1Au cours des deux dernières décennies, on a assisté à l’accélération d’un processus de dilution des frontières à de nombreux niveaux. Dans le domaine de la politique, de l’économie, des sciences et de la culture en général, les anciens contours géographiques et institutionnels sont remplacés par d’autres, plus dynamiques, plus imprécis, plus relatifs. Le contexte actuel se caractérise par une hybridation aussi bien sur le plan technologique, communicationnel qu’interculturel. Hormis quelques cas isolés comme celui de certaines peuplades primitives encore existantes, les êtres humains vivent une époque faite d’interconnexions, au sein d’une dynamique qui tend à briser la logique des localités, voire des nationalités. Les termes de mondialisation et de globalisation, déjà bien répandus, acquièrent des sens plus concrets, qui ne laissent pas nécessairement présager un monde fait d’harmonie et de convergences mais plutôt de polyphonie et de divergences. Dans un tel scénario, la communication se présente comme un élément de structuration des relations sociales, que ce soit dans les mouvements de dialogue et de coopération ou dans les mouvements de conflit et de contradiction. Elle est à la fois le moteur et le résultat d’un monde babélisé, en dépit des efforts déployés par certains en matière de traduction et de cohabitation culturelle.
2Un tel cadre nous amène à penser la communication de manière dialectique, par delà les approches instrumentalisantes qui prédominent dans les modèles théoriques d’origine fonctionnaliste et, en particulier, dans la formation et les pratiques des professionnels du domaine. Considérer la communication uniquement comme la transmission d’idées et de valeurs, selon une perspective linéaire, unidirectionnelle et mécaniste, est équivoque. Elle doit être pensée de manière plus complexe, en la replaçant dans le contexte de la culture et en lui redonnant son sens originel contenu dans le terme latin communicare, c’est-à-dire « rendre commun ». Néanmoins, le concept de communication en tant que « partage » ne doit pas être envisagé de manière idéaliste ou positiviste, en pariant sur l’harmonie sociale. Il faut au contraire reconnaître et valoriser les différences et les dissonances en jeu dans les dynamiques sociales, par des études qui fassent apparaître le sens des polyphonies et des polysémies partagées entre les interlocuteurs du processus communicatif, nées dans des champs sémantiques et pragmatiques distincts.
3Pour ce qui est de la sphère médiatique proprement dite, il nous est devenu impossible de parler isolément de tel ou tel média comme nous le faisions par le passé : la télévision, la radio, le cinéma, les médias de l’écrit, etc. Leurs contenus sont assimilés dans un processus de simultanéité, qui se substitue à la séquentialité qui caractérisait les formes de narration traditionnelles. Aujourd’hui, c’est à une superposition de messages que l’on assiste. La communication de masse se mélange à la communication groupale et interpersonnelle. Les discours radiophoniques et télévisuels s’articulent aux textes journalistiques et à d’autres contenus maintenant disponibles non seulement sur des supports écrits, mais également sur des sites, des blogs ou d’autres espaces sur Internet. Les informations circulent par différents systèmes informatisés et à travers des réseaux sociaux. Le cinéma, la musique, la photographie et les textes se trouvent dans les mêmes appareils portables, sans cesse plus sophistiqués. C’est l’ère du multimédia, où les technologies et les langages sont mélangés et où l’interactivité sert de logique aux relations entre les êtres humains aussi bien qu’entre eux et les machines.
