1Tous les jours, dans les institutions européennes, des milliers de personnes de différentes nationalités travaillent ensemble portées par le souhait de contribuer au progrès économique et social de l’Europe et de promouvoir nos diversités dans une Union cohérente. Au même moment, dans chacun de nos États membres, des contrats internationaux sont négociés et signés, des produits, des livres, des idées traversent les frontières, des étudiants de différentes nationalités suivent des études communes à l’université, des échanges de toute nature se multiplient ... L’Europe, « espace sans frontières intérieures », a fait son apparition dans la vie quotidienne de chacun d’entre nous. La « formule magique » de notre cohésion n’est pas une langue commune qui priverait l’Europe de sa richesse culturelle et uniformiserait nos sociétés. C’est au contraire le multilinguisme, dont le respect permet à chaque culture de se développer et de faire valoir sa différence, et à chaque nation, région ou communauté de préserver ses racines et traditions.
2Il ne s’agit pas simplement de protéger un patrimoine, dans un réflexe de nostalgie. Le multilinguisme correspond en effet aux fondements même de notre projet de société. Nous voulons que l’Europe demeure un espace vivant de rencontres et d’échanges. La promotion d’une Europe multilingue est essentielle non seulement pour le respect de l’identité de chaque citoyen et pour la garantie du bon fonctionnement de l’Union européenne mais aussi pour la prospérité de nos pays. Une politique multilingue bien conçue suppose, à mon sens, le respect des langues existantes mais aussi l’apprentissage de langues différentes par chaque citoyen. En effet, l’amélioration des compétences linguistiques de chacun est un moyen d’atteindre les objectifs politiques de l’Europe, de maintenir et de créer des sociétés fondées sur l’intégration et la reconnaissance de l’autre. C’est un défi qui nous est lancé afin que nous exploitions au mieux le potentiel de l’Europe pour une croissance durable appuyée sur des emplois stables et de qualité. Enfin, c’est un garant d’une citoyenneté européenne bien comprise et acceptée, fondée sur un engagement pour cette « unité dans la diversité », qui fait notre identité.
Élargissements et mondialisation : une diversité linguistique croissante au sein de l’Union européenne
3Nos sociétés contemporaines sont confrontées à des mutations rapides, dont certaines concernent plus particulièrement le territoire européen. Aujourd’hui, la mondialisation, le progrès technologique, le développement d’Internet ou encore le vieillissement des populations ont un impact majeur aussi bien sur l’économie que sur la société européenne. La mobilité accrue des Européens (à l’heure actuelle, dix millions d’Européens travaillent dans un autre État membre que celui dont ils proviennent) constitue une manifestation importante de ce changement. Les citoyens ont de plus en plus de contacts avec l’étranger. Comme le souligne Riccardo Petrella (1990), au cours de la seconde moitié du xxe siècle, l’économie mondiale s’est internationalisée de manière accélérée en raison de « l’intégration croissante à travers les pays du monde des flux de connaissances techniques, de matières premières, de biens intermédiaires, de produits et de services ». Ainsi, la vie quotidienne des Européens s’est internationalisée et possède un caractère multilingue plus marqué.
4Les récents élargissements de l’Union européenne ont renforcé ce processus. Depuis le 1er mai 2004, la superficie de l’Union a augmenté d’un quart, sa population d’un cinquième, son PIB de quelque 10 % tandis que le nombre de langues augmentait de quelque 80 % passant de 11 à 23. L’accroissement de la diversité linguistique – et donc culturelle – de l’Union européenne est sans doute l’une des évolutions les plus remarquables engendrées par l’élargissement. L’Union compte désormais 498 millions de citoyens, 27 États membres, 3 alphabets et 23 langues officielles, dont certaines ont une diffusion mondiale. Quelque 60 autres langues font également partie de notre patrimoine commun et sont parlées dans certaines régions ou par des groupes spécifiques. En outre, les migrants ont apporté un large éventail de langues. On estime qu’au moins 175 nationalités sont présentes sur le territoire de l’Union.
5Les langues parlées dans l’Union doivent être vues comme des richesses et non comme des barrières. Chacune a son histoire. La plupart de nos langues appartiennent à la grande famille des langues indo-européennes dont les principales branches sont les langues germaniques, romanes, slaves et celtiques. La classification du grec, du lituanien et du letton est un peu plus complexe tandis que le hongrois, le finnois et l’estonien entrent dans le groupe des langues finno-ougriennes. Le maltais, quant à lui, est proche de l’arabe avec des influences italiennes.
