CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le présent numéro constitue le second volume que la revue Hermès consacre au thème « traduction et mondialisation » (ce qui indique assez l’importance que l’on y accorde), mais il n’est pas le simple prolongement, approfondissement [1] ou élargissement du précédent volume (Hermès n? 49), même s’il est également cela. Le numéro 49 publié fin 2007 avait valeur programmatique : il entendait poser les jalons d’une approche novatrice et pluridisciplinaire de la traduction, opération jamais totalement « neutre », « transparente » ou à somme nulle, à partir du moment où l’on considère que chaque langue et chaque culture est porteuse d’une « vision du monde » qui lui est propre – ce qui impliquait que l’on s’érige en faux contre le « tout-à-l’anglais », solution qui serait le nec plus ultra en matière de communication au niveau planétaire.

2En 2009, à la suite d’autres prises de position comparables au sein du monde anglophone, un rapport capital de la British Academy venait prendre fait et cause pour cette vision des choses, notamment en matière de communication scientifique. C’est là un renversement de perspective spectaculaire que le premier volume de Traduction et mondialisation pressentait déjà, mais ce renversement est à mettre en parallèle avec deux autres, non moins importants : la babélisation – et même la rebabélisation – croissante du monde que les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) ne font qu’accélérer et le basculement du centre de gravité du monde auquel on assiste aujourd’hui, en raison de la montée en puissance de pays comme le groupe des « BRIC » (Brésil, Russie, Inde et Chine) ou d’autres encore. C’est à ce triple renversement de perspective qu’entend s’attaquer le présent numéro qui s’inscrit dans une problématique plus vaste, celle de la communication et de l’incommunication dans un monde rebabélisé.

3Le tout-à-l’anglais [2] empêche de penser le monde actuel dans sa complexité (Morin, 1990) car la mondialisation, au regard des langues, est animée d’un double mouvement, à la fois centripète (en raison de l’attraction exercée par l’anglais) et centrifuge : du point de vue de la communication, le monde actuel est en voie de babélisation accélérée, et non l’inverse. Ce double mouvement pose, manifestement, toute une série de questions. La première, c’est de savoir pourquoi l’on va dans le sens de la complexité, plutôt que vers l’apparente simplicité d’une solution monolingue ; la deuxième, c’est de savoir comment une telle complexité peut être appréhendée ; la troisième enfin, c’est de s’interroger sur les conséquences que cette nouvelle donne de la mondialisation implique du point de vue de la communication, qui peut de moins en moins être étudiée dans le cadre d’une seule langue ou d’une seule culture.

4Il y a là une véritable révolution mentale dont on commence seulement à décrypter les enjeux, tant l’on était habitué à considérer les choses à travers le prisme du tout-à-l’anglais ou de l’une de ses variantes, c’est-à-dire en définitive celui d’une vision purement techniciste des langues, celles-ci étant ravalées au rang de simples instruments interchangeables, alors que chaque langue constitue une vision du monde qui lui est propre. Mais les langues ne sont pas simplement des « tuyaux » : en tant que porteuses d’une vision du monde, elles informent (au sens étymologique du mot) les « contenus » qui y circulent.

La British Academy contre le tout-à-l’anglais

5Signe des temps, c’est de l’intérieur même du monde anglophone que les critiques du tout-à-l’anglais se font maintenant entendre de manière de plus en plus alarmiste. On n’insistera jamais assez sur ce point : il y a seulement une vingtaine d’années, le fait que l’anglais soit promis à un rayonnement planétaire n’était pas de nature à inquiéter les anglophones, bien au contraire. En particulier, il les dispensait d’avoir à apprendre d’autres langues : pourquoi se mettre à apprendre la langue de l’Autre, quand l’Autre connaît votre langue ? À terme, la possibilité de communiquer à l’échelle de la planète dans une seule et unique langue commune était perçue comme une manière de vaincre définitivement la prétendue malédiction de Babel. La modernité ne résiderait-elle pas justement là ? Qui plus est, un nombre impressionnant de pays se sont mis à mettre en place une politique des langues qui confortait une telle vision des choses : le tout-à-l’anglais commence d’abord à l’étranger, et non dans les pays anglophones eux-mêmes. Non que d’autres langues que l’anglais ne soient également enseignées comme langues étrangères : mais celle qui a tendance à compter plus que toutes les autres, c’est manifestement l’anglais (Graddol, 2000). Pour paraphraser George Orwell, toutes les langues sont considérées comme égales, mais certaines sont plus égales que d’autres.

