CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1De la fenêtre de mon ordinateur, les yeux grand ouverts sur le monde, je contemple la diversité humaine et je me pose toujours une bien vieille question : cela veut dire quoi, communiquer ? Je voudrais bien que ce soit comprendre les autres et par là un peu plus soi-même. Ce serait bien et beaucoup. On nous dit tout le temps que nous sommes entrés dans l’ère de l’information, dont la mondialisation ne serait que le résultat. Je me demande aussi s’il y a plus de communication quand tout est information ou si l’information est un leurre, une ruse de la communication pour s’imposer contre l’emprise de la production. On ne nous dit pas que nous sommes à l’ère de la communication, si ce n’est pour la confondre avec l’information. Or l’information est du domaine de l’utilitaire. On transmet une donnée à quelqu’un que ne la possède pas. La communication est autre chose : mais quoi ? La communication à l’ère de la mondialisation est un problème encore plus complexe. Peut-on communiquer avec un autre qu’on ne connaît pas et qui ne parle pas notre langue ? La communication virtuelle est-elle possible ? Tout en principe est possible quand on n’est plus dans l’ordre de la seule réalité mécanique. Cela veut dire quoi au juste ? Comment faire passer le particulier d’une culture à un lecteur aussi particulier ?

2Je me souviens toujours de la blague à propos d’une polémique entre Jacques Derrida et Karl-Otto Apel. Derrida aurait poussé trop loin son hypothèse sur l’impossibilité de la communication (toute communication étant basée sur un malentendu compréhensif). Apel aurait répondu : oui, je vous ai bien compris. Voilà : même pour affirmer le silence il faut communiquer. Même pour établir le statut de l’incompréhension il faut se faire comprendre.

Communication, information, mondialisation

3La communication à l’ère de la mondialisation ne veut pas dire qu’on échange tout le temps des informations. Cela, bien sûr, se fait aussi. Mais là on est dans le discours du marché, du résultat, de la production, de l’échange utilitaire. Le plus important, néanmoins, c’est ce qui ne se transforme pas en marchandise : je parle du bavardage, de l’inutile, de l’échange des mots qui peut-être ne signifient rien de plus qu’une tentative de faire circuler de sentiments. On n’est pas dans un échange impossible : on rend possible l’échange par la communication sociale.

4Mon hypothèse de travail est bien simple et d’une certaine façon correspond à celle de Dominique Wolton (2009) : à l’ère de la mondialisation, la communication devance l’information et se dissémine par ce qu’on appellera ici des technologies de l’imaginaire. Tout est là : communication, compréhension, mondialisation, technologies et imaginaire. Avec ces mots-là, il faut qu’on puisse faire parler une époque, la nôtre.

5Communiquer, dirait Michel Maffesoli, est faire reliance [1], faire masse : c’est du ciment social, c’est la « colle » du monde. L’imaginaire de la mondialisation est la juxtaposition des fragments collés par la communication disséminée par des moyens technologiques. Les technologies de l’imaginaire sont donc toutes ces machines qui servent à disséminer des images, des rêves et de la nourriture pour l’esprit, mélangeant le réel et l’irréel, la fiction et la vie, le quotidien et le désir d’un autre monde, les souvenirs d’enfance et les projets d’avenir ; ces technologies aident à créer des imaginaires, ceux-ci étant en même temps des réservoirs de matière vécue et rêvée et des forces qui nous propulsent dans l’action.

6Mais elles ne sont pas suffisantes. Depuis plus d’un siècle, on a connu de vraies révolutions dans les technologies de l’imaginaire. Jusqu’à l’arrivée de la radio et du cinéma, on vivait sous l’emprise de la littérature et du théâtre, et c’était déjà énorme. C’était peut-être tout : on naviguait, on aimait, on rêvait déjà de l’être aimé propulsé par ces technologies capables de mettre le feu à nos imaginations et de se cristalliser au fond de nous en tant qu’imaginaire. L’amour c’était Flaubert. Madame Bovary c’était nous tous.