6À première lecture, le mélange semble décourageant. Dans une telle mosaïque, sur quelle base commune les Européens peuvent-ils se reposer ? Aussi singulier que cela puisse paraître, c’est sur cette pratique même de la diversité qu’est ancrée l’identité européenne. Une connaissance mutuelle approfondie et une compréhension accrue entre Européens, telle est depuis l’origine l’une des principales missions de l’unification européenne. L’aspiration profonde des pères de l’Europe n’est pas, d’après la célèbre formule de Jean Monnet, de « coaliser des États mais d’unir des peuples ». Ceci suppose le respect des diversités nationales, régionales et locales et le dialogue de nos cultures. La langue constitue bien entendu un élément fondamental de notre identité. C’est pourquoi nous devons veiller à ce que chacune d’elles continue d’avoir un droit de cité à part entière, au sens propre du terme. Dans une Union qui encourage la diversité, une lingua franca ne pourra jamais satisfaire les besoins de communication des citoyens européens. Comme l’a écrit Claude Hagège, « L’Européen devra élever ses fils et ses filles dans la variété des langues et non dans l’unité » (Hagège, 1992, p. 8).
7Il ne s’agit pas d’être naïf. Bien que cette diversité linguistique accrue soit une source d’avantages et de richesses, elle constitue également un défi supplémentaire si elle n’est pas assortie de politiques appropriées. Elle peut empêcher le dialogue entre personnes de différentes cultures. Elle peut accentuer les clivages sociaux, en conférant – de facto – aux personnes plurilingues un accès à de meilleures conditions de vie et de travail, tout en excluant les personnes monolingues du marché du travail. Elle peut empêcher tant les citoyens que les entreprises de l’Union européenne d’exploiter pleinement les perspectives ouvertes par le marché unique. Une politique linguistique mal comprise peut mener à la création de ghettos linguistiques, voire culturels. Encore aujourd’hui, dans diverses parties de l’Europe, la langue peut être instrumentalisée et se trouver au cœur de tensions politiques.
8Un de nos défis, aujourd’hui, consiste à réduire autant que faire se peut les obstacles rencontrés par les citoyens et les entreprises de l’Union. Il s’agit de leur donner les moyens de profiter du large éventail d’opportunités offertes par le multilinguisme. Ceci suppose une volonté politique claire. Bien entendu, toute politique linguistique efficace doit aussi être concertée et respectueuse des compétences des différents acteurs. En fonction de l’organisation constitutionnelle de chaque pays, les États membres et les collectivités territoriales et locales sont des acteurs majeurs du multilinguisme. La Commission européenne intervient dans cette matière en complément des actions des différents acteurs.
9L’engagement de la Commission européenne en faveur d’un multilinguisme respectueux de toutes les langues est allé croissant, au fur et à mesure des différents élargissements. Dans le strict cadre de ses compétences, l’Europe a pris depuis plusieurs années des initiatives pour promouvoir les langues et la diversité linguistique. Dès le début, la politique du multilinguisme est intimement associée aux politiques d’éducation et d’apprentissage et au respect du principe d’égalité des langues. L’objectif de Barcelone de 2002 – encourager tous les citoyens à apprendre deux langues, en plus de sa langue maternelle – en constitue certainement l’un des instruments clés [1].
10Mais l’Union, après le dernier élargissement de 2007, est allée plus loin. Dans une importante communication adoptée à mon initiative en septembre 2008 [2], la Commission européenne a défini une stratégie prospective proposant nombre d’avancées concrètes dans des domaines aussi divers que l’apprentissage des langues, le dialogue interculturel, la croissance économique, la traduction, les nouvelles technologies et les relations extérieures de l’Union. Dans tous ces domaines, des chantiers sont en cours. Cette ambitieuse communication a donné une « pensée linguistique » à l’Europe et nous a dotés d’objectifs à long terme.
11Si, comme nous le croyons, tout le monde doit se voir offrir la possibilité de communiquer efficacement dans une Union élargie, nous devons trouver de nouvelles formules d’apprentissage pour les personnes qui ne parlent qu’une langue ou qui bataillent toujours avec leur première langue étrangère, pour les jeunes quittant l’école prématurément ou les personnes plus âgées. La nouvelle stratégie de la Commission européenne explore comment mieux utiliser les médias et les nouvelles technologies.
