CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« et aucune contrainte, ni légale, ni illégale, seul comme dans la steppe, et la steppe s’est déployée dans toute son étendue et toute sa puissance, intacte, libre, sans limites – la tienne » [1]
Aleksei Remizov, Sœurs en croix

1Il est bien connu que la traduction de certains mots fait problème, « au point de susciter un néologisme ou l’imposition d’un nouveau sens sur un vieux mot » (Cassin, 2004, p. XVIII). Comment traduire pour (se) faire comprendre, tout en maintenant la singularité, si singularité il y a, de chaque langue ? Question d’autant plus importante que l’on ne cesse de répéter, à la suite des travaux de Wilhelm von Humboldt, que chaque langue est une vision du monde, avec ses découpes conceptuelles qui créent une grille à notre pensée et qui varient inévitablement d’une langue à l’autre. Ainsi, pour ne citer que cet exemple, du fait que le français ne possède pas l’équivalent de l’adjectif russe parnoj, la seule façon de traduire en français l’expression parnoe moloko (« lait frais qui garde encore la chaleur du corps de la vache ») est une tournure descriptive du type « lait fraîchement tiré » : cette traduction perd cependant une partie de la signification de l’expression russe.

2Dans le cas de mots abstraits, on serait tenté d’attribuer ces différences sémantiques aux différences culturelles et/ou idéologiques. Mais est-ce toujours le cas ? Par exemple, l’idée que l’on se fait de la paix et de la liberté est-elle toujours déterminée par les contraintes que la langue impose sur l’emploi du mot qui dénote cette notion, ou est-elle le résultat d’une conceptualisation, du reste, souvent due à tel ou tel écrivain ou philosophe et caractéristique de telle ou telle époque ? Dans ce dernier cas, est-il possible de généraliser et de parler d’une vision du monde russe, française ou anglaise, ou est-il plus judicieux de procéder cas par cas et époque par époque ? Les découpes conceptuelles de chaque langue restent-elles « étanches » les unes par rapport aux autres, à cause de la langue, ou peuvent-elles s’adapter les unes aux autres, grâce à la langue ?

3Nous prendrons comme point de départ de cette réflexion deux mots russes svoboda et volja, dont le premier est considéré comme un parfait équivalent du français liberté, alors que le deuxième est réputé intraduisible et, qui plus est, avec pravda « vérité-justice », dolja « destin », prostor « grand espace », il reflète, dit-on, la singularité de la vision russe du monde. Nous mettrons ces affirmations à l’épreuve de faits de la langue russe, et ceci dans l’optique contrastive russe-français. Dans quelle mesure le mot volja est-il intraduisible ? Peut-on affirmer que c’est la langue russe qui détermine une appréhension particulière de la liberté à travers le mot volja ?

Le champ sémantique de la liberté en russe : un système binaire ou ternaire ?

4Le couple svoboda - volja a fait l’objet de nombreuses études qui cherchent à démontrer la singularité culturelle russe (citons, parmi les plus significatives dans le domaine qui est le nôtre, Arutjunova 1998, Arutjunova 2003, Lazari 1995, Levontina & Šmelev 2000, Šmelev 2002 et 2003, Wierzbicka 1992). Tous les auteurs semblent être d’accord sur trois points essentiels :

