1« Ce n’est pas la langue française qui fait la francophonie, mais sa coexistence avec les 2 000 langues de l’espace francophone » déclara, à Dakar en 1989, le président François Mitterrand lors de la séance inaugurale du Sommet de la francophonie. À travers cette citation est posée la problématique des langues, du pluralisme linguistique et de la traduction. La mondialisation nous pousse à nous interroger sur notre identité culturelle, son patrimoine, son pluralisme et son interaction avec autrui. C’est ce que nous nous proposons de faire à travers cet article, notamment en abordant la question des relations entre francophonie, pluralisme et traduction. Dans un premier temps, nous aborderons la question des aires linguistiques et culturelles dans la mondialisation au travers de la francophonie, puis celle du plurilinguisme appliqué à la culture, pour terminer par les enjeux de la traduction. C’est par l’interaction de ces différents concepts que l’on pourra parler réellement de mondialisation des enjeux culturels et communicationnels.
Les grandes aires culturelles, l’exemple de la francophonie
2La francophonie veille au renforcement du français comme outil de communication et vecteur culturel et, par extension, comme langue de communication internationale, d’enseignement et de support au dynamisme intellectuel, scientifique et culturel novateur. Au plan national, la promotion de la langue française s’inscrit dans une problématique de cohabitation du français avec d’autres langues partenaires ou internationales, et ce dans la plupart des pays membres, dont vingt-neuf ont le français pour langue officielle. La francophonie a déjà joué un rôle de pionnier pour la reconnaissance de la diversité culturelle et le dialogue des cultures. Elle a décidé de se donner les moyens de faire face aux tendances uniformisatrices de la mondialisation et de favoriser le maintien et l’essor de la diversité culturelle et linguistique.
3Malgré le passif prédateur du français durant de longs siècles, la donne à désormais radicalement changé avec la mondialisation et la francophonie contemporaine. Le français ne doit plus être perçu comme la langue du colonisateur, la langue par laquelle l’ethnocide se concrétise, mais bien celle par laquelle la diversité se fait. Principalement dans le discours certes, mais aussi dans les faits. Hors des frontières hexagonales, le français n’est jamais en position d’hégémonie ou de domination mais toujours en position de cohabitation, et fait souvent office de passage. De par sa stature de deuxième langue internationale, le français est désormais le premier élément d’altérité et de diversité. Il est donc urgent de réactualiser le discours autour de la langue française, et la francophonie peut y contribuer.
4« D’un instrument de pouvoir qu’elles furent toujours, les aires culturelles et linguistiques se transforment aussi en instrument de cohabitation et de diversité », déclarait, Kofi Annan. La francophonie associe son action à son engagement en faveur du plurilinguisme, en symbiose avec les grandes communautés linguistiques dans le monde. Elle milite officiellement en faveur de la diversité, de la paix et de l’instauration d’une société de l’information et de la connaissance mondiale en se plaçant au c œur d’un dispositif, dont l’embryon existe déjà, à travers un pacte linguistique réunissant « les trois espaces » que constituent la francophonie, l’hispanophonie et la lusophonie. Cette latinophonie innovante et porteuse de projets, vécue comme un espace romanophone plurilingue ouvert sur toutes les aires linguistiques, constituerait un pôle structurant capable de redistribuer à l’échelle mondiale les rapports de forces culturels et donc politiques et économiques. Loin d’opérer un repli partiel, en direction d’une composante civilisationnelle européenne ou méditerranéenne, la francophonie assurerait ainsi à la langue française, non seulement, sa pérennité sur le très long terme mais également la diffusion des autres langues néo-latines qui apparaissent capables d’instaurer une multipolarité culturelle et linguistique.
5Avec l’accélération des industries culturelles le degré d’insécurité des langues et cultures minoritaires s’accroît d’une façon accélérée. La réduction des frontières physiques rendue possible par les progrès technologiques accélère la prédation des grandes langues mondiales au premier rang desquelles l’anglo-américain. En raison des barrières économiques ou techniques les plus fragiles d’entre-elles ne sont plus en capacité de se pérenniser. La prise en considération des alphabets en est un exemple.
6« Si nous ne sommes pas vigilants, nos langues et nos civilisations seront absorbées par une civilisation unique, totalitaire sur le mode nazi » déclarait Léopold Sédar Senghor [1]. La traduction comme le développement économique et social en sont deux freins énormes. L’unilinguisme, qu’il soit francophone ou anglophone, est une impasse hier comme aujourd’hui. La francophonie n’est pas l’adversaire de la langue anglaise. L’anglais, désormais première langue de diffusion internationale est la langue officielle de plusieurs membres de la francophonie (également actifs au sein du Commonwealth), il est une langue partenaire de la francophonie institutionnelle.