6Mais le succès du tout-à-l’anglais a fait une victime collatérale de taille : le monolinguisme des pays anglophones, à commencer par le Royaume-Uni, pays où pourtant cette langue est née. À l’ère de la mondialisation, les anglophones se retrouvent maintenant en concurrence – notamment dans le cadre de l’économie – avec des pays qui offrent l’avantage comparatif de maîtriser l’anglais et d’autres langues (Graddol, 2007). Pourquoi, par exemple, « localiser » une entreprise en Angleterre quand on vise le marché européen, alors que l’on dispose d’un personnel plurilingue hautement qualifié ailleurs, pour qui la communication en anglais n’est pas un problème ? À l’inverse, les entreprises britanniques auront toutes les peines du monde à trouver du personnel en mesure de traiter avec leurs homologues directement dans leurs langues respectives, pour une multitude de cas. En fait, l’anglais seul ne suffit pas ; il faut connaître la langue du pays, et plus généralement sa culture. Dans une économie mondialisée, cette donnée devient fondamentale, comme l’ont souligné P. Christopher Earley et Elaine Mosakowski dans la Harvard Business Review (2004) dans un article consacré au concept d’« intelligence culturelle », qui, depuis, a fait florès (Chua et Morris, 2009), notamment sous la forme du « management interculturel ». Dans un tel monde, être monolingue n’est plus un atout, c’est un handicap, même si – et c’est là une nouveauté majeure – l’on est un « locuteur natif » de la langue de la mondialisation, à savoir l’anglais.

7La British Academy elle-même s’en fait l’écho, cette fois-ci sur le plan de la recherche en matière d’humanités et de sciences humaines dans son rapport Language Matters (2009). Partant de la constatation que les chercheurs britanniques dans ces domaines maîtrisent de plus en plus mal les langues étrangères, le rapport en tire quatre conclusions : 1. les chercheurs britanniques sont de moins en moins en mesure de rivaliser avec leurs homologues étrangers ; 2. le Royaume-Uni s’en trouve par conséquent affaibli en tant que pôle de la recherche internationale ; 3. plus généralement, une telle situation à son tour affecte la compétitivité de l’économie britannique ; 4. le pays est de moins en moins capable de faire face aux défis de la mondialisation. Le rapport est d’autant plus intéressant qu’il permet de mettre en relief les défauts d’une politique linguistique du toutà-l’anglais poussée à l’extrême, l’offre de langues ayant été, depuis dix ans, drastiquement réduite en Grande-Bretagne, que ce soit dans le secondaire ou le supérieur. Mais ce qui est sans doute le plus frappant, c’est qu’il ne se contente pas de mettre la question des langues au cœur du débat, mais de la poser en termes nouveaux (qui ne sont plus purement « linguistiques », au sens traditionnel du terme), et notamment en termes d’enjeux géopolitiques. Le renversement de perspective est à cet égard saisissant.

Traduction et communication dans un monde babélisé

8Si la solution du monolinguisme du tout-à-l’anglais est une impasse, c’est qu’elle aboutit, selon la British Academy, à s’enfermer dans une perspective « insulaire », à se marginaliser, ce qui pour un chercheur revient à se condamner à être « mondialement connu seulement en Angleterre » (world-famous only in England), pour reprendre la formule teintée d’un humour bien britannique. On ne peut qu’être frappé par la similitude de ce point de vue avec celui qu’exprime Édouard Glissant dans son Introduction à une poétique du divers : « Je pense que dans l’Europe du xviiie et du xixe siècle, même quand un écrivain français connaissait la langue anglaise ou la langue italienne ou la langue allemande, il n’en tenait pas compte dans son écriture. Les écritures étaient monolingues. Aujourd’hui, même quand un écrivain ne connaît aucune autre langue, il tient compte, qu’il le sache ou non, de l’existence de ces langues autour de lui dans son processus d’écriture. On ne peut plus écrire une langue de manière monolingue. On est obligé de tenir compte des imaginaires des langues. » (Glissant, 1996, p. 91).

