, soit aux arts mécaniques, ou à la langue des affaires. Ils ajoutaient que les anciens mots anglais étaient souvent pris par les Américains dans une acception nouvelle. Ils disaient enfin que les habitants des États-Unis entremêlaient fréquemment les styles d’une manière singulière, et qu’ils plaçaient quelquefois ensemble des mots qui, dans le langage de la mère patrie, avaient coutume de s’éviter. » (ibid.). C’est sous l’angle de la théorie politique qu’il aborde la question, comme l’indique assez le titre de l’ouvrage De la démocratie en Amérique et c’est à cette lumière qu’il faut la considérer.
11Il serait vain de croire qu’il puisse en aller autrement. L’explication en est, selon Tocqueville, simple : « Le mouvement perpétuel qui règne au sein d’une démocratie tend, au contraire, à y renouveler sans cesse la face de la langue comme celle des affaires. Au milieu de cette agitation générale et de ce concours de tous les esprits, il se forme un grand nombre d’idées nouvelles ; des idées anciennes se perdent ou reparaissent ; ou bien elles se subdivisent en petites nuances infinies. » (ibid.). L’Angleterre et les États-Unis ne sauraient parler exactement la même langue en raison uniquement de l’éloignement géographique.
Intraduisibilité des langues et sociétés en mouvement
12Tocqueville se situe à un autre niveau en opposant deux systèmes politiques, chacun se caractérisant par une influence spécifique sur la langue. Le point de départ, c’est le régime aristocratique : « Dans les aristocraties, la langue doit naturellement participer au repos où se tiennent toutes choses. On fait peu de mots nouveaux, parce qu’il se fait peu de choses nouvelles ; et, fît-on des choses nouvelles, on s’efforcerait de les peindre avec les mots connus et dont la tradition a fixé le sens. » (ibid.).
13Il est vrai qu’il arrive que les langues se transforment, même dans un régime aristocratique. Mais c’est là, selon Tocqueville, un phénomène qui s’impose du dehors : « S’il arrive que l’esprit humain s’y agite enfin de lui-même, ou que la lumière, pénétrant du dehors, le réveille, les expressions nouvelles qu’on crée ont un caractère savant, intellectuel et philosophique qui indique qu’elles ne doivent pas la naissance à une démocratie. » (ibid.). Voilà comment le vaste mouvement qui connaît son apogée à la Renaissance est expliqué : « Lorsque la chute de Constantinople eut fait refluer les sciences et les lettres vers l’Occident, la langue française se trouva presque tout à coup envahie par une multitude de mots nouveaux, qui tous avaient leur racine dans le grec et le latin. On vit alors en France un néologisme érudit, qui n’était à l’usage que des classes éclairées, et dont les effets ne se firent jamais sentir ou ne parvinrent qu’à la longue jusqu’au peuple. » (ibid.).
14Ce qui caractérise le régime démocratique, c’est justement qu’il s’agit d’une dynamique interne, qui n’est pas exempte de défauts : « Les nations démocratiques aiment d’ailleurs le mouvement pour lui-même. Cela se voit dans la langue aussi bien que dans la politique. Alors qu’elles n’ont pas le besoin de changer les mots, elles en sentent quelquefois le désir. » (op. cit., p. 472). Cet excès est, selon Tocqueville, inscrit dans la nature de la démocratie même : « Chez ces peuples, c’est la majorité qui fait la loi en matière de langue, ainsi qu’en tout le reste. Son esprit se révèle là comme ailleurs. Or, la majorité est plus occupée d’affaires que d’études, d’intérêts politiques et commerciaux que de spéculations philosophiques ou de belles-lettres. La plupart des mots créés ou admis par elle porteront l’empreinte de ces habitudes ; ils serviront principalement à exprimer les besoins de l’industrie, les passions des partis ou les détails de l’administration publique. C’est de ce côté-là que la langue s’étendra sans cesse, tandis qu’au contraire elle abandonnera peu à peu le terrain de la métaphysique et de la théologie. » (ibid.).
15Autrement dit, il est impossible de comprendre les sociétés démocratiques sans passer par la case « langue », pour s’exprimer familièrement : « Mais c’est principalement dans leur propre langue que les peuples démocratiques cherchent les moyens d’innover. Ils reprennent de temps en temps, dans leur vocabulaire, des expressions oubliées qu’ils remettent en lumière, ou bien ils retirent à une classe particulière de citoyens un terme qui lui est propre, pour le faire entrer avec un sens figuré dans le langage habituel ; une multitude d’expressions qui n’avaient d’abord appartenu qu’à la langue spéciale d’un parti ou d’une profession, se trouvent ainsi entraînées dans la circulation générale. » (ibid.). Néanmoins, l’innovation en la matière n’a pas que des avantages : « L’expédient le plus ordinaire qu’emploient les peuples démocratiques pour innover en fait de langage consiste à donner à une expression déjà en usage un sens inusité. Cette méthode-là est très simple, très prompte et très commode. Il ne faut pas de science pour s’en bien servir, et l’ignorance même en facilite l’emploi. Mais elle fait courir de grands périls à la langue. Les peuples démocratiques, en doublant ainsi le sens d’un mot, rendent quelquefois douteux celui qu’ils lui laissent et celui qu’ils lui donnent. » (ibid.).
