« La liaison fut bientôt faite, et dès ce moment, je lui servis de truchement... »
1« La diversité culturelle est la nouvelle frontière de la mondialisation », écrivait Dominique Wolton (2006, p. 35) ; celle-ci n’est pas seulement économique mais aussi humaine et communicationnelle. L’ouverture des sociétés les unes aux autres provoque une déstabilisation culturelle au sens où l’hégémonie, symbolisée aujourd’hui par la culture anglo-américaine, est sentie par les autres aires culturelles (hispanophonie, lusophonie, arabophonie...) comme une menace de leurs identités. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, plus les sociétés, les communautés, les nations se rapprochent grâce à des outils de communication tels que le téléphone mobile, Internet ou les télévisions satellitaires, plus on se rend compte de la distance culturelle qui les sépare. Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant de voir la mondialisation s’accompagner d’un mouvement de traduction sans précédent.
2C’est donc au mouvement de la traduction dans le monde arabe que sont consacrées les pages qui suivent. Autant que faire se peut, il s’agit, pour nous, de fournir un diagnostic qui soit le plus conforme à la réalité. Ce texte ne soulève pas que des questions ; il tente d’y apporter des réponses.
À propos du terme tarjama, « traduction »
3L’origine du mot arabe tarjama peut, à elle seule, faire l’objet de cet article. Pour comprendre le paradigme relatif à la traduction en arabe, il faut remonter au vie siècle avant J.-C., lorsque l’araméen (langue sémitique) était la langue administrative de l’Empire perse et la lingua franca de l’époque. Du iiie siècle avant J-C. au Ve siècle après J.-C. l’araméen fut la principale langue écrite du Proche Orient. En Palestine surtout, les Hébreux avaient recours au targmono (interprète) pour interpréter les lectures des Écritures saintes hébraïques. Ces interprétations furent désignées comme des targums.
4C’est donc le terme araméen targmono qui a donné turjumân en arabe. Dans le tome 12 du livre d’Ibn Mandhûr (1232-1311), Lisân al-Arab (« La Langue des Arabes »), l’auteur donne deux sens à ce mot :
- « Celui qui explique ». À ce propos, l’un des compagnons du Prophète, Abdullah ibn Abbas fut surnommé Turjumân al-Qur’ân (littéralement, « le traducteur du Coran ; autrement dit, l’exégète), car il était un illustre connaisseur du Coran.
- « Celui qui traduit sa parole » (tarjama kalâmahu), c’est-à-dire qui explique sa parole dans une autre langue, ce qui a donné le sens de turjumân « interprète ».
5Sous l’Empire ottoman, le terme drogman désignait un interprète entre les Européens et les peuples du Proche-Orient. Mais dans un sens plus étroit, le terme désignait les interprètes officiels de la Porte [1] avec les diplomates occidentaux. À partir de 1665, le grand drogman était le chef des services diplomatiques ottomans ; ce poste fut toujours occupé par les Phanariotes (Grecs de Constantinople).
6Ce survol rapide de la circulation du terme tarjama illustre très bien le rôle qu’a joué la traduction de tous les temps, à savoir la circulation des connaissances.
La place de la traduction dans la culture arabe
7La traduction a toujours occupé une place prépondérante dans l’histoire de la civilisation arabo-islamique depuis le Moyen Âge. Pour comprendre cette approche diachronique des événements liés au mouvement de la traduction, nous avons jugé utile de donner un très bref aperçu chronologique afin d’éclairer le lecteur non averti. On peut présenter l’histoire des Arabes en sept grandes étapes : 1. Le monde arabe préislamique et les débuts de l’Islam (ixe s. av. J.-C. - 661) ; 2. Les dynasties arabes, Omeyyades (661-750) et Abbassides (750-905), puis l’hégémonie et le temps des scissions (905-1055) ; 3. les dynasties non arabes (1055-1258) ; 4. démembrement à l’ouest et regroupement à l’est (1258-1512) [2] ; 5. l’Empire ottoman (1512-1774) ; 6. le démembrement de l’Empire ottoman et la colonisation européenne (1774-1945) ; 7. les indépendances politiques (1945-1963).