9Tout se passe comme si une même thématique sous-jacente reliait des domaines (et des disciplines) naguère détachées les unes des autres : en effet, le rapport de la British Academy ne s’en tient pas à la seule dimension des humanités et des sciences humaines. Elle étend la perspective bien au-delà, à commencer par la recherche en général et à son impact sur la compétitivité de la Grande-Bretagne. Cette convergence des perspectives n’est pas l’effet du hasard : il est le produit de l’époque où nous vivons, dans laquelle il est de plus en plus impossible de s’insulariser dans un monde monolingue ou d’isoler les différentes approches possibles sur le monde, les unes par rapport aux autres, à un moment où tout tend à s’interconnecter en réseaux. Pour paraphraser Édouard Glissant, le monolingue doit tenir compte, au sein même de son imaginaire, qu’il vit dans un monde multilingue. Et pour que celui-ci lui soit accessible, la traduction devient dès lors une question cruciale et qui se pose en termes inédits.

10L’exemple des chercheurs en sciences humaines anglophones est à ce titre éclairant, pour ne pas dire emblématique. Le rapport Language Matters démontre à la perfection le cercle vicieux dans lequel une politique monolingue à courte vue les enferme. Ils se voient condamnés à n’effectuer leurs recherches qu’à partir des sources disponibles en anglais. C’est d’abord une limitation purement quantitative, mais qui est loin d’être insignifiante : un nombre croissant de chercheurs évite, comme sujets de thèse ceux qui exigent de consulter des ouvrages dans des langues telles que l’allemand, le français, l’espagnol, l’italien et, à un moindre degré, le russe. Comment se lancer dans une thèse pointue sur l’Allemagne, la France ou la Russie sans connaître l’allemand, le français ou le russe ?

11Les tenants du tout-à-l’anglais, se fondant sur l’exemple du latin au Moyen Âge ou du français à l’époque des Lumières, diront que la solution est simple. Ce n’est qu’une question de temps. À terme, tout ce qui compte sur le plan de la recherche se fera par le truchement de l’anglais : c’est l’intérêt bien compris de tous. En attendant, la traduction peut suppléer au reste, jusqu’à n’être plus nécessaire une fois le passage au tout-à-l’anglais accompli. Le problème, c’est que nous ne sommes plus au Moyen Âge, ni à l’époque des Lumières et que le monolinguisme comme clé de voûte de la communication universelle ne résiste pas à l’épreuve des faits du monde contemporain. Fidèle à la tradition empiriste du monde anglo-saxon, le rapport de la British Academy démontre que c’est avant tout par pragmatisme que le tout-à-l’anglais est à rejeter. La démonstration, à ce titre, est imparable (Language Matters, 2009, p. 3) :

12

« Dans les humanités, par exemple, les recherches dans des domaines tels que l’histoire et la philosophie ont besoin de s’appuyer sur des études effectuées dans d’autres langues qui n’ont pas été traduites ou qui sont susceptibles de l’être. Dans les sciences sociales, les études comparées et les travaux transnationaux dans des sujets tels que les sciences politiques, la sociologie et l’économie du développement exigent des compétences en d’autres langues. Et les chercheurs dans toutes les disciplines (y compris les sciences naturelles) ont besoin de maîtriser des langues étrangères non seulement à l’écrit mais également à l’oral afin de pouvoir saisir avec profit les opportunités qui s’offrent à eux d’aller faire des recherches, de travailler à l’étranger ou de collaborer avec des partenaires à l’échelle internationale. En raison du développement sans cesse grandissant des travaux réalisés en collaboration, ainsi que de l’importance considérable des fonds qui leur sont aujourd’hui consacrés de la part d’agences aussi bien nationales qu’internationales, un manque de connaissances en matière de langues inflige un handicap certain aux chercheurs de nombreux secteurs du système universitaire britannique, ce qui a par conséquent pour effet d’affaiblir la compétitivité du système dans son ensemble [3]. »

13La démonstration est généralisable. Ce n’est pas un problème « interne » à la Grande-Bretagne, même s’il semble s’y poser avec plus d’acuité qu’ailleurs. Ce n’est pas non plus un problème qui se cantonne aux seules humanités et aux sciences humaines, mais qui s’étend aux autres sciences (notamment les « sciences naturelles »). C’est rejoindre le point de vue exprimé par Jean-Marc Lévy-Leblond dans le premier volume, pour qui « faute de devenir polyglotte, la science risquerait l’aphasie » en étendant la problématique à toutes les sciences (Lévy-Leblond, 2007). C’est là un effet caractéristique de « l’autre mondialisation » (Wolton, 2003).

Le « basculement du monde »

14Les langues citées par la British Academy ont pour point commun d’être des langues majeures du monde occidental : l’anglais, l’allemand, le français, l’espagnol, l’italien, le russe. Néanmoins, le centre de gravité du monde actuel s’est déplacé (voire fragmenté, dans un monde multipolaire), comme le montre l’avènement des « BRIC » (Brésil, Russie, Inde, Chine). C’est dans ce cadre élargi que le second tome de « Traduction et mondialisation » a été conçu.

