1Cinquante ans, presque jour pour jour, après la publication du décret portant création du ministère chargé des Affaires culturelles, le 24 juillet 1959, Augustin Girard nous a quittés. Peu connu du grand public, appelé par Malraux afin, selon ses propres termes, d’« abaisser la moyenne d’âge de la toute nouvelle Commission culturelle du Plan » en 1960, Augustin Girard sera, pendant près de cinquante ans, le Patron, l’initiateur, le coordonnateur de la recherche, des études et des statistiques dans le domaine culturel, et le passeur entre le milieu des études et les décideurs culturels. Il s’est efforcé de réaliser, comme le soulignait Antoine Hennion lors des Assises pour la Recherche de 1996, « le grand écart entre la recherche et l’administration ». Relisant ses nombreux articles, rapports de synthèses, notes manuscrites... rédigés tout au long de ces années, je suis frappée par la clarté, la lucidité et la clairvoyance de ses écrits, qui, dès les années 1960, soulevaient des questions qui sont toujours d’actualité. Tous nos débats, nos interrogations en ce début du xxie siècle, sur la démocratisation culturelle, les industries culturelles, le développement culturel... ont été initiés par Augustin Girard, il y a déjà trente, ou quarante ans, voire plus.
2Son enfance et son adolescence sont déterminantes pour comprendre son parcours qui l’a conduit du Plan au ministère de la Culture. Ses parents, marqués par le militantisme du Sillon de Marc Sangnier, vont lui donner, ainsi qu’à ses frères et sœurs, une éducation fondée sur la méthode Montessori, prônant « l’éducation active, l’appréhension directe du monde, avec la créativité comme facteur d’initiative et de responsabilité ». La Résistance sera sa seconde école, et il s’engagera à 16 ans comme l’avaient fait dès juin 1940 son père, puis sa sœur, son frère, qui seront tous arrêtés et déportés, alors que sa seconde sœur sera fusillée à l’âge de 23 ans. À la fin de la guerre, il partira aux États-Unis comme boursier de la Résistance, et à son retour, après avoir passé l’agrégation d’anglais, il enseignera pendant cinq ans à l’École Alsacienne de Paris où Bernard Anthonioz, membre du cabinet d’André Malraux, viendra le chercher en 1960.
3C’était la période du ive Plan de modernisation, qui s’ouvrait, sous l’impulsion de Pierre Massé et Jacques Delors, au social, à la santé, à l’éducation, à la culture, dans le but de « mieux partager les fruits de la croissance ». Augustin Girard sera rapporteur du groupe « Action culturelle » du ive Plan, où il rencontrera notamment Joffre Dumazedier, fondateur du mouvement « Peuple et Culture » et l’un des pionniers des études sur les loisirs, ainsi que Jacques Delors, conseiller pour les affaires sociales au Plan. C’est donc dans ce contexte qu’il créera en 1963 une cellule d’études et de recherches au ministère des Affaires culturelles, qui deviendra en 1968 Service des études et recherches (SER), puis Département des études et de la prospective (DEP) en 1986 et enfin Département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS) en 2004. Il le dirigera jusqu’à son départ à la retraite en 1993.
4Dès sa mise en place, l’un des objectifs majeurs de ce service fut de produire des statistiques afin de mieux connaître les besoins et pouvoir y répondre : « On était plus fort dans la discussion avec les financeurs, si on pouvait prouver l’existence de besoins. La statistique permettait de délimiter des manques, des déserts… et de monter un argumentaire objectif. » Les premières années furent difficiles, en raison d’une insuffisance de moyens financiers et d’une méfiance des administrateurs civils vis-à-vis de cette indépendance d’esprit qui restera la règle, et du recours à des personnalités extérieures à l’administration, notamment des sociologues. Le SER bénéficiera dans les années 1970 du soutien de la Fondation pour le développement culturel présidée par Pierre Moinot, puis de la Délégation à la recherche scientifique et technique (DGRST) à l’initiative de Paul Delouvrier, ce qui lui permettra de doubler son budget, et de financer des appels d’offres tournés vers l’extérieur. Enfin, l’arrivée de Jack Lang au ministère de la Culture en 1981 sera décisive, le budget du SER étant multiplié par sept.