  • Le mot volja se caractérise par « un syncrétisme sémantique » (Arutjunova, 2003, p. 97). Ce qui est dénoté dans d’autres langues par deux mots (fr. volonté - liberté, all. Wille - Freiheit, etc.), est dénoté en russe par le mot volja.
  • La liberté dénotée par volja est incompatible avec la loi : « bezzakonnaja volja » signifie « volja illégale » ou, mieux, « a-légale » (Arutjunova, 2003, p. 73) ; « volja n’est d’aucune façon liée à la notion de droit » (Šmelev, 2002, p. 344) ; « la volja – en tant que terme bas de la diglossie – désigne un abus de liberté » (Vasylchenko, 2004). De ce point de vue, volja est opposée à svoboda comme une liberté naturelle à une liberté civile.
  • Le concept volja désigne une vaste étendue sans limites (prostor). Ce sens spatial est inhérent à volja comprise comme liberté (Šmelev, 2002) et il « renforce la connotation d’arbitraire présente dans volja au sens de liberté » (Vasylchenko, 2004, p. 1263).
Ces postulats, devenus des espèces de lieux communs qui se répètent d’une étude à l’autre, sont le plus souvent illustrés par un choix de citations de philosophes ou d’écrivains du xviiie siècle à nos jours (G. Fedotov et son essai La Russie et la Liberté, N. Berdiaev, F. Dostoïevski, A. Pouchkine et Ju. Lermontov sont parmi les plus cités), ce qui fait croire, avec le recours que font les auteurs aux données étymologiques [2] et aux représentations et traditions ancestrales [3], à une stabilité du concept russe de liberté, qui n’aurait subi aucune modification au fil des siècles. En revanche, les études citées ne s’appuient que très superficiellement et de manière souvent sélective et tendancieuse sur les données lexicographiques ou sur l’analyse des capacités combinatoires des mots svoboda et volja. Situation paradoxale, puisque les études « fondatrices » consacrées à volja et à svoboda – celles d’Arutjunova et de Šmelev – proviennent de la plume de linguistes et partent de l’idée que c’est la langue qui détermine notre façon de conceptualiser le monde. En outre, on oublie souvent (par mégarde ou consciemment ?) le troisième mot sans lequel l’analyse du champ notionnel de liberté en russe serait incomplète : vol’nost’. Dérivé de l’adjectif vol’nyj « libre » et appartenant à la même famille que volja (donc, avec les mêmes connotations que volja ?!), ce substantif sert à désigner, au xixe siècle encore, la liberté civile et les libertés publiques, notamment chez Pouchkine et les décembristes.

5Dans les lignes qui suivent, nous examinerons les trois postulats formulés ci-dessus à la lumière des descriptions lexicographiques et des propriétés sémantiques des trois mots russes désignant la liberté. Cette démarche devra nous permettre de répondre aux questions posées au début de cet article.

Le syncrétisme sémantique de « volja »

6Selon les dictionnaires, le mot volja possède en russe d’aujourd’hui quatre acceptions : « volonté en tant que faculté psychologique de l’être humain » ; « expression ou réalisation de cette faculté (désir, souhait) » ; « la possibilité de disposer, le pouvoir » ; « liberté, indépendance », antonyme de captivité ou esclavage. Ces quatre acceptions du mot volja sont attestées dès les premiers textes écrits en vieux russe, c’est-à-dire à partir des xe et xie siècles, et les dictionnaires, indépendamment de l’époque de leur rédaction et de la période de l’histoire de la langue russe, explicitent de manière très similaire le sens du mot volja[4]. Pour ce qui est de l’acception spatiale de volja, elle n’obtient le droit de cité que dans la dernière édition du dictionnaire académique (BAS, 2005). Elle y apparaît avec la marque d’usage parlé, pourtant suivie d’une citation poétique de Lermontov (!) sur laquelle nous reviendrons. Dans tous les autres dictionnaires, cette acception est donnée comme une sous-acception de « liberté, indépendance ».

7Sans vouloir nier le syncrétisme sémantique de volja, notons néanmoins que la polysémie d’un mot en soi ne constitue que très rarement un problème pour la compréhension et, partant, pour la traduction [5], du simple fait que, dans un énoncé, le mot ne réalise qu’une de ses acceptions et que celle-ci est, en règle générale, déterminée par le contexte. En effet, volja, dans ses différentes acceptions, n’a pas les mêmes capacités combinatoires : sil’naja volja « une volonté forte », volja k pobede « le désir de vaincre », osuš?estvit’ svoju volju « réaliser son désir », protiv voli roditelej « contre la volonté des parents » ; mais vypustit’ na volju « remettre en liberté », žit’ na vole « vivre en liberté », dat’ volju « rendre la liberté », etc. Ce qui constitue en revanche une réelle difficulté, c’est la délimitation des valeurs et des champs d’application respectifs de volja, au sens de liberté, et de svoboda, dont c’est le seul sens possible.

Deux libertés ou trois synonymes avec des champs d’application différents ?