Le plurilinguisme appliqué à la culture, est-ce reconnaître l’Autre dans son altérité ?
7Puisque toute culture se construit dans des interactions complexes et continuelles qui produisent constamment de la différence, le pluralisme exprime le choix délibéré de reconnaître les différences non pour chercher à les réduire, mais pour traiter ces inter actions sur le mode politique et social. La culture comme processus vit de l’ouverture. Aucune culture n’a jamais été et ne pourra jamais être un isolat. Mais aucune inter action véritable ne peut se développer dans des conditions d’inégalité trop grandes ou sous le contrôle effectif des plus puissants, sans générer de violentes réactions. Il ne s’agit donc pas de défendre le multilinguisme ou la traduction, comme des entités réifiées. Il importe plutôt de réunir les conditions dans lesquelles ces choix et ces interactions pourront s’opérer de façon acceptable et responsable dans le contexte actuel.
8Ces conditions concernent notamment la liberté d’expression, la diversité des médias indépendants, le multilinguisme, le développement de flux culturels plus équilibrés et équitables, ainsi que la possibilité pour toutes les formes d’expression culturelle d’avoir accès aux instruments modernes de production et de diffusion. Le pluralisme comme choix explicitement assumé et affirmé constitue le fondement du vivre ensemble à l’échelle planétaire. Les cultures pures ou désincarnées sont une vision de l’esprit, elles ont besoin des langues et de leur pluralité pour réellement exister. Les langues ne sont pas interchangeables, sinon une seule d’entre elles pourrait supplanter toutes les autres en tant que vecteur de communication intégral et universel. Il faut éviter de passer du rêve du village global de McLuhan [2] au cauchemar de la Tour de Babel [3].
9Le développement du plurilinguisme suppose, entre autres choses, le développement entre locuteurs de langues typologiquement proches de compétences d’intercompréhension réciproques. Dans cette perspective, l’ensemble constitué par les langues romanes constitue un terrain d’action tout indiqué. Il permet de surcroît, en raison de la diffusion de ces langues à l’échelle mondiale, une extension quasi universelle, en prenant appui sur leur parenté pour en favoriser l’apprentissage et l’utilisation. Ce que Jean Jaurès défendait déjà il y a un siècle. Dans deux de ses articles [4], il proposait de s’appuyer sur les connaissances des enfants utilisant un parler occitan, pour le comparer au français et ainsi développer leur jugement et leur raisonnement. Il insistait aussi sur la facilité à appréhender les autres langues romanes lorsque l’on maîtrise le français et la langue d’oc.
10La diversité linguistique recouvre des enjeux culturels, mais aussi politiques, économiques et sociaux. Dès ses débuts, l’Union européenne, en accordant une importance égale à ses langues, a perçu que son uniformisation linguistique et culturelle, ne serait qu’un appauvrissement remarquable et qu’une perte identitaire. En 1984, les ministres de l’Éducation des pays membres de la Communauté économique européenne votèrent une motion pour encourager leurs gouvernements à faciliter « la connaissance pratique de deux langues en plus de la langue maternelle » pour les ressortissants européens. Malheureusement dans les faits, cette diversité n’est parfois que faiblement appliquée, comme le rappellent certains députés européens s’inquiétant de la prépondérance de l’anglais dans les instances dirigeantes.
11Avec la mondialisation, les grandes aires culturelles sont en train d’apparaître sur la scène mondiale comme des acteurs de premier plan : elles jouent un rôle d’interface structurelle procurant une lisibilité et une intelligibilité à la diversité sociale de notre monde [5]. Ces aires conditionnent, en les orientant, la mise en place de réseaux de résistance de la société civile, laquelle s’organise contre la fatalité d’un modèle linguistique unilingue, anglo-saxon et unipolaire dont les États-Unis d’Amérique seraient l’épicentre. Les principaux écueils résident dans la marginalisation des langues maternelles, dans la pidginisation linguistique du monde et dans la surenchère de néologismesécrans.
La traduction, langue de l’Europe [6] et de la mondialisation
12La traduction est un enjeu indissociable de celui de la diversité culturelle et de la mondialisation des industries de la connaissance. L’Europe, avec ses 26 langues, aux identités culturelles fortes, en est un véritable laboratoire. Les langues sont des lieux privilégiés d’altérité et encouragent donc la traduction. Roman Jakobson avance l’idée que c’est à travers la traduction que la diversité des langues apparaît le plus clairement, quel que soit le niveau de complexité auquel on se place.