16Les sociétés démocratiques, animées d’un mouvement irrépressible, ne peuvent que refaçonner en permanence l’architecture de la langue. Aux yeux de Tocqueville, il serait vain de vouloir que l’Angleterre de son temps parle, en tous points, la même langue que celle de l’Amérique : il faudrait pour cela que ces deux nations relèvent du même régime, voire aient la même histoire, ce qui, par définition, est impossible. L’intraduisibilité est par conséquent inscrite au cœur même du fonctionnement des sociétés, que ce soit à l’intérieur d’une même langue ou, par extension, d’une langue à l’autre, ces deux cas n’étant, à cette lumière, que le miroir l’un de l’autre.
Conclusion
17On l’aura compris, l’analyse de Tocqueville est transposable à l’époque actuelle, où une certaine forme de mondialisation nous incite à la quête effrénée du « mouvement pour lui-même ». Ce qui en fait sa modernité, c’est de ne pas s’être cantonnée à expliquer, par exemple, que les États-Unis avaient des institutions politiques différentes de celles de l’Angleterre ou de la France. L’auteur aurait très bien pu, d’ailleurs, s’en contenter. La preuve en est que le chapitre 16, « Comment la démocratie américaine a modifié la langue anglaise », dont il a été question n’a jamais été, à notre connaissance, l’objet d’études particulières, comme s’il s’agissait d’un sujet accessoire (voir par exemple Weil, 2001). Pour ceux qui considèrent que les langues sont interchangeables, ce chapitre peut en effet être retranché sans dommage du reste. Mais une telle vision des choses ne résiste pas bien longtemps à l’épreuve des faits. Il suffit de passer d’un côté à l’autre de l’Atlantique pour se rendre compte que les États-Unis et l’Angleterre, de même que le Canada francophone et la France, ou le Mexique et l’Espagne, le Brésil et le Portugal sont toujours « séparés par la même langue ».
18Pour Tocqueville, contrairement à Humboldt, la langue ne recèle de vision de monde que celle que le monde lui apporte de l’extérieur : la citation que l’on a placée en exergue à notre article ne laisse à cet égard planer aucun doute. La langue est bien selon lui un simple instrument de la pensée. Mais pas n’importe lequel : il n’est pas donné une fois pour toute, ne varietur. C’est même l’inverse, comme le soulignait déjà Ferdinand de Saussure : la langue est faite de changements et de différences. Voilà pourquoi vouloir faire de l’anglais aujourd’hui la langue de la communication universelle apparaît, dans sa formulation extrême, comme une chimère : l’anglais, dans l’absolu, n’a pas plus d’existence réelle que sa prétendue « simplicité » (Cléro et Laugier, 2004). Même si l’on maîtrise très bien cette langue, que ce soit en tant que « locuteur natif » ou non, Tocqueville est là pour nous rappeler que l’on ne saurait faire abstraction de la sphère « extra-linguistique », pour utiliser la terminologie des linguistes. En effet, « il arrive souvent que plusieurs peuples qui ont une origine commune deviennent cependant fort étrangers les uns aux autres, de telle sorte que, sans cesser de pouvoir tous s’entendre, ils ne parlent plus tous de la même manière. » (op. cit., p. 473). À l’heure de la mondialisation, il y a là une source d’« incommunication » majeure (Wolton, 2008), et d’autant plus forte que l’on partage la même langue, fût-elle aussi désincarnée que le globish [3].
Notes
-
[1]
Le mot « langue » n’apparaît que 6 fois dans le premier tome et que 3 fois dans le deuxième tome à l’exclusion du chapitre 16 en question. Dans ce chapitre, en revanche, le mot y apparaît pas moins de 35 fois.
-
[2]
Pour une analyse plus récente de la question en ce qui concerne la France, autre grand pays d’immigration, voir Patrick Weil (2004).
-
[3]
On notera au passage que Tocqueville a très tôt été traduit en anglais par Henry Reeves, dont il avait lu et approuvé la traduction. Une étude entière, voire une thèse, pourrait être consacrée aux traductions existantes (Tocqueville, 1838, 2000, 2004) qui serait comme une mise en abyme de cet article, cette fois-ci en examinant la question sous l’angle de la traduction de Tocqueville en anglais : Tocqueville offre-t-il le même visage d’un côté et de l’autre de l’Atlantique ?