4En analysant la culture dans le contexte des virtualités réelles, Manuel Castells (2006, p. 458) fait en effet remarquer : « La caractéristique peut-être la plus importante du multimédia, c’est qu’elle s’approprie la plupart des expressions culturelles dans toute leur diversité. Son apparition équivaut à la fin de la séparation, voire de la distinction entre média audiovisuel et média imprimé, culture populaire et culture érudite, distraction et information, éducation et persuasion. Toutes les expressions culturelles, de la pire à la meilleure, de la plus élitiste à la plus populaire, sont réunies dans cet univers digital qui relie, au sein d’un supertexte historique gigantesque, les manifestations passées, présentes et à venir de la pensée communicative. Elles construisent ainsi un nouvel environnement symbolique. Elles font de la virtualité notre réalité. »
5Nous sommes confrontés à un contexte de recadrage du temps pratique, des modes de déplacement et des relations entre les échelles locale et mondiale ; à un contexte de déterritorialisation et d’interculturalité. Nous vivons à une époque de fragmentation des informations, d’imbrication des récits et d’hybridation technologique et médiatique, qui provoque de profonds changements dans la sphère de la culture. En ces temps d’interculturalité, la communication joue un rôle important, non pas tant sur le plan de sa dimension technique, mais sur celui des dynamiques culturelles qui se reproduisent à partir de relations médiatisées. À cet égard, la pensée communicationnelle latino-américaine a développé une réflexion propre, qui confère une complexité et une densité plus grandes à la recherche en ce domaine. Comme le propose l’un de ses plus grands auteurs, Jesús Martín-Barbero, il est nécessaire d’opérer un déplacement « des médias aux médiations ».
6Les transformations que les processus de communication mettent en jeu dans l’actualité requièrent de nouvelles articulations théoriques et épistémologiques. Au-delà de la focalisation des études des médias sur les technologies, nous avons besoin de réorienter notre regard sur les médiations interculturelles qui alimentent les phénomènes communicationnels et qui, en retour, sont alimentés par elles. Il s’agit d’un déplacement de la pensée communicationnelle qui doit passer du « médiacentrisme », prédominant tout au long du vingtième siècle, à l’étude des relations entre les êtres humains qui produisent de la culture en communiquant.
7C’est dans ce cadre que s’insère le concept de « cohabitation culturelle » en tant que problématique à étudier dans le champ de la communication. On peut l’envisager comme « alternative politique au projet technique de la société de l’information », selon Dominique Wolton (2003, p. 205). Celui-ci ajoute en effet que « la cohabitation culturelle est la réponse au mythe technocratique de la société de l’information » et il justifie cette analyse en observant que « la société de l’information évacuait l’histoire, la cohabitation culturelle la réintroduit ». Dominique Wolton part d’une perspective humaniste et politique intégrant l’émergence de la cohabitation culturelle qui, « comme enjeu politique de la troisième mondialisation illustre les deux philosophies de la communication – technique et politique – qui s’opposent depuis longtemps » (idem, p. 205). Et il précise : « La première, à partir des techniques et des promesses des marchés, pense pouvoir créer la société de l’information où individus et collectivités, formant une vaste communauté, circuleraient librement sur les réseaux. La seconde, à partir d’une définition humaniste et politique de la communication, cherche plutôt à établir les bases de l’intercompréhension en organisant la cohabitation entre les cultures » (idem, p. 205-206).
8Par conséquent, c’est dans une perspective épistémologique rapprochant la communication de la culture que s’inscrit le nouveau modèle théorico-méthodologique qui s’assigne pour but d’aller « des médias aux médiations ». Dans un tel cadre, les récepteurs sont davantage qu’un « public cible » à atteindre et la production du sens se construit en tant que relation d’échange, balisée par des médiations culturelles reflétant l’espace-temps dans lequel sont insérés les interlocuteurs. De cette manière, le concept de « cohabitation culturelle », diffusé par Dominique Wolton, s’articule avec le concept de « médiations culturelles » diffusé par Martín-Barbero.
Hybridisme, interculturalité, cohabitation culturelle et transculturation
9L’option théorico-épistémologique qui consiste à considérer la communication d’un point de vue humaniste et politique s’éloigne de la vision instrumentaliste et techniciste de la communication, en l’articulant au champ de la culture. Ce faisant, on surmonte la dichotomie entre forme et contenu.
10Pour établir un parallèle avec les catégories proposées par Karl Marx, celles d’« infrastructure » et de « superstructure », la communication ne peut se réduire aux contours de la technologie ou d’une esthétique fragmentée, comme élément de base des dynamiques du marché, alors que la culture se situe sur un plan supérieur, où circulent les valeurs éthiques, l’idéologie et la politique. Pour Marx, l’infrastructure implique les relations matérielles de production et sert de soutien aux activités économiques, alors que la superstructure reflète l’essence du système social et de la propre structuration de l’État. Pour lui, les deux dimensions structurelles sont interdépendantes. L’interdépendance entre communication et culture doit être pensée sur le même mode.