8Lorsqu’on parle de l’âge d’or de la civilisation arabo-islamique, on renvoie précisément à la première période de la dynastie abbasside (750-905). C’est tout particulièrement pendant cette époque que la traduction fut une activité florissante. Celle-ci a joué un rôle capital dans la conservation des produits culturels anciens, en particulier grecs, et dans le transfert de cette culture de l’Orient vers l’Occident. Sans vouloir polémiquer sur cette question, nous soutenons que les Arabes n’ont pas été, à cette époque, de simples passeurs qui ont transmis les cultures anciennes (grecque, perse, hindoue) aux Européens, mais qu’ils les ont enrichies, développées, affinées en les soumettant à leur propre pensée et à leur mode de raisonnement. À ceux qui vont jusqu’à nier la contribution de la civilisation arabo-islamique au développement des sciences modernes et de la technologie en Europe à partir de la Renaissance, arguant du fait que l’Europe devait sa renaissance directement à la Grèce ancienne, nous rappelons deux faits indéniables qui nous incitent à prendre le contre-pied de ces affirmations : durant la Reconquista espagnole, de nombreux manuscrits arabes ont été trouvés et traduits (à Tolède en 1085, par exemple) ; les deux siècles de croisades n’ont pas été que guerres et effusions de sang mais ont donné lieu à de nombreux échanges culturels et emprunts de toutes sortes.
9Au xe siècle donc, l’Empire abbasside, qui s’étendait de l’Océan au Golfe, régnait sur des pays et provinces dans les trois continents : Asie, Afrique et Europe. Et compte tenu des contrées non arabes que l’Islam a conquises, la société islamique est devenue multiethnique. Dès lors, des Turcs, des Persans, des Berbères ou des Kurdes ont cherché des solutions aux nombreux problèmes qui se posaient dans leur environnement, chacun dans son domaine scientifique respectif (médecine, astronomie, agriculture, philosophie, littérature…). Leurs efforts combinés ont produit d’admirables œuvres scientifiques dans différents domaines. Dans ce contexte propice à la production des connaissances, la traduction a commencé à s’imposer non seulement comme l’un des outils de production du savoir scientifique mais aussi comme un moyen d’intercommunication entre les populations arabes et non arabes mais islamisées qui maîtrisaient de nombreuses langues comme le grec, le syriaque, le persan, le turc ou le sindhi.
10À vrai dire, la traduction n’avait pas commencé seulement avec le règne des Abbassides. Les Omeyyades avaient déjà incité les savants à traduire, en particulier à partir du grec, des livres de médecine, d’astronomie, de mathématiques et de philosophie. Mais pas d’œuvres littéraires ou romanesques pour des considérations religieuses : se fondant sur des croyances fétichistes, elles étaient jugées contraires aux préceptes de l’Islam. Le premier ouvrage, traduit du persan sous le règne des Omeyyades, fut un livre de médecine.
11La traduction a connu deux étapes distinctes. La première, qui résulta d’initiatives individuelles, commença grosso modo après le règne du calife omeyyade, Marwân ibn Al-Hakam (684-685) pour se terminer avec le calife abbasside, Al-Mahdi (775-785). Le calife omeyyade, Abd Al-Malik ibn Marwân (685-705) avait fait traduire les diwâns (recueils de textes) qui se trouvaient en Irak, Syrie et Égypte et qui étaient écrits respectivement en persan, en grec et en copte. La seconde étape correspond à l’institutionnalisation de la traduction avec la fondation de Bayt al-Hikma (« Maison de la Sagesse »). Elle a commencé avec le grand Hârûn Al-Rachîd (786-809), a prospéré sous la gouvernance de son fils Al-Ma’mûn (813-833) et s’est poursuivie jusque sous la gouvernance d’Al-Mu’tadhid (892-902).