8Les acceptions plus étroites que les dictionnaires attribuent à svoboda sont assez nombreuses (le BAS en donne douze). Elles peuvent néanmoins être divisées en cinq grandes catégories : (1) liberté en tant que pouvoir du citoyen de faire ce qu’il veut, sous la protection des lois et dans les limites de celles-ci (liberté politique, libertés publiques), ainsi que l’état d’un pays qui n’est pas soumis à une domination étrangère ; (2) liberté en tant que condition de celui ou de ce qui n’est pas soumis à la puissance contraignante d’autrui, antonyme d’esclavage ou captivité ; (3) état d’une personne ou d’une chose dont l’action ou la manifestation ne rencontre pas d’obstacle, y compris l’absence de gêne dans le comportement ou l’expression ; (4) terme de philosophie et de psychologie, état de celui qui n’est pas soumis à des forces intérieures d’ordre irrationnel ; (5) sens spatial d’une vaste étendue sans limites, synonyme de razdol’e, prostor, volja (BAS), absence d’obstacles, de contraintes (MAS, qui englobe cette dernière acception dans la catégorie 2).

9Si nous comparons les acceptions de volja-liberté et de svoboda, force est de constater que volja ne s’emploie pas comme terme politique (la catégorie 1 d’acceptions de svoboda) [6], ce qui est souvent utilisé comme argument pour opposer la volja en tant que liberté existentielle, « comme nature et comme matière » à la svoboda civile, « comme culture et comme forme » (Vasylchenko, 2004, p. 1264). Pour appuyer cette affirmation, les auteurs citent des contextes où volja et svoboda ne sont pas interchangeables : ainsi, remarque Arutjunova (2003, p. 94), reprise par Vasylchenko (2004, p. 1264), la volja est liée aux émotions, la svoboda à la raison : on dit dat’ volju ?uvstvam, slezam, « donner libre cours aux émotions, aux larmes », mais svoboda slova, sovesti, « liberté de parole, de conscience ». Cet argument n’est toutefois pas valide pour une raison purement linguistique : dat’ volju est une expression figée qui apparaît dans la langue bien avant l’époque où le mot volja prendra ses connotations « négatives » d’excès de liberté et d’arbitraire ; or, il est bien connu que les expressions figées n’admettent pas de modifications dans leur structure, d’où l’impossibilité de remplacer volja par svoboda dans ce contexte.

10D’autre part, il est tout à fait possible de dire en russe dat’ volju predpoloženijam (Bitov) « donner libre cours à des hypothèses », qui sont des constructions d’ordre rationnel. Pour ce qui est de svoboda slova, etc., l’impossibilité de remplacer svoboda par volja est due au fait que volja-liberté ne possède pas, à la différence de svoboda, l’acception « l’état de celui ou de ce qui est libre, la qualité d’être libre » et ne peut pas, par conséquent, avoir de complément au génitif (à la différence de volja volonté). Volja-liberté peut être définie plutôt comme un ensemble de conditions extérieures qui permettent de se sentir libéré de toute contrainte. Volja s’emploie en effet avec la préposition na « sur, à la surface de » et exprime donc, si l’on peut dire, une localisation dans l’espace : à cet égard, vyjti na volju (« sortir sur la liberté – retrouver la liberté », mais aussi « sortir dehors ») est comparable à vyjti na dvor (« sortir dans la cour ») ou à vyjti na moroz (« sortir dans le froid »). La qualité d’être libre est désignée, par contre, par le nom vol’nost’, c’est donc à ce dernier que doit être comparée la libertésvoboda dans cette acception.