13La francophonie perçoit désormais le français comme une langue de partage, elle a donc fait sienne l’idée que la traduction était plus que jamais indispensable aux sociétés humaines. En Afrique subsaharienne, la réalité des pays francophones est caractérisée par le multilinguisme fonctionnel. Les langues de communication de masse ne sont que rarement celles de l’environnement scolaire, qui est dominé par le français. La valorisation de la traduction passant nécessairement par la prise en compte des langues maternelles, des manuels de grammaire comparée ont été rédigés dans la perspective d’un enseignement bilingue prenant appui sur les acquis culturels et linguistiques de l’apprenant. Ces livres scolaires retranscrivent l’objectif actuel de la francophonie, la langue française, et la valorisent en synergie avec les langues nationales africaines. La francophonie pourrait en la matière servir de cadre à la France dans sa relation aux langues régionales de métropole ou d’outre-mer et lui permettre d’appréhender sa propre diversité, en respectant la devise francophone, d’unité dans la diversité.
14Au cours des dernières décennies, la prise de conscience de l’importance du plurilinguisme, et de son corollaire la traduction, va de pair avec l’expansion de la mondialisation. L’apparition des nouvelles technologies de l’information a accentué la demande de traduction en liant l’économie à la communication rapide [7], ce qui est résumé par le mot d’ordre anglais « no translation no product » [8]. Le développement de nouveaux marchés, l’uniformisation et la concentration de la production au profit d’une diffusion géographique toujours plus large a engendré un phénomène de traduction-pidginisation tout azimut, pour satisfaire les nouveaux consommateurs.
15La traduction en répondant à une triple exigence de connaissance, d’interprétation et de mise en relation, constitue une opération évidente en faveur de la société de la connaissance.
Conclusion
16Une langue est plus qu’un simple instrument de communication, elle est le mode d’expression d’une culture, le reflet d’une identité. À travers les diverses langues apparaissent des visions particulières du monde et de l’avenir de l’homme. Dans un environnement ouvert où les frontières physiques s’amoindrissent et ou l’offre communicationnelle croît, il faut réfléchir aussi à la demande. Le plurilinguisme est un vecteur d’altérité et de diversité séduisant, qu’il faut encourager dans le discours et dans les actes, mais le multilinguisme n’est qu’un élément de solution pour organiser la cohabitation identitaire et culturelle à laquelle la mondialisation nous somme de faire face. L’écueil du multilinguisme réside dans le fait que compte tenu des différentes contraintes d’apprentissage [9] il ne puisse réellement se généraliser. Il se ferait alors le cheval de Troie involontaire d’une novlangue globalisée anglo-saxonne à laquelle nous attelleraient les « réalités » techniques et économiques.
17La traduction qui apparaît trop souvent comme un coût supplémentaire et une entrave à la communication directe entre les individus – ou que l’on suspecte de déformation et même de « trahison » – est en réalité le prix indispensable, auquel chacun de nous doit consentir, pour que s’instaure un sentiment de sécurité identitaire et linguistique propice à la paix et à l’instauration de la société de la connaissance. Pour parvenir à une mondialisation qui ne soit pas que globalisation, il faut respecter en premier lieu les langues maternelles, premier espace de socialisation et d’enracinement d’un imaginaire créatif humain. Puis promouvoir le plurilinguisme et des aires linguistiques telles que la francophonie, l’hispanophonie ou la lusophonie au sein desquelles les langues du monde constituent des interfaces entre identités patrimoniales et relationnelles.
Notes
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[1]
Propos rapportés par Stélio Farandjis lors du colloque L.S. Senghor : Africanité-Universalité, du 29 au 30 mai 2000, organisé par l’Université Paris XIII.
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[2]
Voir les ouvrages de Marshall McLuhan : The Gutenberg Galaxy, University of Toronto Press, 1967 ; War and Peace in the Global Village, New York, Bantam Books, 1967.
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[3]
Voir les ouvrages de Louis-Jean Calvet : Pour une écologie des langues, Paris, Plon, 1999 ; La Guerre des langues et les politiques linguistiques, Paris, Payot, 1987 / Hachette, 1999.
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[4]
Jean Jaurès : « L’éducation populaire et les “patois” », La Dépêche, 15 août 1911 ; « Méthode comparée », Revue de l’enseignement primaire, 15 octobre 1911.
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[5]
Voir Philippe Ariès, Histoire de la vie privée, I. « De l’Empire romain à l’an mil », II. « De l’Europe féodale à la Renaissance », III. « De la Renaissance aux Lumières », IV. « De la Révolution à la Grande Guerre », V. « De la Première Guerre mondiale à nos jours », Paris, Seuil, 1985-1986-1987.
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[6]
Ce titre fait écho à la phrase d’Umberto Eco : « La lingua dell’Europa é la traduzione. »
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[7]
Voir Philippe Ricard, « Une étude britannique prône le multilinguisme en affaires », Le Monde, 25 septembre 2007.
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[8]
« Pas de traduction pas de produit. »
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[9]
Parmi ces contraintes, on dénombre le coût économique, la fragilité des infrastructures, la fracture numérique, le maintien des connaissances…