15La première partie du présent volume (« La traduction dans toutes les langues, enjeu politique local et mondial ») souligne que la traduction est inséparable de sa dimension politique, au double sens de l’anglais politics et policy : elle relève aussi bien de la politique que d’une politique. Le monde se fait de plus en plus plurilingue et non l’inverse, car on n’est jamais en pleine possession de ses moyens et de son identité qu’à travers sa langue maternelle. C’est une telle politique que préconisent l’Unesco aussi bien que l’Union européenne et que l’on retrouve, en acte, à l’échelle planétaire dans des pays aussi divers que l’Irlande, l’Espagne ou le Burkina Faso.

16La deuxième partie (« La traduction et les nouvelles formes de la communication multilingue ») examine l’apport des NTIC en matière de traduction sur le plan de leurs implications non seulement technologiques, mais également économiques, communicationnelles et politiques. Ces utilisations, issues directement de la mondialisation, font surgir de nouveaux secteurs d’activité, désormais en pleine expansion (« veille médias multilingue », « gestion de projets multilingues », etc.).

17La troisième partie (« Traduction et plurilinguisme dans la société de la connaissance ») prend à contre-pied l’opinion qui voudrait que les connaissances soient une simple affaire de tuyaux, qu’il suffirait de transvaser d’une langue à l’autre, une seule pouvant servir d’échangeur universel. Il serait ridicule de nier l’importance inestimable des langues internationales (anglais, mais aussi français, arabe, russe, etc.) tout autant que de s’en remettre à la traduction dans l’absolu : traduire, c’est influer sur la réception, donc aussi la communication – que ce soit pour les sciences soi-disant « dures » ou les sciences humaines.

18La quatrième partie (« Traduction et cohabitation culturelle dans un monde babélisé ») est l’aboutissement logique des trois premières. Dans un monde de plus en plus plurilingue, profitant de plus en plus des moyens dont il dispose pour se traduire dans le plus de langues possibles, le risque consiste à s’enfermer dans un monde massivement multilingue (où les visions du monde contenues dans chaque langue et chaque culture restent étanches les unes par rapport aux autres) mais faiblement plurilingue (où les langues et les cultures apprennent à dialoguer les unes avec les autres).

19Comme dans le premier volume, l’approche a été délibérément mise sous le signe de la plus grande interdisciplinarité possible. À nouveau, on aura fait appel à des auteurs provenant des pays les plus divers : en raison de sa complexité, une telle problématique ne peut se passer du travail sur le terrain.

20Qu’on nous permette maintenant de faire trois constatations avant de laisser le lecteur s’engager plus avant dans sa lecture. La première, c’est que la question des langues et de la traduction, sous l’impulsion de la mondialisation, est devenue une question clé pour le monde contemporain, et, par voie de conséquence, pour la recherche. Le fait que les études véritablement pluridisciplinaires en la matière soient en nombre relativement réduit n’est pas à déplorer : c’est au contraire la marque qu’il y a là un vaste champ d’exploration encore largement inexploité. La deuxième constatation, c’est qu’une telle problématique tend à effacer les frontières entre sciences « dures » et sciences humaines : il y a un continuum entre toutes ces différentes manières d’appréhender le monde dès qu’il est question de communication. Et dans un espace mondialisé, la communication ne saurait se passer des langues et de la traduction, au risque de condamner la science – toutes les sciences – à l’aphasie (Lévy-Leblond, 2007).

21La troisième constatation rejoint l’interrogation placée au centre du rapport de la British Academy, au sujet des objectifs et des moyens. À lire le rapport, on ne peut que souhaiter qu’une politique ambitieuse soit mise en place pour permettre à la Grande-Bretagne de redresser la barre pendant qu’il en est temps. Mais le rapport est, sur ce plan, pessimiste : la politique menée actuellement va dans le sens contraire. Voilà pourquoi ce rapport, s’appuyant sur une étude effectuée par un organisme indépendant, est qualifié de « prise de position » (position paper) dont le but est d’en appeler aussi bien à l’opinion publique (le rapport est accessible en ligne) qu’au gouvernement en place. Même si le cas de la Grande-Bretagne est un peu particulier, ce pays n’en est pas moins membre de l’Union européenne, dont la politique en matière de langues est, faut-il le rappeler, aux antipodes d’une telle vision, puisque l’un de ses piliers fondamentaux est celui de la promotion du plurilinguisme et de la traduction. On ne s’étonnera donc pas que le premier des articles de ce numéro soit de la main de Leonard Orban, Commissaire européen chargé du multilinguisme, que nous remercions chaleureusement au passage d’avoir accepté de participer à ce numéro en dépit de ses nombreuses occupations.