11Attesté à partir de la deuxième moitié du xvie siècle et considéré aujourd’hui comme vieillot au sens de svoboda (1), le mot vol’nost’ est son parfait synonyme au xviiie siècle, époque où le mot svoboda acquiert son premier groupe d’acception (Kovalevskaja 1968, p. 42-44) [7]. Ainsi, selon le Dictionnaire de la langue russe du xviiie siècle (SRJa XVIII, par la suite), vol’nost’ a cinq acceptions :

  1. En tant que terme philosophique et politique, acception que vol’nost’ reçoit seulement au xviiie siècle [8], vol’nost’ désigne l’état de celui qui possède une volonté libre et s’emploie aussi bien pour désigner la liberté naturelle (prirodnaja, estestvennaja vol’nost’) que la liberté civile, politique (vol’nost’ graždanskaja, politi?eskaja). Dans les exemples donnés dans le SRJa XVIII, ce mot est en effet utilisé par V. Trediakovski, à côté de svoboda, pour traduire le français liberté dans l’Histoire Romaine de Ch. Rollin, ainsi que l’anglais liberty des Commentaries on the Laws of England de W. Blackstone.
  2. Droit d’agir selon sa volonté, de disposer.
  3. Liberté et indépendance (d’une personne, d’un État).
  4. Affranchissement de l’état d’esclavage.
  5. Absence de gêne dans le comportement ou l’expression, absence de souci de convenances, excès de liberté. Les auteurs du dictionnaire donnent sous cette acception la locution vzjat’, prinjat’ vol’nost’, « oser », avec entre parenthèses la locution française « prendre la liberté de », mais aussi vol’nost’ myslej, « liberté de pensée ».
L’adjectif vol’nyj s’emploie à la même époque (SRJa XVIII) pour traduire libera res publica (vol’naja respublika), une ville ou cité libre (vol’nyj gorod) et pour opposer « public, contrôlé par l’État » à « privé, jouissant de droits particuliers ou de privilèges [9], indépendant de l’État ». Citons, par exemple : vol’nyj rabotnyk, « travailleur indépendant » ; vol’naja kvartira, « appartement privé » ; Vol’noe èkonomi?eskoe obš?estvo, « Société économique libre » fondée en 1765 ; Vol’naja russkaja tipografia, « Typographie russe libre » fondée par Herzen à Londres en 1853 ; etc. Les expressions vol’nyj et vol’nost’ désignent ainsi une personne ou un organisme privé, en opposition à une personne ou un organisme public, une réglementation différente de celle imposée par l’État ou encore l’indépendance vis-à-vis de l’État.

12Cette incompatibilité avec le droit, une « a-légalité » souvent attribuée à la liberté-volja comprise par conséquent comme « la possibilité de vivre en suivant uniquement sa propre volonté, en marge des limites imposées par les liens sociaux » (Vasylchenko 2004, p. 1263), n’est donc pas conditionnée par l’étymologie de la racine vol- > i.-e. *wel- « vouloir », « désirer », « choisir », explication proposée par la totalité des chercheurs [10]. La disparition de la valeur sociale et politique de volja et de vol’nost’ n’est que le résultat de la redistribution des acceptions de deux synonymes – svoboda et vol’nost’ – dont le premier, en modelant ses acceptions sur ses équivalents européens, entre en vogue au début du xixe siècle et remplace son rival moins fortuné. On dit aujourd’hui svobodnaja respublika, « république libre » [11], svobodnyj gorod, « ville libre », svobodnoe, et non pas vol’noe vremja, « temps libre », mais toujours vol’nyj slog, « style libre », vol’nyj stix, « vers libre », poèti?eskaja vol’nost’, « licence poétique », pozvoljat’ sebe vol’nosti, « se permettre des libertés », etc. En revanche, vol’nost’ n’a jamais eu de sens spatial, sens où svoboda entre en concurrence avec volja.

Composante spatiale de « volja »