7On peut même oser un parallèle avec les étapes prévues par Heidegger à propos de l’évolution de la technique. On a eu deux grands moments. Il y a la technique moderne, associée à la science, qui obéit à un type particulier de dévoilement, différent de la production. Il s’agit de la provocation. À travers celle-ci, on arrache une énergie à la nature. Le moulin-à-vent, explique-t-il, livrait ses ailes au souffle sans rien accumuler. Déjà les minéraux sont extraits du sol. Le paysan d’hier confiait la semence aux forces naturelles sans provoquer la terre. Mais l’agriculture industrialisée requiert une provocation, une utilisation maximale et à moindres frais (Heidegger, 1980, p. 21).

8Comment peut-on traduire cette évolution ? La littérature et le théâtre appartiennent encore aux technologies de production de l’imaginaire à la façon du moulin-à-vent. Elles laissent la « nature » en parfait état de conservation. Déjà la radio, le cinéma et la télévision font partie de la provocation de la nature ; ils appartiennent à l’étape industrielle de la fabrication d’imaginaires. Juste comme provocation, on pourrait dire que la littérature et le théâtre étaient des technologies propres de l’imaginaire, tandis que s’il s’agit de la radio et de la télévision (surtout cette dernière), on est dans des technologies lourdes et non écologiques. Internet serait à la fois un retour au propre et une accélération du vertige de la construction d’imaginaires. Imaginaire étant entendu ici comme tout ce qui se laisse semer en nous, à l’intérieur de nous et, enfin, pousse en nous pour nous pousser à l’action, même quand celle-ci reste une contemplation. C’est l’imaginaire qui nous fait aller à Casablanca pour rêver d’amour et de nostalgie de quelque chose qu’on n’a jamais vécue. On ne vit pas sans imaginaire. Jamais.

9Il n’y a pas d’imaginaire sans communication. Dans l’ère postindustrielle, il n’y pas non plus d’imaginaire sans des technologies de plus en plus sophistiquées. Le moulin (la littérature) à vent reste l’imaginaire d’une époque révolue, il est là comme un vestige, comme la trace d’une impossible pureté, d’un impossible retour en arrière vers le paradis perdu des technologies premières et en parfaite syntonie avec la nature ; mais on a connu l’époque de la révolution industrielle des technologies de l’imaginaire : l’ère des médias. Avec eux on a dépassé une frontière. Et quand on dépasse des frontières on éprouve nécessairement le besoin de recourir à la traduction pour se comprendre.

10C’est Dominique Wolton qui dit : « La communication c’est la question de l’autre. Différence quasi ontologique avec l’information. Bien sûr il n’y a pas de message sans destinataire, mais l’information existe néanmoins en soi. Rien de tel, en revanche, pour la communication. Elle n’a du sens qu’au travers de l’existence de l’autre, et de la reconnaissance mutuelle. » (2009, p. 89). La même chose est valable pour la traduction. Traduire c’est faire parler deux cultures. C’est accepter et faire passer la différence. C’est faire émerger le sens caché de l’autre. Traduire c’est se mettre à la place de l’autre. Voyons cela avec un exemple très concret et récent. Un cas selon nous typique et actuel.

Traduire Michel Houellebecq

11J’ai introduit l’œuvre de Michel Houellebecq au Brésil et j’en suis très fier. J’avais lu, pendant un séjour à Paris, Extension du domaine de la lutte. Ce fut le coup de foudre. J’ai été sidéré par l’ironie de ce récit très court, se donnant des airs d’essai sociologique, et qui se révélait surtout être une bonne narration. À vrai dire, je ne croyais plus beaucoup en la littérature française, toujours trop cérébrale, nombriliste et intellectuelle. Je ne supportais plus de lire des centaines de pages sur les rapports d’un écrivain quelconque avec son chien, sa chatte ou avec une photo de sa mère. Je voulais du béton. Je rêvais de lire quelque chose écrite avec les tripes. Et bien, avec Michel Houellebecq, c’est fait. C’est tout.