5Pendant ces quelque trente années passées à la tête du SER – puis DEP(S) –, Augustin Girard a lancé de nombreuses études. Certaines, internes au service : la plus marquante fut l’enquête sur les pratiques culturelles des Français, réalisée en 1973, puis renouvelée en 1981, 1989, et ensuite 1997 et 2008. D’autres furent des enquêtes sur les dépenses culturelles de l’État et des collectivités locales, des analyses sur les équipements culturels, les enseignements artistiques, les pratiques amateurs, les industries culturelles. Enfin, diverses études furent réalisées en partenariat avec des équipes de recherche extérieures, CNRS, laboratoires universitaires, bureaux d’études privés…
6Il a ainsi donné une impulsion décisive à l’établissement de données chiffrées sur la culture, ce qui débouchera sur les premières publications d’annuaires statistiques dès 1977 puis, à partir de 1989, des Chiffres clés, annuaire synthétique d’informations collectées en ce domaine. Et tout ceci avec un souci de diffusion, de transmission des connaissances, soit par le biais de la publication des rapports, en général à la Documentation Française, soit par le biais de la diffusion du bulletin du SER, Développement culturel, créé en 1969 et publié jusqu’en 2007.
7Le champ d’investigation ne se limitera pas à la France. Le SER/DEP participera aux programmes statistiques de l’Unesco ; il se rapprochera des partenaires européens de la France pour créer en 1984 le Centre d’information et de recherches sur la culture et la liaison documentaire en Europe (Circle), et sera chargé de la publication de la lettre Circular, publication de recherche et documentation sur les politiques culturelles, qui paraîtra jusqu’en 2002.
8Dans les années 1980, même si l’économie n’était probablement pas la discipline dont Augustin Girard se sentait le plus proche, il jouera un rôle décisif pour soutenir le développement des recherches en économie de la culture en France ; il participera à la création, en 1983 de l’Association pour le développement et la diffusion de l’économie de la culture (Addec) dont il sera co-président. C’est grâce au soutien du SER que des échanges avec l’Association américaine en économie de la culture pourront se concrétiser, avec la tenue de deux grands colloques internationaux, à Nice en 1984 et à Avignon en 1986, qui officialiseront l’économie de la culture.
9Parallèlement, Augustin Girard continuera à jouer un rôle clé au sein de nombreuses institutions nationales et internationales : membre de la Délégation française à la Conférence générale de l’Unesco qui adopta la Déclaration des principes de la coopération culturelle internationale en 1966 ; rapporteur de la commission « Science et culture » à la xve Conférence générale de l’Unesco en 1968 ; rapporteur général des conférences des ministres de la Culture à Venise et à Helsinki en 1970 et 1972 ; directeur du programme « Développement culturel » du Conseil de l’Europe et membre de la délégation française aux conférences internationales des ministres de la Culture (1970-1980) ; rapporteur général adjoint de la Commission des affaires culturelles du vie Plan (1971-1975) ; rapporteur adjoint de la Commission d’orientation sur les problèmes de l’audiovisuel présidée par Pierre Moinot en 1981. De plus, il participera à la réflexion puis à la création en 1989 de l’Observatoire des politiques culturelles (OPC) dont il deviendra le vice-président fondateur, et il sera membre du groupe de pilotage du programme d’évaluation des politiques culturelles en Europe mis en œuvre par le Conseil de l’Europe en 1985. N’abandonnant pas sa formation initiale, il sera également professeur à l’Institut d’études politiques de Paris et à l’Université Paris I entre 1984 et 1988.