La traduction, ferment originel de l’Europe
12La traduction est une autre voie pour tirer tout le bénéfice de cette diversité linguistique. La Commission européenne y accorde une attention toute particulière. Car la traduction est, à n’en pas douter, le ferment originel de notre Europe d’aujourd’hui. Bien avant que l’Europe ne devienne un projet économique et politique avec l’établissement des Communautés européennes, le riche patrimoine de ses langues représentait déjà un ensemble culturel pluriel doué d’une unité réelle. Malgré les guerres, l’instabilité des frontières, les révolutions et les processus de restauration consécutifs, l’Europe est depuis des siècles une terre commune, partagée, sillonnée par ses élites culturelles et littéraires. Le réseau d’échanges économiques et culturels qui s’est tissé au fil des siècles est remarquable. Au fur et à mesure que l’alphabétisation se généralisait et que l’industrie de l’édition se développait, ce réseau d’échanges est devenu accessible à un nombre croissant d’Européens.
13Aujourd’hui, nous avons quelque peu oublié cette Respublica literaria dont aime à parler Marc Fumaroli. Cette « République des Lettres » peut être qualifiée de « bien commun littéraire européen ». Elle rassemble l’ensemble des textes classiques de l’Antiquité grecque et latine, philosophiques, poétiques mais aussi scientifiques qu’ont eu en commun les humanistes et auxquels se sont progressivement ajoutées toutes les créations artistiques, culturelles, philosophiques, etc. produites en Europe. Cette République littéraire a résisté à « l’épreuve des guerres et des divisions » pour tisser une terre commune : l’Europe d’aujourd’hui.
14La traduction littéraire occupe une place centrale dans ce processus historique. Car elle a permis aux Européens de surmonter les frontières linguistiques et culturelles en leur donnant accès aux œuvres et aux traditions de leurs voisins. Elle a renforcé le sentiment d’une identité européenne commune. Plus, c’est grâce à la traduction que l’Europe a maintenu sa diversité culturelle et a pu devenir cette mosaïque de cultures et de langues tout en préservant une unité fondatrice.
15Déjà, la traduction se fait le terreau fertile de « l’Unité dans la diversité », car elle facilite l’accès à la littérature étrangère pour les personnes n’ayant que des compétences de base ou aucune compétence en langue étrangère. En soutenant l’intérêt pour une autre langue ou culture, elle peut, également, agir comme incitation à commencer à apprendre une langue étrangère. Qui plus est, la traduction est un véritable ferment pour la culture européenne. À une époque où les langues et les cultures deviennent de plus en plus interdépendantes, le traducteur se fait le médiateur du dialogue interculturel.
16La traduction est certes précieuse pour le maintien du dialogue entre les cultures et les citoyens. Mais ce n’est pas tout. Sa vitalité irrigue le tissu économique. La traduction est aujourd’hui une industrie diversifiée en croissance. Dans l’édition et dans d’autres secteurs culturels, la demande est en hausse. De nouveaux métiers de la traduction se développent donnant naissance à des professions jusqu’alors inconnues qui débordent le cadre traditionnel du livre. Le cinéma, la télévision, le théâtre, Internet, les médias digitaux sont autant de secteurs où la traduction s’ouvre à de nouveaux horizons.
17La littérature demeure, néanmoins, son domaine de prédilection. Là aussi, la traduction est le support d’une Europe de la diversité. En parallèle aux grands groupes éditoriaux, se développent aujourd’hui avec succès de petits éditeurs indépendants. Leur rôle est capital pour la préservation de la vivacité culturelle de l’Europe, pour la diversification de l’offre et pour la diffusion d’œuvres écrites dans des langues moins répandues. La Commission européenne mesure l’importance capitale de la traduction littéraire pour le futur de l’Europe. Elle soutient depuis longtemps le secteur dans son programme Culture via le financement de la traduction d’œuvres littéraires. Récemment, la Commission a lancé plusieurs initiatives en sa faveur. La conférence sur la traduction littéraire et la culture qui s’est tenue à Bruxelles en avril 2009 en est un exemple. Les professionnels du secteur se sont rencontrés pour la première fois sous l’égide de la Commission pouvant ainsi discuter, à une échelle européenne, des problèmes et perspectives nouvelles de la profession. Cette conférence a été riche en idées et en propositions d’avenir. L’Europe doit faire plus en matière de traduction littéraire et il s’agit certainement d’un de nos défis majeurs dans les années qui viennent.
Le multilinguisme, facteur de compétitivité de l’économie européenne
18Les langues sont le terreau de l’identité européenne. Elles sont aussi le flambeau de sa compétitivité. En effet, la maîtrise des langues peut constituer un réel avantage concurrentiel. Selon une étude effectuée pour la Commission européenne, les lacunes en termes de compétences linguistiques de l’économie européenne sont encore importantes [3]. Chaque année, des milliers d’entreprises européennes perdent des contrats et voient leur activité réduite par manque de compétences linguistiques. Selon cette étude, 11 % de l’échantillon des petites et moyennes entreprises (PME) sondées avaient perdu un contrat faute de compétences linguistiques. Or, on dénombre quelque 23 millions de PME en Europe qui emploient les deux tiers de la population active du secteur privé soit environ 75 millions d’emplois.