12J’ai traduit d’abord les Particules élémentaires et j’ai fait publier ce livre décapant par la petite maison d’édition Sulina, de Porto Alegre. À l’époque, en 1999, les grandes maisons d’édition brésiliennes ne voyaient pas en Houellebecq l’auteur qui allait secouer le léthargique paysage littéraire français. Pour tout dire, les éditeurs brésiliens se méfiaient comme moi de la littérature soporifique produite en France. Pour écarter un livre il suffisait de dire « trop français, trop parisien ».

13L’œuvre de Michel Houellebecq m’est donc tombée dessus. Traduire, on le sait, c’est toujours récrire, adapter et réinventer. Il faut rester fidèle à l’original tout en étant infidèle par définition. C’est le paradoxe du traducteur : l’infidélité au nom de la fidélité absolue. Lorsque j’ai fait une traduction des Fleurs du mal, j’ai lu les principales versions en portugais du Brésil de l’œuvre de Baudelaire et j’avais pris soin d’étudier un peu la théorie de la traduction. J’avais donc appris avec Jamil Haddad, le traducteur brésilien – devenu l’« officiel » – des Fleurs du Mal qui ensorcellent toujours les nouveaux venus, la possibilité d’imaginer six façons de faire une traduction de poésie. Six façons de passer chaudement à l’acte tout en gardant la tête froide pour trouver des solutions convaincantes, sachant qu’un poète est quelqu’un qui cherche presque toujours à être hors de portée de toute conversion et de tout décodage. Traduire c’est recréer. Cela ne veut pas dire être infidèle à l’original, mais admettre que dans toute traduction il y a une certaine part d’adaptation, voire de déformation. Le passage d’une langue à l’autre n’est jamais mécanique.

14Le Brésil a sa propre école de traduction, qu’Inês Oseki-Dépré (1999, p. 124-25) résume ainsi : « Haroldo de Campos, poète, essayiste et traducteur brésilien, […] a beaucoup contribué à l’élargissement de la question de la traduction comme recréation poétique. Partisan de la poésie concrète […] Haroldo de Campos est de ceux pour qui la traduction doit répondre aux trois fonctions énumérées par Ezra Pound : lecture, critique et recréation poétique. La fonction de recréation poétique est d’autant plus “relevante” [2] qu’elle constitue, à ses yeux, non seulement un instrument pour le propre poète, mais le moyen le plus adéquat pour la formation d’une culture nationale. Ainsi, tout en travaillant à sa propre création dont la traduction reste inséparable, Haroldo de Campos a repensé les fondements de la culture latino-américaine (comme Octavio Paz), estimant le baroque ibérique comme l’une de ses traditions dominantes, et, tout en réhabilitant les auteurs que l’histoire littéraire officielle brésilienne avait laissés en marge de la culture nationale, il a posé les jalons d’une nouvelle poétique et d’une nouvelle façon de traduire. » Les idées d’Haroldo de Campos sont controversées, mais elles démontrent qu’une traduction n’est jamais une copie littérale de l’original. On peut le souhaiter, mais il y a des « intraduisibles » (Cassin, 2007).

15On cite souvent le mot portugais saudade, que l’on traduit en français habituellement par « nostalgie ». Mais ce n’est là, tout au plus, qu’une approximation : la saudade est une sorte de nostalgie heureuse, de tristesse dont on tire fierté, et que les lusophones eux-mêmes éprouvent toutes les peines du monde à définir avec exactitude : et il n’est pas sûr que ce mot (pourtant central dans la culture d’expression portugaise) ait le même sens au Brésil et au Portugal (Santoro, 2004). Les langues ne sont donc pas interchangeables de manière automatique : traduire demande une envie de fidélité totale tout en sachant qu’il y a toujours quelques déviations. Haroldo de Campos, d’ailleurs, ne croyait pas du tout à ce rêve de fidélité.