12C’est donc durant cette seconde étape, en particulier, sous la gouvernance d’Al-Ma’mûn que non seulement la traduction, mais la vie culturelle de manière générale connurent le plus grand essor. Ce calife s’intéressait particulièrement aux savants, surtout ceux qui connaissaient les langues étrangères et il s’entoura à Bagdad de savants de toutes les croyances qu’il traitait avec le grand respect. Il récompensait les traducteurs, semble-t-il, par le pesant d’or de leurs livres traduits. Passionné de sciences, il fonda Bayt al-Hikma, véritable première académie de traduction d’œuvres grecques et syriaques, une bibliothèque et un observatoire d’astronomie (829) dans le quartier le plus élevé de Bagdad. Sur le plan religieux, il érigea la mu’tazila [3] comme dogme d’État, après l’avoir embrassée auparavant.
13Cette période, considérée comme l’âge d’or de la traduction, a vu naître de nombreux traducteurs qui exercèrent au sein de Bayt al-Hikma, laquelle se spécialisa dans la traduction à partir de six langues : grec, persan, sindhi, syriaque, hébreu et copte. De nombreux traducteurs exercèrent au sein de cette académie ; faute de place, nous ne pouvons pas les passer tous en revue. Le plus illustre parmi eux fut Hunayn ibn Ishâq (810-873), auteur du plus ancien traité d’ophtalmologie. Philosophe et médecin, il est considéré comme le plus brillant traducteur vers la langue arabe de tous les temps. Outre l’arabe, il maîtrisait le grec, le syriaque et le persan et il fut auteur d’une centaine d’ouvrages. Le calife Al-Ma’mûn lui confia la direction de Bayt al-Hikma. Dès lors il s’entoura d’une élite de médecins dont le célèbre Al-Razi (841-861). Il a traduit de nombreux ouvrages grecs, toutes disciplines confondues, notamment le livre de l’anatomiste grec, Claude Galien (131-201), De l’obligation pour le médecin voulant atteindre l’excellence d’être philosophe et des ouvrages d’Hippocrate. Son fils, Ishâq ibn Hunayn, fut, lui aussi, un illustre traducteur. Il traduisit les Éléments de géométrie du mathématicien grec et fondateur de l’école d’Alexandrie, Euclide.
14C’est également durant cette période très florissante pour la culture arabe que le grand prosateur arabe d’origine persane, Abdallah ibn Al-Muqaffa’a traduit du persan le recueil intitulé en arabe Kalîla wa Dimna [4], une compilation de fables animalières du Panchatantra (contes hindous) qui constitue jusqu’à nos jours l’un des monuments de la littérature arabe classique. Dans son recueil de contes, Ibn Al-Muqaffa’ faisait parler les animaux, livrant au lecteur une peinture très fine et critique de la société arabe de son époque.
15Après la mort du calife Al-Ma’mûn, Bayt al-Hikma perd de son prestige, mais rapidement le calife Al-Mutawakkil (847-861) la rouvre et nomme Hunayn ibn Ishâq comme directeur. Cette institution va continuer à être très active en matière de traduction jusqu’à ce que les Mongols saccagent Bagdad en 1258 et brûlent les ouvrages de Bayt al-Hikma.
16À la fin du Moyen Âge, la traduction vers l’arabe s’arrêta presque, sauf pour certains textes religieux qui continuaient à être traduits du latin par des Libanais chrétiens. C’est à partir de cette date qu’a commencé le mouvement inverse : les ouvrages traduits par les Arabo-musulmans, leurs commentaires et les travaux qui en ont découlé sont traduits par les Européens, via le latin d’abord puis directement dans les nouvelles langues qui naissent à ce moment. L’école de Tolède (en Espagne) y a joué un rôle capital à partir du xiie siècle. Des savants comme Al-Razi, Averroès, Al-Farâbi [5], Avicenne, Al-Khawarizmi [6] commencent ainsi à être connus en Europe.
17Sous l’Empire ottoman, la langue arabe a régressé. Mais elle connaîtra un renouveau grâce à la traduction à partir des langues européennes. Au milieu du xixe siècle, le Liban connaît un mouvement de traduction important dans les domaines de la presse et de l’enseignement. L’université anglo-américaine se spécialise dans la traduction scientifique tandis que Saint-Joseph privilégie le domaine littéraire et religieux.