11En tant que composante de l’infrastructure sociale (plutôt qu’en tant qu’appareil technologique), la communication doit être appréhendée dans sa dimension culturelle, dans la sphère de la superstructure de la vie en société ; et ce à plus forte raison en des temps d’interculturalité, dans lesquels la communication apparaît comme élément structurant d’un monde dont les frontières spatiales et temporelles sont diluées. Pour penser la communication au xxie siècle, il faut rompre avec les modèles linéaires et instrumentalistes. Notamment parce que la communication de masse, que nous avons appris à côtoyer, n’est déjà plus le modèle isolé et hégémonique de la culture de la société en réseau. Nous avons besoin de nouveaux paramètres pour penser les phénomènes communicationnels. Comme le souligne Homi K. Bhabha (2007, p. 27), « le travail frontalier de la culture exige une rencontre avec “le nouveau” qui ne fasse pas partie du continuum du passé et du présent. Elle crée une idée du nouveau en tant qu’acte insurrectionnel de traduction culturelle ».
12La traduction culturelle s’articule, par conséquent, à ce contexte d’hybridation culturelle qui caractérise la société mondialisée, post-coloniale, dans laquelle nous vivons, bien qu’en elle persistent les inégalités sociales et économiques, occultées par une conception idéalisée de la pluralité. À juste titre, Stuart Hall (2008, p. 57) observe : « Parallèlement aux tendances homogénéisantes de la mondialisation, il existe une “prolifération subalterne de la différence”. » Selon lui, « un paradoxe de la mondialisation contemporaine [réside dans] le fait que, culturellement, les choses paraissent plus ou moins semblables les unes aux autres (un type d’américanisation de la culture mondiale, par exemple). Néanmoins, de manière concomitante, il y a prolifération des “différences” ».
13C’est dans le cadre de cette perspective complexe, faite d’ambivalences et de contradictions, que se configure le scénario des interculturalités de la société contemporaine. Une projection historico-temporelle d’un « présent-futur » qui s’articule avec le « passéprésent », alors redessiné, qui combine des éléments de nostalgie, la réalité du temps présent et les perspectives du futur. Une construction spatio-géographique constituée de territoires peu stables, superposant ville et campagne, centre et périphérie ; le tout alimenté par la mobilité des individus, rendue possible par le développement des moyens de transport et de communication. Nous vivons donc une époque d’interculturalité et d’hybridisme, soumis à des mouvements tantôt de concentration, tantôt de diaspora. À cet égard, Stuart Hall (2008, p. 71) avertit que « l’hybridisme n’est pas une référence à la mixité raciale d’une population. C’est en réalité un autre terme pour désigner la logique culturelle de la traduction. Cette logique devient chaque fois plus évidente dans les diasporas multiculturelles et dans les autres communautés minoritaires et métissées du monde post-colonial ».
14Si l’hybridisme faisait déjà sentir sa présence dans le contexte post-colonial, qui s’est consolidé au cours du xxe siècle, force est de constater qu’il s’intensifie dans celui de la société connectée en réseau. Dans le monde contemporain, temps et espace deviennent fluides et hybrides. Les enseignements que l’on peut tirer de la culture de masse ne s’appliquent pas de manière automatique aux phénomènes communicationnels de la société en réseaux. La culture elle-même ne peut plus être pensée de manière stratifiée entre catégories sociales supérieures et inférieures, ou cataloguée en culture érudite, populaire et de masse. Dans son ouvrage Culturas híbridas, Garcia Canclini (2008, p. 19) nous met en garde : « De même que l’opposition entre le traditionnel et le moderne ne fonctionne plus, le cultivé, le populaire et la culture de masse ne sont plus là où nous nous sommes habitués à les trouver. » Se plaçant dans cette optique, il ajoute : « Nous avons besoin de sciences sociales nomades, capables d’emprunter les escaliers qui relient ces voies entre elles. Ou, mieux encore, qui redessinent ces différents plans et fassent communiquer les niveaux de manière horizontale. »
15Dans le contexte latino-américain, les divisions entre tradition et modernité deviennent fluides. Dans le même espace social, les manifestations artistiques populaires et les artisanats régionaux se mélangent grâce aux appareils digitaux produits par les technologies d’un univers mondialisé. Les signes de l’hybridation sont partout. Le passé et le présent se recoupent et s’articulent aux perspectives du futur. Le temps physique diachronique se relativise en se projetant dans d’autres échelles de temps d’ordre pratique et symbolique.