22Ce n’est cependant pas par « européanisme » ou, pire encore, par « eurocentrisme » que cet article figure à cette place, mais bien parce que l’Union européenne, confrontée à la diversité sous toutes ses formes, qu’elle soit d’ordre économique, politique, linguistique ou culturel, rencontre des problèmes comparables à ceux qui se retrouvent ailleurs dans le monde au sein de ses propres institutions. C’est pourquoi la formule souvent citée d’Umberto Eco selon laquelle « la langue de l’Europe, c’est la traduction » peut s’étendre à un cadre plus vaste. En y ajoutant deux corollaires : en premier lieu, celui qui consiste, dans le sillage de la British Academy, à demander que la science puisse devenir véritablement polyglotte, en se donnant les moyens de former non seulement les chercheurs mais également l’ensemble de la population au plurilinguisme. En dehors de toutes considérations budgétaires, il faudrait commencer par se dire, simplement, que « les langues, ça compte » (Unesco, 2008) à l’heure de la mondialisation, et même énormément – et, naturellement, pas seulement l’anglais, le tout-à-l’anglais étant une impasse (Unesco, 2002).

23Enfin, même dans un monde parfait où, comme dans un film de science-fiction hollywoodien revisitant le miracle de la Pentecôte qui accorda le « don des langues » aux Apôtres, les êtres humains seraient en mesure d’être instantanément traduits dans toutes les langues grâce à des machines ultra-sophistiquées, on rappellera qu’il n’est pas besoin d’attendre de disposer d’un tel appareillage pour se rendre compte que la traduction, à elle seule, ne suffit pas, ni même la connaissance de telle ou telle langue. L’incommunication (Wolton, 2009) peut fort bien exister au sein d’une seule et même langue : un Brésilien et un Portugais, un Américain et un Britannique, etc., parlent la même langue. Mais ils appartiennent à des aires culturelles qui ne se recoupent pas en tous points. La question des intraduisibles (Cassin, 2004) se pose là comme ailleurs : le plurilingue et la traduction ne sont que des moyens, non des fins en soi. C’est là qu’intervient et que se justifie pleinement la recherche : elle seule permet de procéder aux recontextualisations indispensables à la compréhension d’un monde appelé, par la force des choses à se babéliser chaque jour davantage, et non à se débabéliser au profit du tout-à-l’anglais.

24On l’aura compris, la babélisation n’est pas non plus une panacée en soi : c’est même le contraire, si elle s’effectue en ordre dispersé et dans l’ignorance de l’Autre. Le cas de l’Europe en est un exemple patent en raison de la mosaïque linguistique et culturelle qui la caractérise et dont la complexité l’a souvent fait comparer à celle d’un pays comme l’Inde [4]. À l’instar de cette démocratie, la plus peuplée du monde, l’Europe politique ne pourra se faire en faisant l’économie de la question des langues et de la traduction à l’échelle de l’Union entière ou en se plaçant au seul niveau des institutions européennes. Pourquoi ne pas créer, sur le modèle des bureaux d’écriture, des « bureaux de traduction » dont la fonction serait de surmonter les barrières des langues et des cultures qui sont autant de facteurs d’incommunication (Wolton, 1997) ? Ce sont de telles solutions concrètes, parmi bien d’autres encore, qui sont indispensables pour qu’une réelle intercompréhension soit possible, faute de quoi on ne fera qu’exacerber les effets les plus délétères de l’incommunication.

Notes

  • [1]
    À cet égard, on notera la présence de quelques articles allant dans le sens d’une technicité plus grande dans l’analyse, même s’ils restent accessibles aux non-spécialistes des domaines en question.
  • [2]
    On ne confondra pas rejet du « tout-à-l’anglais » et rejet de l’anglais, ce sont deux choses radicalement différentes.
  • [3]
    « In the humanities, for example, fields such as history and philosophy need to draw on scholarship in other languages which is not translated into English, nor is likely to be. In the social sciences, comparative studies and cross-national work in subjects such as politics, sociology and development economics requires knowledge of other languages. And researchers in all disciplines (including the natural sciences) need skills in spoken as well as written languages in order to take up and make the most of opportunities to study and work overseas, or collaborate with overseas partners. With the increasing development in collaborative work, and the large sums of money attached to such work by national and international agencies, lack of language skills inflicts a real handicap on scholars in many parts of the British university system, and therefore weakens the competitive capacity of the system itself. » [notre traduction]
  • [4]
    Le Brésil pourrait également servir de modèle à l’Europe en matière de gestion de la diversité culturelle ; mais l’Inde y ajoute la dimension de la diversité linguistique : deux langues officielles, 22 langues nationales et pas moins de 1 635 langues maternelles répertoriées sur son territoire.