16Traduire, cela peut être rendre les mots ou les idées de l’original ; créer un travail original ou faire juste une traduction ; récréer le style de l’original ou imposer le style du traducteur ; faire une traduction contemporaine de l’auteur ou faire une traduction contemporaine du traducteur ; enlever à l’original ou ajouter à l’original ; traduire la poésie en prose ou traduire la poésie en vers. Ce sont là les six options recommandées par Haddad et inspirées de Theodore Savory, l’auteur de The Art of translation (Savory, 1969).

17Moi, dans ma condition de traducteur par amour de la poésie et sans autre motif, c’est-à-dire, en amateur déclaré, je me suis permis tout et son contraire. Dans mon ambition démesurée et incongrue, typique des naïfs, des fous et des ignorants, je voulais faire revenir à la surface le scandale des Fleurs du Mal. Toutes les autres traductions me semblaient froides, sèches, dépassées du point de vue du vocabulaire et surtout destituées de l’esprit rebelle du poète. C’était devenu de la poésie à lire pendant la messe.

18Moi, je voulais surtout m’encanailler poétiquement ! Je me suis donc mis au travail et j’ai mélangé les six façons de traduire citées plus haut. J’ai commis des anachronismes, j’ai inventé des mots, j’ai fait des allitérations, j’ai ajouté et j’ai enlevé, j’ai fait une traduction contemporaine de moi-même tout en cherchant à être contemporain de Baudelaire à l’extrême. Enfin, j’ai cherché à être fidèle au style de Baudelaire sans abandonner ses idées et sans abandonner mon style et mes idées. Quel culot ! Quelle présomption ! J’ai tout fait pour gâcher Baudelaire ! J’ai réussi quelques fois. Parfois, j’ai trouvé de bonnes solutions, poussé par l’amour de la poésie et de la traduction. C’était une plongée dans le néant. Un exercice de manque d’humilité pour mieux respirer les airs d’un grand précipice : l’art. Car l’art, c’est de la vie sociale. »

19Quel est le rapport entre traduire Baudelaire et traduire Houellebecq ? Quel est le rapport entre traduire de la grande poésie et traduire de la prose contemporaine ? Il n’y a, en principe, bien sûr, aucun rapport. Mais pour moi, en tant que « chercheur de sensations littéraires », il y avait des points communs : j’y retrouvais à nouveau le goût de la provocation et des extrêmes, une certaine marginalité et une attitude sarcastique, cynique, décapante et courageuse vis-à-vis du monde. En traduisant Houellebecq, j’ai tout fait pour rester fidèle à son style et à ses idées. On dit parfois que la forme de l’écriture de Houellebecq est plate. Il s’agit d’un énorme mensonge ou d’un vestige du goût moderne par la « déconstruction » des mots. Traduire Michel Houellebecq, c’est découvrir une prose très élaborée, construite, riche, basée sur l’ironie, le paradoxe, l’insolite, les renversements de situation, le non-sens, l’humour et sur un sens aigu de la provocation. Mais c’est avant tout comprendre un homme et son temps.

20Parfois, pendant la traduction, je me posais des questions sur l’argot. Un Français peut dire : « Il faut pas me casser les couilles. » Un Brésilien dirait : « Não me encha o saco. » Quelque chose comme « il ne faut pas me les remplir ». Bien sûr, on évite le littéral, mais il y a quand même quelque chose qui cloche. Un jour, un jeune lecteur de mes traductions m’a dit : « Je voudrais savoir comment les Français disent les choses dans leur argot et non pas être obligé de lire un personnage français qui parle l’argot brésilien. » Est-ce qu’on peut traduire sans se limiter aux facilités du sens et du message ? Est-ce qu’on peut traduire aussi la forme, en introduisant des nouvelles façons de dire une chose ? Ce sont des choses simples, mais qui ont quand même une importance. L’essentiel pourtant était clair depuis le début : comment garder toute l’ironie et l’humour de Houellebecq sans rien perdre de son apparente simplicité ? C’est une œuvre qui agace car elle fait, dans le sens heideggérien du terme, de la provocation. Il fait venir ce qui est caché à la surface de la vie. Il nous interpelle. L’art, c’est toujours un choc. Mais un choc qui renouvelle le regard.