16Plutôt que d’y voir un processus de convergence culturelle, ainsi que l’appellent certains auteurs, ce qui suggère une dynamique qui nous acheminerait vers un grand village planétaire, nous préférons nous ranger à l’interprétation de García Canclini et comprendre la culture contemporaine comme un ensemble de cultures hybrides, dans toute sa pluralité et sa complexité. Dans le même ordre d’idées, les conflits et les contradictions sont également à considérer comme des éléments structurants de l’univers socio-culturel. C’est en ce sens que l’anthropologue argentin fait de l’hybridation une nouvelle catégorie de l’analyse (Canclini, 2008, p. XXXIX) : « Je trouve intéressant de traiter l’hybridisation comme un terme de traduction entre le métissage, le syncrétisme, la fusion et les autres vocables utilisés pour désigner des mélanges particuliers. Peut-être la question décisive n’est pas tant d’établir lequel de ces concepts possède la plus grande extension et s’avère le plus fécond, mais bien de savoir comment continuer à construire des principes théoriques et des procédures méthodologiques qui nous aident à rendre ce monde plus traduisible, autrement dit, qu’il soit plus facile d’y vivre ensemble au sein de ses différences et d’accepter ce que chacun gagne ou est en train de perdre en s’hybridisant. »
17Ce que García Canclini appelle « cultures hybrides », ou hybridation culturelle, trouve son pendant dans ce que le sociologue brésilien Octavio Ianni (2000, p. 93) dénomme la « transculturation », quand il articule la discussion sur la culture avec les processus de « transnationalisation, de mondialisation ou, plus exactement, de globalisation ». À partir des idées de contact, d’échange, de permutation, d’acculturation, d’assimilation, d’hybridation et de métissage, il nous propose la catégorie de « transculturation ». On peut comparer une telle dénomination à celle de « cohabitation culturelle » [en français, dans la version originale]. Néanmoins, alors que « cohabitation culturelle » suggère une atmosphère plus harmonieuse et plus consensuelle, puisqu’elle implique l’idée que l’on partage la même habitation, qu’on vit ensemble (comme le font de nombreux couples et amis), la « transculturation » renvoie à la nature transversale de ces relations interculturelles, qui ne s’établissent pas toujours de manière pacifique, mais résultent de négociations, de persuasions, de concessions et de conquêtes.
18Pour Ianni, « l’histoire des peuples et des collectivités, des nations et des nationalités, ou des cultures et des civilisations » peut se lire comme l’« histoire d’un ample processus de transculturation » (idem, p. 99). Il explique ainsi (idem, p. 105) : « Le complexe d’énigmes et de contrepoints dont est constituée l’occidentalisation du monde, de même que l’orientalisation, l’africanisation, l’indigénisation, ce complexe développe et démultiplie les processus socio-culturels, économiques et politiques qui modèlent la transculturation manifeste aujourd’hui dans toutes les parties du monde. Voilà quel est le complexe d’énigmes et de contrepoints qui développe les identités et les altérités, de même que les diversités et les inégalités qui configurent la pluralité des mondes. »
19Cette pluralité se développe de manière dynamique, « en mouvement, en permanente mutation », où coexistent et entrent en conflit ces diversités et ces inégalités, les identités et les altérités, en une relativisation du temps et de l’espace opposant dialectiquement « contemporanéités et non-contemporanéités, territorialités et déterritorialités, modernités et post-modernités » (idem, p. 105).