13« Volja vol’naja est la liberté conjuguée à prostor, un espace qui n’a aucune limite », écrit l’historien de la littérature russe D. Lichatchev, cité par N. Arutjunova (2003) pour qui, comme pour beaucoup d’autres, la volja-liberté est associée à l’idée de grand espace. Cependant, on oublie souvent que svoboda a aussi un sens spatial et que prostor ne veut pas dire nécessairement « vaste étendue sans limites ». Selon le Dictionnaire de la langue russe de V. Dahl, dont nous citons la deuxième édition parue en 1882, prostor est un espace, un endroit vide, libre, dégagé, non occupé, « un vide relatif (non absolu) » (Dahl, 1882, prostor) et, au figuré, le temps libre. Le sens spatial de prostor est donc plus proche de celui de svoboda. En effet, V. Dahl glose svoboda par prostor. De plus, les adjectifs prostornyj et svobodnyj ont (ou ont eu) des capacités combinatoires similaires : svobodnaja /prostornaja odežda, « vêtements qui ne gênent pas les mouvements » (*vol’naja odežda) ; prostornyj /svobodnyj proxod, « passage assez large qui ne gêne pas la circulation » (*vol’nyj proxod) ; etc. L’idée d’espace fixée par prostornyj et svobodnyj est associée ainsi à l’absence de gêne, d’obstacles, de contraintes extérieures, absence qui peut être relative : ograni?ennaja svoboda, « liberté limitée, restreinte » ; neograni?ennyj prostor, « liberté, étendue illimitée ».

14Par contre, volja désigne un espace extérieur opposé à un espace intérieur et, de ce fait, ne connaît pas de degrés (*ograni?ennaja volja). Ce sens est très présent dans l’adjectif vol’nyj : vol’naja storona doma, « côté extérieur de la maison » (SRJa XVI-XVII) ; vol’nyj vozdux, « air libre, frais », mieux rendu par l’italien aria aperta ; prijti s voli, « entrer dans la maison de l’extérieur ». Dans tous ces contextes, le mot svoboda est inacceptable. D’autre part, dans le cas de volja, il ne s’agit pas nécessairement de la nature sauvage, souvent considérée comme un espace idéal pour la réalisation de la volja, aussi bien au sens de volonté que de liberté. Les exemples donnés par les dictionnaires sont, à cet égard, significatifs : na vole, na kryl’ce, sobralas’ tolpa krasnoarmejcev, « dehors, sur le perron, une foule de soldats se rassembla » (BAS) ; (Onisim) raskladyvaet pered izbuškoj koster, on bol’še ljubit varit’ na vole, « devant la maisonnette (Onisim) fait un feu, il préfère cuisiner dehors » (MAS). À la limite, on pourrait parler plutôt de nature intacte, qui n’est pas soumise à l’homme, non domestiquée : vol’nyj veter, « vent libre » ; vol’naja ptaška, « oiseau libre » ; vol’naja step’, « steppe intacte » opposée au champ labouré.

15Enfin, en interprétant les exemples des xviiie et xixe siècles, il faut tenir compte des acceptions que les mots avaient à cette époque. Revenons à l’exemple de Lermontov tiré du poème « Borodino » : I vot našli bol’šoe pole / Est’ razguljat’sja gde na vole ! / Postroili redut ; « On arriva dans une plaine / on pouvait s’y mouvoir sans peine. / Vite, la pioche au poing ! » [12]. Il est cité presque dans tous les travaux sur volja et dans tous les dictionnaires sous l’acception spatiale de ce mot qui désignerait une liberté dionysiaque, anarchique, sans limites en opposition au caractère structuré, organisé, limité de svoboda. Dans la citation de Lermontov, le verbe razgouljat’sja veut dire tout simplement « s’amuser, se distraire, s’ébattre » (cf. Dahl, 1882), et n’appelle pas nécessairement à la débauche et à toutes sortes de débordement, interprétation proposée par Aroutjunova (2003) ou Šmelev (2002), surtout si l’on pense qu’il s’agit, dans le poème, de la construction de fortifications.

Et la traduction ?

16Pour ce qui est de la traduction de la dichotomie svoboda - volja, cette dernière doit, à notre avis, être classée parmi les cas où la langue-source possède au moins deux synonymes dont les champs d’application se croisent, alors que la langue-cible ne dispose que d’un terme (p. ex., fr. tranquille / calme – rus. spokojnyj ; fr. blême / livide – rus. smertel’no blednyj, etc.). Le choix d’un des synonymes est déterminé par de multiples raisons. Il faut notamment prendre en considération l’époque de la rédaction du texte traduit et son style. Ainsi, dans un texte du xviiie siècle, vol’nost’ peut traduire fr. liberté, de même que svoboda ; en revanche, dans un article de presse du xxie siècle, ce sera svoboda, alors que la préférence doit être donnée à volja dans la traduction de chansons populaires ou de proverbes. Enfin, dans des œuvres poétiques, le choix entre les trois synonymes dépendra souvent du rythme et des rimes, et il n’est pas rare que, dans le même poème, volja et svoboda se côtoient (cf. Pavlovi?, 1999).