Références bibliographiques

  • Cassin, B. (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Robert et Seuil, 2004.
  • En ligneChua, R. Y. J., Morris, M.W., « Innovation Communication in Multicultural Networks : Deficits in Inter-cultural Capability and Affect-based Trust as Barriers to New Idea Sharing in Inter-cultural Relationships », Harvard Business School Working Paper, n° 09-130, mai 2009.
  • Déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité culturelle, Paris, éd. de l’Unesco, 2002.
  • Earley, P.C., Mosakowski, M., « Cultural Intelligence », Harvard Business Review, octobre 2004.
  • Glisssant, É., Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996.
  • Graddol, D., The Future of English ? A Guide to Forecasting the Popularity of the English Language in the 21st Century, The British Council & The British Company (UK) Ltd, 1997 (nlle éd., 2000). En ligne sur <http://www.britishcouncil.org/learning-elt-future.pdf>.
  • Graddol, D., English Next. Why Global English may Mean the End of “English as a Foreign Language”, The British Council & The British Company (UK) Ltd, 2006 (nlle éd., 2007). En ligne sur <http://www.britishcouncil.org/learning-research-english-next.pdf>.
  • Language Matters. A Position Paper, British Academy, Londres, 2009. En ligne sur <www.britac.ac.uk/reports/language-matters/index.cfm>.
  • En ligneLévy-Leblond, J.-M., « Sciences dures et traduction », in Nowicki, J., Oustinoff, M., Hermès, n° 49, « Traduction et mondialisation », Paris, CNRS Éditions, 2007.
  • « Les langues, ça compte », Le Courrier de l’Unesco, n° 1, 2008.
  • Morin, E., Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil, 1990.
  • Wolton, D., Naissance de l’Europe démocratique. La dernière utopie, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1997.
  • Wolton, D., L’Autre Mondialisation, Paris, Flammarion, 2003.
  • Wolton, D., Informer n’est pas communiquer, Paris, CNRS Éditions, 2009.
Michaël Oustinoff
Michaël Oustinoff, maître de conférences HDR à l’Institut du monde anglophone, Université Paris III - Sorbonne Nouvelle, est membre du Tract au sein du Pôle linguistique, langue, traduction (LILT) de l’EA 4356 (Prismes), ainsi que du comité de rédaction de la revue Palimpsestes (PSN). Il est notamment l’auteur de Bilinguisme et auto-traduction. Julien Green, Samuel Beckett, Vladimir Nabokov (L’Harmattan, 2001) et de La Traduction (coll. « Que sais-je ? », 3e éd. 2009).
Joanna Nowicki
Joanna Nowicki est professeur en sciences de l’information et communication à l’Université de Cergy-Pontoise. Au sein du groupe de recherche CRTF, elle dirige le pôle « Anthropologie culturelle de l’Europe et la Francophonie de l’Est ». Ses publications portent sur les relations Est/Ouest, l’imaginaire collectif européen, l’identité des confins et la cohabitation culturelle. Elle a notamment publié L’Homme des confins. Pour une anthropologie interculturelle, (CNRS Éditions, 2008) et, avec Czeslaw Porebski, L’Invention de l’Autre (éd. du Sandre, 2008).
Courriel : <joa.nowicki@gmail.com>
Juremir Machado da Silva
Juremir Machado da Silva, docteur en sociologie de l’Université Paris V, est professeur à l’Université Catholique du Rio Grande do Sul, à Porto Alegre, où il enseigne la sociologie de la communication et où il dirige la formation doctorale en « Communication, Culture et Technologie ». Il est notamment l’auteur de deux ouvrages : Brésil, pays du présent (Desclée de Brouwer, 1999) ; Les Technologies de l’imaginaire. Médias et cultures à l’ère de la communication totale (Paris, La Table ronde, 2008, et Porto Alegre, Sulina, 2002).
Courriel : <juremir@pucrs.br>
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 12/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/37388
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