18À cette époque, une polémique a opposé des intellectuels arabes, partagés quant à la conduite à tenir face au retard accumulé par la langue arabe. Deux tendances se sont affirmées. D’abord, les partisans de la promotion des idiomes maternels (dialectes) à l’instar des langues romanes en Europe qui sont issues de l’évolution du latin, leur langue-mère. Ils justifiaient leur position par le fait qu’on ne peut, pour chaque pays arabe, parler une langue et en écrire une autre. Puis, les partisans de l’arabe littéraire, attachés à sa dimension sacrée et à sa capacité de maintenir la cohésion de la nation et de perpétuer la culture arabe ancienne.
19Les spécialistes des sciences du langage désignent ce phénomène par le terme technique « diglossie » (dualité de langues). Pour l’arabe, il s’agit de la variété littéraire (ou classique), d’une part, et des variétés dialectales, d’autre part. En ce qui concerne la diglossie arabe (au Maghreb notamment), la position de William Marçais (1930, p. 409) illustre bien l’étendue du conflit linguistique dans le monde arabe, même si la tonalité de l’article reflète l’air du temps colonial : « Tel à mes yeux l’arabe. Une langue ? Deux langues ? […] Disons deux états d’une même langue, assez différents pour que la connaissance de l’un n’implique pas, absolument pas, la connaissance de l’autre ; assez semblables pour que la connaissance de l’un facilite considérablement l’acquisition de l’autre. En tout état, un instrument pour l’expression de la pensée qui choque étrangement les habitudes d’esprit occidentales ; une sorte d’animal à deux têtes, et quelles têtes ! Que les programmes scolaires ne savent trop comment traiter, car ils ne sont pas faits pour héberger les monstres. »
20Bien que la diglossie constitue l’une des difficultés de la langue arabe, les vrais problèmes de la traduction ne sont pas purement linguistiques, voire techniques, ils sont étroitement liés à l’incapacité de la société arabe de produire du savoir. C’est ce que nous tâcherons de montrer dans les pages qui suivent.
21Au lendemain des indépendances respectives, correspondant grosso modo à la période 1940-1960, les pays arabes vont de plus en plus ressentir le choc dû à l’écart qui les sépare des pays européens, lesquels ont pris leur envol depuis la Renaissance.
La situation de la traduction dans le monde arabe aujourd’hui
22Pour éviter de tomber dans ce que le sociologue marocain Abdallah Laroui (1974, p. 192-193) a appelé la « médiévalisation forcenée qu’on obtient par l’identification quasi magique avec la grande époque de la culture arabe classique », nous ne nous contenterons pas de nous référer à la période de l’âge d’or de la traduction dans le monde arabe, mais nous présenterons la situation de la traduction, aujourd’hui, qui n’est pas toujours satisfaisante, même si ici et là on assiste à de réels efforts pour la sortir de sa crise. Faut-il le signaler, depuis peu, les élites arabes semblent de plus en plus portées à l’autocritique.
23À titre d’exemple, mentionnons les séries de rapports que le Bureau régional pour les pays arabes du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) [7] a décidé de produire sur le développement humain dans le monde arabe, entre 2002 et 2005. Il s’agit d’inciter ceux qui s’intéressent à la renaissance du monde arabe au xxie siècle à examiner sa situation et à réfléchir aux progrès susceptibles de le mettre sur la voie du développement. Plus précisément, le rapport de 2003 porte sur la construction d’une société de la connaissance. Produit par des chercheurs arabes indépendants et spécialistes du développement humain dans le monde arabe, chacun pour sa compétence dans le thème abordé, le rapport a livré des conclusions édifiantes, voire accablantes qui ont été aussitôt reprises et commentées par la presse écrite et audio-visuelle arabe et internationale.
24En matière de publications scientifiques, l’Algérie, par exemple, « publie un article scientifique par million d’habitants » alors que « la Suisse en publie 80 ». Pour ce qui est des crédits alloués à la recherche, en pourcentage du PIB, « l’Irlande dépense 300 % plus que la Jordanie ». Quant au nombre d’utilisateurs d’Internet, « il est de 8 % en Égypte », alors qu’il est de « 21 % au Pérou et de 42 % en Slovaquie ». Le rapport pointe des faiblesses considérables dans le domaine des sciences et de la technologie, à savoir un financement de la recherche largement insuffisant, voire mal orienté, des institutions scientifiques de haut niveau quasi inexistantes et des professeurs d’universités surexploités et mal payés ; ce qui a conduit à une fuite des cerveaux du monde arabe vers les pays occidentaux qui valorisent le savoir et leur ouvrent la porte à la créativité et à la célébrité.