10Enfin, à son départ à la retraite en 1993, cet homme de conviction, d’engagements tout au long d’une vie professionnelle très riche, ne pouvant renoncer à la réflexion, aux débats, à la curiosité, créa, à la demande du ministre de la Culture, le Comité d’Histoire dont il restera président jusqu’en 2007. Ainsi, lors d’un entretien pour la revue Politix en 1993, il soulignait le rôle de l’histoire pour comprendre la décision politique : « Par l’histoire… on arrive à identifier des types de politiques, des grandes alternatives de gestion, des formes d’action qui peuvent servir de modèles pour l’avenir à court terme. » Et c’est grâce à la documentation du Comité d’Histoire et l’aide précieuse de sa fidèle collaboratrice Geneviève Gentil que j’ai pu accéder à l’ensemble des écrits d’Augustin Girard.
11J’avais rencontré Augustin Girard pour la première fois lors du colloque de Nice en 1984, et j’ai eu ensuite le privilège de faire partie de ces jeunes chercheurs à qui il faisait confiance et qui travaillaient en partenariat avec le SER puis le DEP(S). Je me souviens des studieuses réunions dans son bureau, car Augustin Girard lisait avec attention les rapports, les commentait, questionnait, avait des convictions profondes, une rigueur sans faille, mais était à l’écoute de ses interlocuteurs, attentif, toujours très respectueux, ouvert à de nouvelles idées ; et au cours de ces échanges à bâtons rompus, son regard vif laissait transparaître une certaine jubilation.
12Quant à son apport à la recherche et aux études en « socio-économie » de la culture, on peut retenir la mise en lumière de quelques concepts clés. Pour les décrire, je voudrais laisser la parole à Augustin Girard lui-même, et rappeler le colloque fondateur de Bourges en 1964 et la fin annoncée « de l’ère des goûts et des couleurs », sa réflexion à propos de l’expression « développement culturel » empruntée à Joffre Dumazedier, et le retentissant article, publié en 1978 dans Futuribles, sur les industries culturelles. Des concepts qui mettent en lumière la clairvoyance d’Augustin Girard, « inventeur de la prospective culturelle » pour reprendre les termes du document du DEPS, Culture prospective (2010).
« Il faut se préoccuper non seulement de l’offre de culture, mais aussi de la demande des publics. Certes, il ne suffit pas de répondre à la demande du public pour définir une action culturelle, mais il faut que l’offre parte de cette demande, la dépasse, la précède, mais ne la perde jamais… En renversant la démarche qui permet de définir une politique culturelle, on met un terme à l’ère des “goûts et des couleurs”. Un fondement objectif est trouvé à l’affectation des crédits : des critères sociaux d’intervention peuvent être utilisés, des priorités définies, des programmes pluri-annuels établis. »
« Ce que nous recherchons, par l’expression “développement culturel”, c’est un concept opérationnel… Il vise, dans le processus de développement de la société… la part non économique et non purement sociale de ce développement… Le principe moteur du développement culturel est d’abord, comme pour l’école, la démocratisation… [Mais] comment relier le créateur à la masse des nouveaux demandeurs de culture ? Comment faire pour que ceux-ci, lorsqu’ils accèdent à la culture, n’accèdent pas seulement à celle du passé, mais directement à celle qui est en train de se faire ? Voilà une seconde tâche du développement culturel. »
« … Le progrès de la démocratisation et de la décentralisation est en train de se réaliser avec beaucoup plus d’ampleur par les produits industriels accessibles sur le marché qu’avec les “produits” subventionnés par la puissance publique… Sans qu’en aucune façon la voie ouverte par l’action culturelle des quinze dernières années soit reniée ou fermée, il serait intéressant qu’elle s’articule davantage avec le jeu des media et des industries culturelles… On n’a jamais vu aucune civilisation dédaigner les outils qu’elle s’est créés. »
16Tous ces textes pourraient être écrits aujourd’hui. Souhaitons que le rayonnement du précurseur qu’était Augustin Girard et ce « mystérieux fil de l’esprit » qu’il a su faire passer entre lui et ses proches lui survivent.