21Il faut faire parler la vie dans l’art. Houellebecq c’est la France. Pas toute la France. Mais une France qui se voit et se déplaît parfois de se reconnaître en lui. Après Les Particules élémentaires, j’ai traduit aussi Extension du domaine de la lutte. Traduire Houellebecq, c’est une question de communication, dans le sens sociologique de ce terme, d’une sociologie de la communication : il faut passer d’une culture à l’autre, d’un langage à l’autre, d’un monde à l’autre par le moyen d’une communication efficace et pleine de sous-entendus, de jeux de mots et de polysémie. Il faut rendre compte des cultures qui se ressemblent tout en respectant leurs différences. Or, son univers, Houellebecq le présente de façon crue et amusante, dure et risible, contradictoire et paradoxale, sans jamais tomber dans l’obscur, multipliant les commentaires, les analyses, la critique et tout simplement l’interprétation de notre culture dans ce qu’elle a de mondial, d’uniformisation, de marchandisation, de répétition, voire, dans certains cas, d’universel.

22Je n’ignore pas que Houellebecq, en France, est aimé par les uns, honni par les autres. Mais l’important n’est pas de savoir ici si c’est un bon ou un mauvais écrivain, qui a raison et qui a tort, seulement d’utiliser son cas pour parler des questions liées à la traduction et au passage d’une culture à l’autre. À cette lumière, traduire Houellebecq, c’est faire émerger notre époque.

23Entre les deux traductions, j’ai invité Michel Houellebecq au Brésil. J’étais avec lui à Porto Alegre et à São Paulo. Il est allé seul à Rio de Janeiro et à Salvador de Bahia. J’ai découvert un homme timide, replié sur lui même, sympathique et capable, soudainement, d’observations très intelligentes et très amusantes. Un homme d’esprit, quoi ! Finalement Houellebecq a été repris par une grande maison d’édition brésilienne (Record). Aujourd’hui, les grands journaux brésiliens disent qu’il porte tout seul la gloire de la littérature française. S’agit-il encore d’une exagération ? Peut-être. Le talent de Michel Houellebecq mérite, en tout cas, quelques hyperboles et quelques pléonasmes. Il ne laisse personne indifférent. La possibilité est réalisée : nous avons une île.

Conclusion

24L’art de la compréhension suppose donc comprendre et expliquer, c’est-à-dire, dans les termes d’Edgar Morin (1986, p. 152), rendre complexe : « Compréhension et explication peuvent et doivent s’entre-contrôler, s’entre-compléter (sans pourtant éliminer leur antagonisme) et se renvoyer l’une à l’autre dans une boucle constructive de connaissance. » Une traduction implique compréhension et explication. Il faut sortir de soi et communiquer avec l’autre pour pouvoir accéder à sa complexité et ainsi la faire passer dans une autre culture.

25Pour rester dans notre sujet, on peut dire que le phénomène de la mondialisation est souvent réduit à la logique de l’explication, traduit comme le résultat technique des forces du marché, donc de l’économie. Dans ce cas, il n’y a pas d’espace pour les détournements, pour les distorsions, pour les reprises dans un autre sens. Traduire pourtant, c’est détourner pour mieux communiquer en essayant de rester au plus près de la littéralité du discours d’origine. Le danger de la compréhension aveugle serait de gommer, à contre-courant, l’aspect économique de tout cela en faveur d’un regard généreux, mais naïf. Car on sait que les traductions aussi obéissent aux injonctions du marché. Ce n’est pas tout le monde qui est traduit, mais juste ceux qui peuvent être vendus. Or une compréhension aveugle n’est plus une compréhension mais simplement une mauvaise explication.

