CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La mort, le 2 décembre 2009, du professeur André-Jean Tudesq, endeuille à plus d’un titre la communauté des sciences de l’information et de la communication. À côté de son collègue Robert Escarpit, il avait participé à la création de cette communauté et en avait assuré le recrutement et la gestion en siégeant, de 1975 à 1995, au Conseil national des universités. Il avait été associé en 1966 à la création d’un enseignement de journalisme à l’Université de Bordeaux, où il avait mis en place en 1972 une maîtrise des sciences et techniques d’information, avant de prendre la responsabilité en 1975 du premier troisième cycle, en France, en sciences de l’information et de la communication. À la même époque, il avait fondé le Centre d’études des médias comme un carrefour des différentes disciplines intéressées par la presse et les problèmes communicationnels. Il en assurera la direction jusqu’à son départ à la retraite en 1996, après m’avoir chaleureusement accueilli pour lui succéder dans cette tâche.

2Depuis cette date, il n’avait pas cessé de venir travailler au Centre et de participer à ses activités. Ayant eu ainsi le privilège et le plaisir de le connaître et de le fréquenter durant ses quinze dernières années, je garde l’image d’un homme d’études débordant de projets et dont la modestie, surprenante quand on connaissait l’ampleur de ses travaux, facilitait l’échange et une relation faite de confiance et d’affection. Cette image correspond à celle de collègues qui l’ont connu tout au long de sa carrière. Ainsi, l’historien Robert Étienne le décrit comme « un homme de communication, affable, toujours disponible pour participer à une manifestation scientifique. Derrière l’austérité apparente de la personne, qui fait songer parfois à la réserve d’un Guizot et à la tradition protestante cévenole, [on découvre] un homme de l’échange, de la convivialité ». Le recteur Jean-Pierre Poussou, montre que dans la turbulence de mai 1968, « soucieux de ses étudiants de l’Université et de l’Institut d’études politiques et très proche de ses jeunes collègues (dont il était), il se révéla un négociateur né, toujours prêt à trouver le compromis pour débloquer les situations, expert en commissions, ferme sur ses positions mais d’approche toujours modérée, un peu comme si ses recherches l’avaient en quelque sorte façonné ».

3Né à Montpellier en 1927, André-Jean Tudesq après de brèves études de droit, s’orienta vers des études d’histoire qui l’ont amené au sommet de l’excellence universitaire. Après une réussite à l’agrégation en 1952, il est pendant trois ans pensionnaire de la Fondation Thiers puis assistant à la Sorbonne de 1957 à 1961. C’est dans cette université, qu’il soutient en 1963, sous la direction du chef de file de l’historiographie française de l’époque, Ernest Labrousse, une monumentale thèse d’État, intitulée Les Grands Notables en France (1840-1949). Étude historique d’une psychologie sociale. Publiée aux Presses universitaires de France, cette thèse va devenir, par l’ampleur de son propos et son originalité, un ouvrage de référence. Elle s’intéresse, à l’échelle de la France entière, à une minorité dirigeante dont le pouvoir n’est pas contesté. Ce pouvoir est expliqué par des facteurs économiques et sociaux selon les enseignements de l’École des Annales alors triomphante, mais pas seulement : le politique et le culturel y ont aussi leur part. Il est également reconnu un rôle à la psychologie des acteurs, suivant en cela le conseil de Marc Bloch rappelé à la fin de la thèse : « Ce sont les hommes que l’histoire veut saisir. »

4Ce travail, qui fut suivi par une thèse complémentaire sur les conseillers généraux au temps de Guizot, allait établir la notoriété scientifique de son auteur qui devient, en 1967, professeur d’histoire contemporaine. Très sollicité en tant que spécialiste de la France des notables, ses publications ultérieures exploreront différentes dimensions politiques et sociales d’un dix-neuvième siècle auquel il restera toujours fidèle. L’histoire des notables doit beaucoup aux études de presse : on ne compte pas moins de 40 journaux politiques parisiens pendant les années Guizot ! Ces études vont conduire le professeur Tudesq vers des horizons nouveaux.

5Au début des années 1970, à une époque où l’on prend la mesure de l’importance des moyens d’information, il participe à l’édification des sciences de l’information et de la communication dont il devient l’un des premiers professeurs. Pour un enseignant-chercheur en histoire, ces sciences vont apporter de nombreuses modifications. Elles vont, tout d’abord, lui faire côtoyer et mieux connaître les disciplines qui peuvent contribuer à une meilleure compréhension de la communication écrite, de la radio, de la télévision ou des nouvelles technologies. Des historiens, des philosophes, des linguistes, des politologues, des journalistes, des sociologues sont invités dans des colloques, organisés par le Centre d’études des médias, sur la presse et l’événement ou encore sur l’information locale. Dans le DEA des sciences de l’information et de la communication, interviennent des personnalités aussi différentes que Jacques Ellul, Robert Escarpit, Jean Meyriat et par la suite François Chazel, Gilbert Dubois, Anne-Marie Laulan, Robert Estival, Hugues Hotier, la liste étant naturellement loin d’être exhaustive.

6Les nouvelles sciences permettent aussi de rompre avec l’individualisme qui caractérise la recherche en sciences humaines et sociales. L’historien habitué à ce type de recherche est appelé à devenir dans un nouveau domaine d’études qui retient l’attention des ministères et des collectivités locales, un promoteur et un coordinateur de recherches collectives. Ainsi, plusieurs programmes de recherche ont été financés par le Conseil régional, sur les mutations de la radio, l’évolution du système de communication ou le patrimoine de l’image en Aquitaine. Depuis son installation en 1961 dans la capitale de cette région, Bordeaux a toujours été pour André-Jean Tudesq, un point d’ancrage important, comme le montre sa participation à une histoire de la ville et à une association consacrée à sa mémoire ou encore, son élection en 1994, à l’Académie nationale des sciences, belles lettres et arts de Bordeaux.