25Selon ce rapport, les freins à l’acquisition du savoir dans les pays arabes sont imputables plus largement aux obstacles politiques qu’aux structures socio-économiques. Il y a un réel problème de gouvernance qui n’est pas de nature à encourager à bâtir une société de la connaissance. Et les lacunes semblent se creuser davantage sous l’effet de la mondialisation sur laquelle les Arabes n’arrivent pas encore à formuler une position positive et équilibrée. Il serait très intéressant d’analyser toutes les recommandations du rapport du PNUD relatives au développement humain dans le monde arabe, mais, faute de place, nous ne pouvons pas le faire ici ; nous mettons plutôt l’accent sur la question qui nous préoccupe, la traduction.
26Le rapport rappelle que la traduction « crée des opportunités pour l’acquisition et le transfert des connaissances » [8]. Elle « ouvre des espaces à l’inter action et à l’influence réciproques ». Il ajoute : « Pour les sociétés arabes, la traduction est un formidable défi et une nécessité vitale qui exige des efforts planifiés et organisés dans le cadre d’une stratégie arabe ambitieuse et intégrée. » (ibid.) Cependant, il précise : les pays arabes « n’ont pas retenu les leçons du passé et le champ de la traduction demeure chaotique » (ibid.). Le rapport donne des indicateurs bibliométriques et les compare avec ceux des pays européens. Ces chiffres sont de nature à frapper les esprits, On note, par exemple, que pendant la période 1970-1975, le nombre de livres traduits dans les pays arabes correspond au cinquième des traductions publiées en Grèce ; tandis que le total des ouvrages traduits de l’époque d’Al-Ma’mûn à aujourd’hui s’élève à 10 000, ce que l’Espagne traduit en un an. Entre 1980 et 1985, le nombre moyen de livres traduits était de 4,4 dans les pays arabes – moins d’un livre par an et par million d’habitants – alors qu’il était de 519 en Hongrie et 920 en Espagne.
27Incontestablement, le rapport du PNUD lie étroitement la crise de la traduction à l’absence d’une société de production du savoir. Comment peut-on donc penser la traduction de l’arabe et vers l’arabe dans un tel contexte ? Pour répondre à cette question, nous considérons la traduction comme un outil indispensable de la production des connaissances. Seules les sociétés qui produisent le savoir peuvent comprendre son rôle dans l’élaboration de celui-ci. Les sociétés non productrices de connaissances telles que les sociétés arabes, n’ont pas le choix, si ce n’est de traduire les savoirs produits par les autres. Cela ne pose pas un problème en soi, à condition de savoir ce qu’on traduit et surtout de traduire des contenus techniquement et scientifiquement insérables dans un monde arabe où l’écart scientifique avec l’Occident ne cesse de se creuser. Mais la crise de la traduction est beaucoup plus aiguë : non seulement les pays arabes ne produisent pas de savoir, mais aussi ils traduisent très peu. Si donc la crise de la traduction de l’arabe vers les autres langues n’est pas imputable à la traduction elle-même, mais à la civilisation arabe qui a cessé d’être créative et inventive, comment expliquer alors la crise de la traduction dans le sens inverse : des autres langues vers l’arabe ?
28On vient de mentionner ci-dessus la faiblesse du nombre d’ouvrages traduits en arabe. Sans revenir sur les obstacles politiques ou socio-économiques, nous précisons que la situation actuelle de la traduction ne peut être pensée en dehors d’une réflexion générale sur le développement dans les pays arabes, ce que fait la série de rapports du PNUD. Cette réflexion doit incontestablement se focaliser sur les vraies raisons qui expliquent le sous-développement du monde arabe sans pour autant tomber dans l’éternelle thèse tiers-mondiste qui consiste à rejeter sur la domination coloniale ou impérialiste tous les « maux » de la société arabe. Cela n’est pas possible en dehors d’interrogations prégnantes sur les liens entre enseignement supérieur et recherche, la gouvernance, la démocratie et les libertés individuelles. Toujours est-il que si ces interrogations ne débouchent pas véritablement sur des réformes audacieuses et progressistes, quels que soient les rapports produits et aussi sérieux soient-ils, toutes les recommandations risquent de demeurer lettre morte.