17Les cas, du reste assez rares, qui peuvent constituer une réelle difficulté pour la traduction sont ceux où l’auteur exploite les différences subtiles entre les valeurs de volja et de svoboda ou des adjectifs respectifs. La traduction que nous proposons, mais qui n’est pas la seule possible, à l’épigraphe choisie pour cette étude en est un bon exemple. Ceci dit, la co-occurrence des adjectifs vol’nyj et svobodnyj pour caractériser le même objet, la steppe, montre qu’ils ne désignent pas des conceptions opposées de liberté (autrement, cette combinaison aurait été contradictoire), mais renvoient à des composantes différentes de cette notion sémantiquement si riche.

Conclusion

18Sans prétendre mettre un point final aux discussions sur les différences entre volja et svoboda, ce qui aurait été trop ambitieux, nous avons voulu, dans cette brève étude, mettre en garde contre les généralisations excessives ou les interprétations forcées, et souligner différents faits :

  • La vision du monde que nous offre la langue évolue avec le sens des mots qui la décrivent. L’usage que faisait A. Pouchkine des mots volja et vol’nost’ n’est, de toute évidence, pas le même que celui que l’on trouve au xxe siècle chez G. Fedotov ou N. Berdiaev.
  • La singularité culturelle n’est pas toujours conditionnée par la langue, de même que les différences linguistiques ne sont pas toujours des symptômes de différence culturelle.
  • Dans le cas de « concepts flous » (Oléron, 2001, p. 10), comme la liberté, la justice, le destin ou encore le mal, concepts qui renvoient à une réalité complexe dont les divers aspects sont étroitement imbriqués, de même que les réactions qu’ils provoquent chez le sujet qui les rencontre, la langue est un outil souple qui permet de façonner notre pensée et de formuler, au sein d’une même communauté culturelle et linguistique, des conceptions différentes, voire opposées. Sinon, le mot même inakomyslie « autrement + pensée » – un intraduisible ? – n’aurait pas sa raison d’être.

