1De son physique émanait une certaine force, de son visage une assurance tranquille, de son regard vif et transperçant, une incontestable curiosité et de sa voix, une chaleur de conteur. À peine sorti de l’université, j’ai la chance de déjeuner à la campagne, chez le peintre Robert Lapoujade, avec Jean Duvignaud et Edgar Morin, et avec lui... Son accent me séduit, ses gestes aussi ; sa moustache fournie et son maintien, droit, impérial m’impressionnent. J’ignore qu’un quart de siècle après je le reverrai chez Françoise Choay, la voix plus grave (celle du fumeur), le propos toujours épique, l’humour au coin de l’œil. On pourrait dire : il n’a pas eu la carrière qu’il méritait. Qu’en savons-nous ? Sa vie lui appartient. Et à l’observer, lors d’un récent dîner, je me disais que son air goguenard marquait un réel plaisir de vivre. Ce bon viveur – et non pas seulement « bon vivant » – n’a pas été reconnu par les autorités académiques pour être professeur des universités ? Qu’importe, ce sont elles qui ont failli, car son œuvre, aurait dû lui ouvrir toutes grandes les portes de la Sorbonne. Dans le « milieu intellectuel », cela tend à devenir la règle : ne pas honorer celles et ceux qui honorent la connaissance de manière pas assez conventionnelle.
2Kostas Axelos philosophe. Je ne dis pas « est philosophe », comme on s’affiche « comptable », « pharmacien » ou « prof de gym ». Il philosophe. Ce n’est pas un métier, une activité, une formation, mais un mode d’être. Une position. Il se positionne comme questionneur. La question vient d’un étonnement, d’une méconnaissance, d’une curiosité. Il veut comprendre ce qu’il fait là, sur terre, parmi les humains. Il veut comprendre pourquoi la terre tourne alors que la société ne tourne plus vraiment rond, que le mal concurrence le bien, que le faux l’emporte sur le vrai, que la force destructive s’impose à la positivité d’autres valeurs, bref que la plupart des principes philosophiques sont chahutés par le jeu du monde, emporté par ses propres contradictions en une dialectique sans fin.
3Né à Athènes en 1924, Kostas Axelos fréquente à la fois le système scolaire grec l’Institut français et l’École allemande : il est du coup parfaitement trilingue (sans oublier le grec ancien). Il s’inscrit à la Faculté de droit et d’économie avant de rejoindre la Résistance lors de la guerre et s’inscrit au Parti Communiste en 1941. En décembre 1945, il prend un bateau affrété par l’ambassade de France pour quitter, à la fois, son pays natal et le Parti qui vient de l’exclure, et échapper à la condamnation à mort prononcée contre lui par le gouvernement de droite. À Paris, il suit les cours de Jean Wahl sur Heidegger, et il commence ses travaux sur Marx et sur Héraclite, qui lui serviront de thèses. De 1950 à 1957, il travaille au CNRS (section Philosophie) puis à l’École pratique des hautes études (comme « attaché ») ; enfin, il devient chargé de cours à la Sorbonne de 1962 à 1973.
4En 1955, Jean Beaufret invite Axelos à rejoindre Martin Heidegger et sa femme qui débarquent du train. Il les accompagne chez Lacan, qui souhaite rencontrer le célèbre philosophe, et à Cerizy, où se déroule un séminaire autour de la pensée de l’auteur de Sein und Zeit. Germaniste, Axelos sert d’interprète pour Heidegger lors des débats, mais aussi pour les Français qui s’adressent au philosophe allemand. Il traduit alors (avec Beaufret) Qu’est-ce que la philosophie ?, exposé introductif du maître… Il poursuivra sa lecture d’Heidegger, qu’il rencontrera aussi en Allemagne et il participera à plusieurs traductions [1], dont certaines paraîtront dans la revue Arguments (1956-1962).
5Cette revue fondée par Edgar Morin (né en 1921) et Jean Duvignaud (1921-2007) se veut ouverte à la critique des « ismes » ; elle s’inspire de la revue italienne Ragionamenti, que vient de créer Franco Fortini (qui explique qu’il a suggéré ce titre d’Arguments, à cause d’argumentum, qui signifie « lavement »…) [2] et elle publie des auteurs aux sensibilités différentes, comme François Perroux, Bernard Cazes, Jean Weiller, Pierre Naville, Alain Touraine, Lucien Goldman, Michel Collinet, Henri Lefebvre, Dyonis Mascolo… Les piliers étaient Pierre Fougeyrollas (1923-2008), François Fejtö (1909-2008) et Colette Audry (1906-1990), et la cheville ouvrière, Kostas Axelos. Du reste, lorsque la revue cesse de paraître, d’un commun accord de la direction, qui considère qu’elle a accompli sa mission et que dorénavant, elle risque de tomber dans la routine, Kostas Axelos prend le titre pour le donner à une collection que publie Jérôme Lindon, propriétaire des éditions de Minuit, à partir de 1960.