29Par ailleurs, depuis les sinistres événements du 11 septembre, nous assistons dans le monde arabe à des initiatives porteuses qui encouragent la traduction comme un outil pour favoriser et promouvoir le dialogue des cultures. Dans ce cadre, nous pouvons citer le « Prix international du Serviteur des deux Saintes Mosquées, le roi Abdallah ibn Abdul Aziz, pour la Traduction », lequel a été créé pour honorer les traducteurs, promouvoir la traduction de l’arabe et vers l’arabe, et pour aider les maisons d’édition des œuvres traduites à travailler en synergie afin de promouvoir le dialogue des cultures à travers l’appel à une communication interculturelle et au rapprochement entre les peuples par le biais de la traduction. Les moyens matériels et financiers mis à la disposition de ce Prix international pour la traduction sont à la hauteur du projet qui vise à lutter contre les stéréotypes et les amalgames, sources de malentendus et d’incompréhensions qui pourraient nourrir les fanatismes de tous bords. Incontestablement, la traduction peut être synonyme dans le monde arabe, aujourd’hui, de rapprochement, d’intercommunication et de dialogue entre les civilisations. Elle devrait faciliter et concrétiser les principes d’une cohabitation pacifique.
Conclusion
30Une telle initiative va dans le sens de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, adoptée par l’Unesco, le 20 octobre 2005. À travers l’adoption de cette Convention, l’accent est entre autres mis sur la prise en compte par les pays signataires de l’importance du « dialogue interculturel ». Que la traduction y joue un rôle capital, c’est une initiative porteuse. Cependant deux « écueils majeurs » sont à éviter, selon Jun Xu (2007, p. 191) : « Le premier consisterait à faire de l’anglais la seule langue de référence ; le deuxième, plus dangereux encore, serait de croire qu’il suffit de traduire pour que ce dialogue permette d’éviter les conflits d’ordre culturel du xxie siècle. »
31Que l’on s’intéresse à la traduction en tant que telle ou comme un outil susceptible de promouvoir le dialogue interculturel, le monde arabe a plus que jamais besoin de l’une comme de l’autre démarche. Quoi qu’il en soit, la traduction a toujours été l’un des outils de transfert des connaissances le plus remarquable.
Notes
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[1]
Le gouvernement des anciens sultans turcs.
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[2]
On désigne par ce titre un certain nombre d’événements : la Reconquista espagnole ; les dynasties hafside, mérinide et abdelwahabide en Afrique du Nord ; les Mamelouks en Égypte et en Syrie ; les Beylik turcomans d’Anatolie et les Mongols au Moyen-Orient et en Asie centrale.
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[3]
Doctrine profondément influencée par le rationalisme d’Aristote. Elle affirme que tout en se fondant sur le Coran, la pratique religieuse doit être régie par la raison. Elle prenait le contre-pied des thèses traditionnalistes selon lesquelles toutes les questions posées devraient trouver leurs réponses dans la lecture littérale du Coran et des hadiths (les dires du prophète).
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[4]
Kalîla et Dimna sont deux chacals (du sanskrit Karataka et Damanaka). Héros du premier conte du premier livre, ils sont à l’origine du titre de la version arabo-persane.
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[5]
Al-Farâbi est un philosophe arabe, surnommé le second maître (après Aristote).
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[6]
Al-Khawarizmi est un mathématicien, concepteur de l’algorithme (du latin médiéval algorithmus qui vient de son nom).
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[7]
UNDP, Arab Fund for Economic and Social Development, The Arab Human Development Report, Building a Knowledge Society, New York, United Nations publications, 2003. La version anglaise (PDF) est téléchargeable sur Internet : <www.sd.undp.org>.
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[8]
Les citations du rapport renvoient à la version électronique, <www.sd.undp.org>.