Notes

  • [1]
    Texte original russe : « i nikakoj svjazannosti, ni zakonnoj, ni bezzakonnoj, kak v stepi odin, a razvernulas’ step’ vo vsju šir’ i moš?’, vol’naja, svobodnaja, razdol’naja – tvoja », Aleksej Remizov, Krestovye sestry.
  • [2]
    Rappelons que volja vient du verbe voliti « vouloir » qui remonte à la racine i.-e. *wel- : *wol- « vouloir », « désirer », « choisir », que l’on retrouve dans lat. velle « vouloir », got. waljan « choisir », skr. waráyati « il préfère », all. wollen « vouloir », etc. (Vasmer, 1964 ; ?ernyx 1999), tandis que svoboda remonte à la racine i.-e. *se- : *swe- que l’on retrouve dans l’adjectif possessif et réfléchi svoj applicable à toutes les personnes pareillement (cf. skr. sva-, got. swes), ainsi que dans le v. haut-allemand Sw?b? « les Schwabes » (à l’origine, « appartenant au même clan »), skr. sabh?- « réunion, assemblée », etc. (?ernyx 1999). Au niveau synchronique, cependant, ces liens sémantiques et étymologiques, surtout dans le cas de svoboda, sont, à notre avis, à peine perceptibles et n’influencent pas l’usage des mots svoboda et volja dans la langue d’aujourd’hui.
  • [3]
    Elles sont décrites par Toporov (1989) et Stepanov (1997).
  • [4]
    Seul Polikarpov (1704) donne comme équivalent latin de volja uniquement voluntas, arbitrium, et, pour svoboda, libertas, liberalitas.
  • [5]
    Mais elle crée parfois une certaine confusion dans les analyses (voir notamment Arutjunova, 2003).
  • [6]
    Volja ne connaît un emploi terminologique qu’avec le sens de volonté (svoboda voli « libre arbitre », litt. « liberté de la volonté »).
  • [7]
    Ainsi que son autre synonyme, aujourd’hui désuet, svobodnost’ : ce mot est attesté pour la première fois dans Polikarpov (1704) et est formé sur le même modèle que vol’nost’.
  • [8]
    Elle n’est en tout cas fixée ni par le Dictionnaire de la langue russe de la Russie moscovite du xvie et du xviie siècle (SRJa XVI-XVII, par la suite), ni par le Dictionnaire de la langue russe du xie au xviie siècle (SRJa XI-XVII, par la suite).
  • [9]
    Que l’on pense au fameux Ukaz o vol’nosti dvorjanstva, « Manifeste de l’affranchissement de la noblesse », de 1762.
  • [10]
    Rappelons, à titre de comparaison, que selon l’analyse de Benveniste (1969, p. 325-27), dans les langues germaniques (cf. all. frei, angl. free), la désignation de libre « met en jeu des notions relatives à l’individu, non à la société », comme le lat. liber. Le germanique frei dérive en effet de l’adjectif i.-e. *priyos « cher, aimé » qui « qualifie ceux à qui on porte affection » et implique « un rapport non juridique, mais affectif ». Le féminin i.-e. *priy?, devenu substantif, tout comme volja en vieux russe, est le nom de l’épouse, c’est-à-dire celle que l’on veut bien, qu’on a choisie. Il n’y a donc apparemment pas d’incompatibilité conceptuelle, du moins si l’on compare l’emploi des mots correspondants dans les langues contemporaines, entre la désignation de liberté issue du personnel, de l’affectif (all. Freiheit, angl. Freedom) et celle issue du social (fr. liberté).
  • [11]
    Nous trouvons cette rivalité entre deux adjectifs déjà au début du xviiie siècle : Polikarpov (1704) traduit res publica libera par svobodnoe graždanstvo.
  • [12]
    Traduction d’Henri Grégoire, dans M. Lermontov, Œuvres poétiques, Paris, L’Âge d’homme, p. 37. La traduction littérale serait : Et voici que nous trouvâmes un grand champ / où l’on pouvait s’ébattre en liberté. / Nous y construisîmes une redoute.
Français

Aujourd’hui, tout un courant de pensée a remis au goût du jour – et à juste titre – les écrits de Wilhelm von Humboldt sur les langues en tant que « visions du monde » singulières (Weltanschauungen). C’est parce que chaque langue découpe l’univers à sa manière que l’intraduisibilité serait la caractéristique fondamentale de toute traduction, aucun mot ne correspondant exactement à aucun autre dans une autre langue. Une telle analyse n’est pas, en soi, fausse, mais elle demande à être sans doute relativisée. L’intraduisibilité trouve également sa source ailleurs : autrement, on ne s’expliquerait pas pourquoi, au sein de la même langue, un mot est susceptible de changer de sens selon l’époque où l’on se situe. Enfin, les structures linguistiques ne sauraient être rigides : elles sont, au contraire, d’une extrême malléabilité. C’est ce que montre l’analyse du champ sémantique des termes signifiant « liberté » en russe, svoboda et volja, dont le second est souvent qualifié d’intraduisible.

Mots-clés

  • intraduisibilité
  • Wilhelm von Humboldt
  • vision du monde
  • champ sémantique
  • liberté
  • « svoboda »
  • « volja »
  • relativité linguistique

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Olga Inkova
Olga Inkova enseigne la linguistique et l’histoire de la langue russe à la Faculté des Lettres de l’Université de Genève. Elle est la coordonnatrice du Groupe d’études en linguistique textuelle contrastive (langues slaves - langues romanes), l’auteur d’une monographie sur les « Connecteurs d’opposition en russe et en français », ainsi que de nombreux articles consacrés aux phénomènes sémantiques de la langue russe. Elle a dirigé (avec Pascale Hadermann) l’ouvrage Approches de la scalarité aux éditions Droz à Genève (2010).
Courriel : <olga.inkova@unige.ch>
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Mis en ligne sur Cairn.info le 12/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/38333
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