26Tout est communication dans le village global, soit dans ledit réel soit dans le virtuel. Si tout communique, c’est quoi encore communiquer ? La question reste posée. Mais elle ne serait pas réglée par un coup d’explication dans l’abstrait. À l’ère du virtuel, la communication est un corps, une réalité plus que jamais touchable et touchante. La mondialisation est virtuelle, donc réelle, mais le local est toujours concret, plus réel que le réel, il est hyperconcret : c’est de la communication à l’état brut. Traduire implique un passage du local au local.

27Quand la mondialisation devient communication (en dépassant l’information), elle gagne du corps, elle incarne les réalités locales ; donc le virtuel devient concret, même en réseau informatique, et il ne peut plus être réduit à l’explication ; il exige de la compréhension, étant donné qu’il y a de l’humain, trop d’humain, là-dedans ; et quand il y a de l’humain, il faut faire jouer de l’empathie pour jouir de la profondeur des apparences. C’est ça, traduire.

28Sociologue du quotidien, journaliste et écrivain, j’ai voulu prendre des exemples de la communication comme incarnation de la vie à travers la traduction de la littérature française. Après tout, communiquer, c’est jouir ensemble et créer du lien social. Et traduire c’est trouver le point de contact entre deux mondes qui même dans la mondialisation sont particuliers et uniques.

Notes

  • [1]
    Terme renvoyant au latin re-ligare (« relier ») et non à l’anglais reliance, du verbe rely (avoir confiance en…), dont l’étymologie est cependant la même.
  • [2]
    Allusion au titre de l’essai de Jacques Derrida, Qu’est-ce qu’une traduction « relevante » ? (2005), reprenant une conférence donnée en 1998 aux Quinzièmes Assises de la traduction littéraire à Arles.
Français

L’information est, fondamentalement, de l’ordre de l’utilitaire. À l’inverse, la communication ne saurait se réduire à l’échange d’une simple marchandise. Mais communiquer, c’est autre chose, comme l’a démontré Dominique Wolton dans ses travaux ou Michel Maffesoli quand il parle de « reliance » (du latin religare, « relier ») : c’est rajouter du ciment social ; c’est la « colle » du monde actuel. L’imaginaire de la mondialisation est la juxtaposition des fragments collés par la communication disséminée par des moyens technologiques. Néanmoins, de telles technologies aident certes à créer de nouveaux imaginaires, mais elles ne sont pas, en soi, suffisantes. Encore faut-il que les imaginaires culturels communiquent entre eux, à l’épreuve de l’altérité : la traduction, de ce point de vue, est une interface incontournable. La traduction de Michel Houellebecq au Brésil servira d’illustration concrète.

Mots-clés

  • reliance
  • imaginaire
  • communication
  • altérité
  • diversité culturelle
  • échange utilitaire
  • marchandisation
  • interculturalité

Références bibliographiques

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  • Derrida, J., Qu’est-ce qu’une traduction « relevante » ?, Paris, L’Herne, 2005.
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  • Maffesoli, M., Le Mystère de la conjonction, Paris, Fata Morgana, 1997.
  • Morin, E., La Méthode 3. La connaissance de la connaissance, Paris, Seuil, 1986.
  • Santoro, F., entrée « Saudade », dans Cassin, B. (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Robert et Seuil, 2004.
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  • Wolton, D., Informer n’est pas communiquer, Paris, CNRS Éditions, 2009.
Juremir Machado da Silva
Juremir Machado da Silva, docteur en sociologie de l’Université Paris V, est professeur à l’Université Catholique du Rio Grande do Sul, à Porto Alegre, où il enseigne la sociologie de la communication et où il dirige la formation doctorale en « Communication, Culture et Technologie ». Il est notamment l’auteur de deux ouvrages : Brésil, pays du présent (Desclée de Brouwer, 1999) ; Les Technologies de l’imaginaire. Médias et cultures à l’ère de la communication totale (Paris, La Table ronde, 2008, et Porto Alegre, Sulina, 2002).
Courriel : <juremir@pucrs.br>
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/38623
Pour citer cet article
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