6Il devient alors éditeur – son principal métier – et fait connaître des auteurs étrangers importants comme Marcuse, Lukacs, Rosenberg, Jakobson, Wittfogel, Hjelmslev, Carr, Clausewitz, mais aussi des Français tels que Bataille, Deleuze, Blanchot, Lapassade… C’est aussi dans cette prestigieuse collection qu’il se publiera lui-même, à commencer par ses deux remarquables thèses soutenues en 1959, Marx penseur de la technique (Raymond Aron, qui participe au jury, se montre particulièrement critique et fera tout pour que l’auteur ne puisse entrer à l’université…) et Héraclite et la philosophie. C’est là encore qu’il sortira ses autres essais, à l’écriture si personnelle et aux thèmes constants. En effet, le lecteur étonné passe d’un ouvrage à un autre sans rompre le fil d’une sorte de monologue atemporel, que l’auteur alimente avec son vocabulaire si reconnaissable (« monde », « planétaire », « jeu », « errance », « dialectique », « questionnement », « déploiement »…) et son langage, théorique et réactif plus que polémique. Peu de notes de bas de page ou de références à d’autres penseurs – exceptés Héraclite, Hegel, Marx, Nietzsche et Heidegger –, ce qui confère à ses essais une sorte de détachement vis-à-vis du temps et des contingences : des essais axés encore et toujours sur le mystère à éclaircir – qu’est-ce qu’être – dans le tourbillon incessant des événements, sur cette terre épuisée et néanmoins accueillante aux errants qui en sont toujours à chercher le sens de penser.
7Il serait vain de vouloir résumer en quelques lignes une pensée pensante. Tout juste pourrait-on expliciter certaines notions (Jean Lauxerois indique justement que « planétaire », si fréquent sous la plume de Kostas Axelos, vient du verbe grec plazein, « errer » et que le terme planète, planétès, veut dire « astre errant »). L’essentiel de son message se tient dans la dynamique propre aux idées qu’il mobilise pour révéler le pourquoi de cette errance inachevée que chacun se doit d’accomplir lors de son séjour terrestre, en balisant son parcours avec des mots, simples signes contribuant au déchiffrement du monde. Henri Lefebvre, non sans perspicacité notait, il y a plus de trente ans : « Les ouvrages de Kostas Axelos marquent la fin d’une période, celle de controverses réduites, mineures, celle qui se termine mal, celle du formalisme, du fonctionnalisme, du structuralisme. Prise isolément, la fonction est obscène, la forme glacée, la structure desséchée. Or les livres de Kostas Axelos ne manquent ni de chaleur, ni de vitalité, ni d’une tenue un peu hautaine. »
8Quant à Pierre Fougeyrollas, il insiste sur l’errance et le nihilisme revendiqués par Kostas Axelos. « Nous découvrons là avec l’errance, écrit-il, la dimension irrationaliste de la pensée d’Axelos. Car il met en question la ratio. Alors que Marx et Freud explorent l’irrationnel pour tenter de le maîtriser ou de s’en libérer, Nietzsche s’ouvre à l’irrationnel. Quand la mesure de l’être humain devient trop petite, en relation avec la décadence d’une civilisation, le recors à la démesure s’impose. C’est la décadence, l’irrationnel qui donne son nouveau cours au devenir humain. » « Le nihilisme pousse Axelos, observe Fougeyrollas, vers l’unité de l’être et du néant, c’est-à-dire vers l’unité du dicible et de l’indicible, qui est tout autre chose que le communisme et l’homme total de Marx, et que la réconciliation de la nature et de la culture chez Reich ou chez Marcuse. » Et de citer Axelos : « Le nihilisme n’est pas une erreur, une aberration, une faute, une maladie ; il n’est pas un point de vue, une théorie, une disposition psychologique ; il ne caractérise pas tel ou tel état de choses particulier. Le nihilisme commence à englober tout ce qui est et se fait. Parler de lui, dans le monde de la totalité fragmentée, est extrêmement difficile. Qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse : il semble que seule une systématique fragmentaire et aphoristique puisse oser l’aventure. » (Le Jeu du monde).
9L’être humain cherche l’unité d’un univers émietté à travers le jeu ce qui lui permet de questionner et le monde et son devenir. Il ne peut échapper au jeu, alors même qu’il n’en maîtrisera jamais les règles, ce qui justement transforme l’existence en une errance aux accents tragiques. Dans Notices « autobiographiques », je relève ces quelques aphorismes, qui expriment la philosophie de leur auteur, tout en nous le rendant familier : « L’homme ne possède pas une nature, une essence, un être, un destin. C’est à travers lui que se déploie un jeu. De toute manière, nous ne coïncidons pas avec nous-mêmes. » ; « Ce n’est pas en étant inquiet que l’on est inquiétant. » ; « Comment ne pas être pris au jeu de la double attraction : le soleil méditerranéen et le clair-obscur nordique ? » ; « Ne pas faire de sa vie un roman. Pourtant le romanesque est tellement séduisant. Faire tout pour ne pas être ou devenir littéraire, en participant créativement, plus qu’à la poésie, à la poéticité. Permettre à la poéticité de s’éployer à travers nous. » ; « Prendre soin de sa chance. Ne pas la piétiner. » ; « Le mot liberté est impossible à appliquer aux vies humaines, aux dieux et à Dieu, qui, tant qu’ils se manifestaient en demeurant cachés, obéissaient à une nécessité. En revanche, l’amitié, l’amicalité, est à libérer. Surtout dans l’ère de la communication et de l’abstraction. » ; « Ce que l’on ne peut pas dire aux autres vous étrangle quelque part. » ; et enfin, « Être prêt à mourir à tout instant. Avec regrets. »
10Kostas Axelos, philosophe, traducteur et éditeur, a toujours été du côté de la pensée, par jeu, par plaisir, par éthique.
Notes
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[1]
On lira son témoignage, sur Heidegger, dans Heidegger en France, par Dominique Janicaud, tome 2, p. 15-33, Albin Michel, 2001, et dans les souvenirs de Maurice de Gandillac, Le Siècle traversé, Albin Michel, 1998.
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[2]
Lire « Arguments-Ragionamenti : un jumelage fécond », par Mariateresa Padova et aussi les préfaces d’Edgar Morin, Kostas Axelos et Jean Duvignaud, à la réédition de l’intégralité des bulletins, par Olivier Corpet, deux tomes, Privat, 1983.