7Une autre modification apportée par l’étude des médias concerne l’élargissement du champ d’investigation d’un historien spécialiste de la Monarchie de juillet et dont les compétences ne dépassaient pas les frontières de la France. L’ouverture à l’international s’est effectuée grâce à sa participation pendant de nombreuses années, aux quatre coins du monde, aux activités du comité Science et Politique de l’Association internationale de science politique, mais aussi et surtout grâce à ses recherches sur les médias africains et à l’encadrement de thèses sur ce sujet. Durant une période de plus de vingt ans, une cinquantaine de thèses vont être soutenues et plusieurs ouvrages publiés sur la presse, la radio, la télévision et les différents systèmes médiatiques africains.

8Le professeur Tudesq n’a jamais totalement abandonné l’histoire du xixe siècle français, et jusqu’à la fin de sa vie, il a écrit des articles sur cette période. Sa collaboration à une histoire de la presse, ainsi que la rédaction avec Pierre Albert, d’une histoire de la radiotélévision en France, relèvent à l’évidence d’un travail d’historien. Bien que ce soit de manière moins évidente, tous ses travaux sur les médias en général et africains en particulier, sont marqués par l’empreinte de l’histoire et de sa méthodologie. Y sont privilégiées la recherche documentaire et l’analyse de contenu sur les théories et les problématiques élaborées a priori. Même s’il reconnaît que toute démarche, consciente ou non, implique une problématique, l’historien se méfie des conceptions trop générales. Il considère que la mise en perspective historique, en faisant ressortir suffisamment les différences, évite les généralisations abusives et marque ainsi, la relativité de toute connaissance.

9André-Jean Tudesq a beaucoup apporté à l’institution universitaire qu’il a servie dans toutes ses activités administratives, d’enseignement et de recherche. Il a connu deux universités différentes et a assuré la jonction entre les deux : l’une, élitiste et enfermée dans la tour d’ivoire du savoir, avant les événements de mai 1968 ; l’autre plus démocratique et ouverte sur l’extérieur, après ces événements. Malgré ses défauts, c’est cette dernière qui avait sa préférence. Ce grand universitaire a toujours manifesté un souci de transmission. Ses anciens étudiants, devenus ensuite ses collègues et amis, prolongent aujourd’hui à Bordeaux les axes d’études qu’il avait mis en place, sur les médias africains avec Annie Bart et sur la radio avec Jean-Jacques Cheval.

10Un an avant sa mort, il a écrit un article intitulé « Innovation et Université : l’introduction d’une nouvelle discipline ». Il s’interrogeait dans cet article sur le devenir des sciences de l’information et de la communication qui selon lui, devraient repenser leur articulation avec les filières professionnelles et dont les progrès ne pouvaient venir que d’une recherche fondamentale. À la fin de la journée d’études qui lui a été consacrée en janvier 1997, il a fait l’éloge d’une université qui laisse à ses membres la plus grande autonomie dans le choix des domaines de recherche et d’enseignement. Il a notamment déclaré : « L’Université m’a surtout donné la liberté et je ne peux que souhaiter à mes successeurs que l’Université continue à assurer cette liberté nécessaire au progrès de toute recherche. » Aujourd’hui, dans un contexte de réforme de l’institution, ce témoignage et ce souhait acquièrent une valeur et une résonance toute particulière.

Principaux ouvrages d’André-Jean Tudesq

  • Histoire du xixe siècle

    • 1789-1848, Bordas, 1960
    • Les Grands Notables en France, 1840-1849. Étude historique d’une psychologie sociale, 2 vol., PUF, 1964.
    • Les Conseillers généraux en France au temps de Guizot, Cahiers de la Fondation nationale des sciences politiques, 1967.
    • L’Élection présidentielle de Louis-Napoléon Bonaparte, Armand Colin, 1965.
    • La Démocratie en France depuis 1815, PUF, 1971.
    • La France des notables (avec André Jardin), tomes 6 et 7 de la Nouvelle Histoire de la France contemporaine, Seuil, 1973.
  • Études sur les médias

    • Histoire de la radio-télévision en France (avec Pierre Albert), PUF, 1981.
    • La Radio en Afrique noire, Pédone, 1984.
    • L’Afrique noire et ses télévisions, Paris, Anthropos, 1992.
    • Feuilles d’Afrique : étude de la presse de l’Afrique subsaharienne, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 1994.
    • L’Espoir et l’illusion, actions positives et effets pervers des médias en Afrique subsaharienne, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 1998.
    • Les Médias en Afrique, Ellipse, 1999.
    • L’Afrique parle, l’Afrique écoute, Karthala, 2002.
    • Connaître les médias d’Afrique subsaharienne. Problématiques, sources et ressources (avec Annie Bart), Karthala, 2008.
  • Autour de l’œuvre d’André-Jean Tudesq

    • Nicole Robine (dir.), Histoire et Médias, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 1997. Articles de Pierre Guillaume, Pierre Albert, Jean-Jacques Cheval, Jean-Claude Drouin, Claude Sorbets, Jean Guenot, Théophile Vittin, Annie Lenoble-Bart et André Vitalis.
André Vitalis
Professeur de sciences de l’information et de la communication à l’Université Bordeaux III
Directeur du Centre d’étude des médias de 1996 à 2005
Courriel : <andre.vitalis@msha.fr>
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/38627
Pour citer cet article
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