20Dans ce contexte transculturel, de constante hybridation, il n’est déjà plus possible de penser à partir d’une séquentialité linéaire et de la hiérarchisation des classifications traditionnelles. Le défi à relever consiste à comprendre le monde de la simultanéité, dans lequel les relations et les conflits ne se créent pas au niveau de nos voisins se trouvant de l’autre côté de nos frontières géographiques immédiates, mais se reproduisent à l’échelle planétaire. Plus les médias se sont sophistiqués et se sont popularisés dans le contexte des sociétés urbaines contemporaines, plus le problème de la quête de communication est en train de mélanger technologie et humanité, en un processus d’hybridation qui concerne également la pensée communicationnelle. Dans la même optique, Jean Caune (1999, p. 120-121) soutient : « Du point de vue anthropologique, la médiation culturelle se manifeste dans les processus rituels, comportementaux, techniques, etc., par lesquels les individus donnent un sens à leur condition humaine. » Il ajoute : « Les nouvelles réalités nées avec la modernité ont remplacé l’opposition homme/nature par les interfaces homme/technique ; dès lors, l’expérience humaine est confrontée aux médiations techniques qui transforment les appropriations culturelles. »
21Si la culture est l’intervention de l’être humain sur la nature et si les médiations techniques transforment les appropriations culturelles, la centralité de l’être humain doit orienter notre réflexion, même dans le contexte de la cyberculture. L’intensification des relations être humain / machine ne résout pas en soi les conflits et les barrières des relations entre individus. Dominique Wolton (1997, p. 56) nous met en garde à cet égard : « Les techniques n’ont pas résolu les problèmes de communication humaine, elles les ont simplement différés, repoussés au bout des claviers et des écrans. Au-delà de toutes ces techniques de plus en plus simples, bon marché, ludiques, interactives, l’autre est toujours présent, aussi difficile d’accès, aussi difficile à comprendre et à intéresser. Comme si les difficultés de communication humaine étaient simplement mises entre parenthèses par les prouesses techniques. »
La communication en Amérique latine : « des médias aux médiations », « du texte à l’action »
22Dans une large mesure, l’activité des chercheurs dans le domaine de la communication en Amérique latine pourrait relever de ce que Gramsci appelle l’« intellectuel organique ». Une bonne partie des recherches effectuées ici l’ont été sur le mode de la participation active : les connaissances ont été produites en ayant le contexte historique à la fois pour origine et pour finalité.
23Il faut rappeler que le développement d’une pensée autonome des théories de la communication dans cette partie du monde est né dans un contexte de luttes visant à renverser les dictatures militaires qui se sont installées dans un grand nombre de nos pays depuis les années 1960. C’est donc à partir d’un héritage largement marxiste et dans le cadre d’une approche interdisciplinaire qu’auteurs et groupes de chercheurs ont articulé leurs travaux à la construction de nouveaux sujets d’étude d’ordre politique. Une partie significative des chercheurs de ce domaine a donné pour objectif à ses recherches l’émancipation culturelle de nos identités. Cela passe par la reconnaissance de notre pluralité culturelle, de notre nature ethnique métissée, riche en expériences interculturelles.
24Il est vrai que cette vocation politique de la recherche ne se retrouve pas toujours dans l’enseignement des sciences de la communication, discipline qui suit des modèles plus pragmatiques, dirigés vers la formation professionnelle et les demandes du marché. La nature appliquée de notre champ d’étude a tendance soit à l’orienter vers un positionnement plus en prise avec les causes sociales, soit à céder aux appels du marché et à tomber dans une vision instrumentalisante de la communication.