19Les résultats de cette étude montrent également qu’il existe un potentiel de croissance à l’exportation considérable pour les PME si celles-ci soutenaient plus avant leur investissement dans les langues étrangères. Une simple amélioration marginale des résultats à l’exportation de ces entreprises aurait un impact réel sur la croissance économique et sur l’emploi en Europe.
20Dans une économie mondialisée, l’anglais ne suffit pas. Si l’enjeu européen – qui représente, ne l’oublions pas près d’un demi milliard de personnes rassemblés dans un marché unique – est d’accroître ses échanges commerciaux avec le reste du monde, l’Europe doit être plurilingue. Dans de nombreux pays de l’Union européenne, l’anglais est déjà considéré comme une compétence de base plutôt que comme une langue étrangère [4]. Dans ce contexte, le besoin de remporter ou de conserver un avantage en apprenant d’autres langues se fait plus urgent pour assurer la conquête de nouveaux marchés.
21Des sociétés et associations d’entreprises pourraient utilement développer des stratégies en association avec les pouvoirs publics, pour aider les entreprises à améliorer leurs compétences linguistiques dans de nombreuses opérations commerciales. C’est dans cette optique que la Commission a lancé – le 22 septembre 2009 – une plate-forme permanente d’échange d’idées et de bonnes pratiques sur le thème des langues dans les entreprises.
22Non seulement les compétences linguistiques font « les affaires de l’Europe » mais aussi celles des Européens. Car elles augmentent fortement les chances de trouver un meilleur emploi. La maîtrise de plusieurs langues étrangères confère un avantage comparatif sur le marché du travail. Les entreprises recherchent de plus en plus les personnes douées de compétences dans plusieurs langues afin de faciliter la réalisation d’échanges commerciaux tant dans l’Union européenne qu’avec le reste du monde.
23Nous le savons, les études le montrent, l’état du marché du travail en témoigne : la demande d’emplois hautement qualifiés en Europe continuera d’augmenter. Les implications sur le marché du travail à venir sont considérables. Les personnes sans qualifications ad hoc, notamment dans le domaine linguistique, rencontreront des difficultés croissantes pour trouver un emploi. Il est de notre devoir d’investir dans l’enseignement des langues et de faire en sorte de supprimer les obstacles à la mobilité, à toute forme de mobilité. Car posséder des compétences dans plusieurs langues favorise la créativité et l’innovation. La pratique de plusieurs langues est une excellente gymnastique pour l’esprit, conférant une plus grande souplesse cognitive. De plus, elle facilite le contact par-delà les frontières géographiques ou intellectuelles. Les personnes plurilingues ont appris – par l’apprentissage des langues elles-mêmes – qu’un problème s’aborde de mille et une manières selon le contexte linguistique ou culturel dans lequel on se trouve. Cette faculté peut être mise à profit dans toutes les circonstances de la vie.
Conclusion
24Un mot de Gaston Berger (1964), pour conclure : « Demain ne sera pas comme hier. Il sera nouveau et il dépendra de nous. Il est moins à découvrir qu’à inventer. » Les défis que nous avons à relever vont s’accélérant que ce soit au sein de l’Europe elle-même ou à l’échelle du monde, particulièrement en ces temps de crise. Il nous faut inventer de nouveaux modèles de croissance et créer – de manière prospective – l’Europe de demain. Pour ce faire, nous devons exploiter toutes nos ressources. L’Europe peut compter sur son très riche capital linguistique. À nous de le faire fructifier pour inventer l’Europe multilingue et pluriculturelle de demain.
Notes
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[1]
Pour avoir un aperçu clair de la politique linguistique de l’UE, voir <http://ec.europa.eu/education/languages/eu-language-policy/index_fr.htm>.
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[2]
Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, « Multilinguisme : un atout pour l’Europe et un engagement commun », Bruxelles, 18/9/2008, COM (2008) 566 final.
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[3]
« ELAN : Incidences du manque de compétences linguistiques des entreprises sur l’économie européenne », Commission européenne, 2005. En ligne sur <http://ec.europa.eu/dgs/education_culture/publ/multiling_fr.html>.
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[4]
L’étude réalisée par le British Council attire l’attention sur l’extraordinaire rapidité du changement d’attitude à l’égard de l’anglais, en particulier dans les deux rapports de David Graddol intitulés Future of English (1997) et English Next (2006). En ligne sur <http://www.britishcouncil.org/learning-research-englishnext.htm>.