25Dans le premier cas, quand la recherche se donne une orientation d’ordre politique, le récepteur est plus qu’un réceptacle, il est plus que le simple objet de l’action du communicant ou des médias. Il est considéré comme participant actif du processus en jeu, en tant qu’interlocuteur qui s’approprie les messages et produit de nouveaux sens à partir de son contexte socio-culturel. Comme l’observe Martín-Barbero, la réception active ne se réduit pas à la reproduction des connaissances. Il s’agit d’un processus de reconnaissance de la part du récepteur, présent en tant que sujet historique. Dans son ouvrage Oficio de cartógrafo, il parle des dynamiques culturelles, complexes et discontinues, qui opèrent la médiation entre les discours des médias et ses appropriations sociales (2004, p. 139) : « En Amérique latine, ce qui s’est produit au sein des moyens de communication et par leur intermédiaire ne saurait se comprendre en faisant abstraction des discontinuités culturelles qui créent la médiation entre la signification des discours de masse et le sens de ses utilisations sociales, car ce que produisent les processus et les pratiques de communication collective ne relève pas seulement des logiques mercantiles ni des inventions technologiques, mais également de transformations profondes dans la culture quotidienne du plus grand nombre et de la déterritorialisation accélérée des délimitations culturelles : moderne/traditionnel, noble/vulgaire, cultivé/populaire/de masse. »
26Par conséquent, ce déplacement théorico-méthodologique redéfinit la clé du processus de production de sens comme étant non plus seulement à trouver dans les médias, en tant qu’appareils techniques, mais bien dans les médiations culturelles, en tant qu’éléments structurants du processus de signification. Cette approche nous mène au domaine de l’existence humaine elle-même et à la problématique des identités des individus et des groupes sociaux. Celles-ci se situent dans le contexte de la cohabitation culturelle, qui implique des actions de traduction et d’interprétation, ce qui nous renvoie à l’univers de l’herméneutique.
27Si Martín-Barbero (1997) propose un déplacement « des médias aux médiations », Paul Ricœur (1998) propose pour sa part un déplacement du texte au contexte – « du texte à l’action » – en discutant de la production des sens et des dynamiques de l’interprétation. Dans le cas de la communication, au-delà de l’approche explicative (ou descriptive) des phénomènes médiatiques, il faut avoir en vue la dimension compréhensive (ou interprétative) qui se fait jour dans le contexte des lectures, modulées par un faisceau diversifié de médiations culturelles. Et cette compréhension se déploie dans une recréation des sens, en une nouvelle poiesis à situer dans le contexte de la aisthesis.
28Les messages véhiculés dans les médias se transforment quand les récepteurs se les approprient. Ce qui permet qu’elles se transforment en actes. Paul Ricœur, dans son ouvrage Du texte à l’action (1998, p. 194-95), nous apprend qu’entre la théorie du texte et la théorie de l’action, il existe une relation d’interdépendance et il soutient que le texte est un bon « paradigme » pour l’action humaine et l’action, un bon « référent » pour « toute une catégorie de textes » : « Telle est l’extraordinaire convergence qui apparaît entre la théorie du texte et la théorie de l’action. Les mêmes apories et les mêmes nécessités d’une solution dialectique ont surgi dans deux champs où peu d’influences se sont exercées d’un champ à l’autre. J’aimerais suggérer l’idée que cette convergence n’est pas fortuite. Des raisons profondes justifient les transferts de la théorie du texte à la théorie de l’action et vice versa. […] Je dirai en bref que d’un côté la notion de texte est un bon paradigme pour l’action humaine, de l’autre l’action est un bon référent pour toute une catégorie de textes. »
29Pour Jean Caune (1997, p. 21), cette expérience est de l’ordre de la transformation, car elle modifie le sujet, ses relations avec le monde, la culture et les autres à travers la recomposition constante de narrations et de codes culturels : « L’expérience esthétique, en tant qu’expérience qui met en jeu la totalité du sujet, implique un retour sur soi : elle est une expérience qui doit être saisie par une philosophie réflexive. » Elle n’est pas seulement une expérience individuelle, mais une expérience capable de relier le sujet au monde dans lequel il vit, de même que de le renvoyer à la dimension de l’altérité. Ainsi, l’expérience esthétique du récepteur serait en mesure de transformer non seulement le cadre individuel des sens, mais également les cadres symboliques collectifs.
30C’est justement dans ce contexte sémantique et pragmatique, qui permet à l’être humain de vivre pleinement en tant que protagoniste des processus communicationnels que les réflexions sur la cohabitation transculturelle peuvent nous aider à trouver de nouvelles traductions pour l’interculturalité à l’heure de l’hybridation communicationnelle.