CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Michaël Oustinoff : La « British Academy », dans un rapport récent (2009), s’inquiète de ce que la recherche en sciences humaines est menacée en Grande-Bretagne par un trop fort degré de monolinguisme qui condamne, à terme, les chercheurs britanniques à être « mondialement connus uniquement en Angleterre ». Pensez-vous que cette analyse est transposable aux autres sciences ?

2Pierre Laszlo : Les Britanniques ont de l’humour, et la boutade que vous citez est savoureuse. Pour gloser sur son contenu, la condamnation du monolinguisme s’appuie sur la pratique. Nous n’en sommes plus à l’ère du latin, comme langue des échanges intellectuels. Tout scientifique, aujourd’hui, est au moins trilingue : langue maternelle, langage technique de sa discipline, puis l’anglais comme langue véhiculaire.

3Quand le mandarin prendra-t-il sa place ? La montée en puissance de la Chine comme productrice de nouveaux savoirs est spectaculaire. Néanmoins, l’une des grandes forces de l’Inde est la maîtrise de l’anglais qu’ont ses diplômés. De même, depuis des décennies, du fait de leur possession de l’anglais comme seconde langue obligatoire, de petits pays comme les nations scandinaves ou la Suisse, ont un impact scientifique qui outrepasse leur puissance politique et même économique.

4J’y ajoute une raison de principe. Le plurilinguisme est indispensable à un scientifique parce que la science est inséparable de sa communication, sous les deux registres de l’écrit et de l’oral. La science, au moment même où un nouveau savoir se construit, le projette déjà mentalement dans les phrases (et les équations) qui l’exprimeront plus tard, lors de sa publication. De plus, le partage du savoir est une obligation morale : or, la vulgarisation scientifique se fait en langue naturelle, absolument pas dans l’un des langages techniques disciplinaires.

5Que le monolinguisme encourage le conformisme apparaît comme une pétition de principe. L’assertion est intuitive, c’est aussi sa faiblesse. De fait, son champ d’application n’inclut assurément pas les sciences dites « dures » ; comme je viens de le souligner, les chercheurs y sont en réalité polyglottes.

6Leonard Orban, Commissaire européen au multilinguisme, considère qu’il est devenu indispensable de maîtriser plusieurs langues dans le monde d’aujourd’hui. Mais un tel programme, dans le cas des scientifiques, ne constitue-t-il pas une entrave à leurs recherches ? Apprendre une langue prend du temps.

7Je me garderai bien de prescrire quoi que ce soit. Chaque scientifique se constitue son propre bagage. Un groupe de recherches se fortifie de la diversité des compétences qu’il rassemble. Il faut certes un minimum de culture commune. Il y entre de la mathématique, quelques rudiments de statistiques, le jargon technique de la discipline et pas mal de « globish ». Cette compétence linguistique, au sens large (et très mou !) est affaire de génération. Lorsque je lis les écrits littéraires de Jacques Roubaud, mathématicien par ailleurs, ses fréquentes références à l’anglais rejoignent les miennes. Ce n’est pas surprenant, lui et moi sommes des contemporains. Notre différence est ma tendance à surveiller, voire à censurer mes anglicismes, alors que Roubaud les affiche, à chaque fois qu’ils viennent sous sa plume.

8Véronique Montémont, dans sa biographie de Jacques Roubaud (2004), consacre une section entière à son plurilinguisme. Pensez-vous que l’on puisse établir un parallèle entre signes linguistiques et signes mathématiques ?

9Il n’y a aucun doute pour moi, la « langue » des mathématiques en est bien une ! Lorsque Galilée déclare que la vérité du monde physique s’exprime en cette langue – au moyen des figures de la géométrie, pour le citer plus précisément –, il annonce toute la mécanique rationnelle.

10Mon rapport au langage me vient d’une première expérience, assez singulière. Mes parents échangeaient en hongrois, mais parlaient français à leurs enfants, par souci de notre bonne intégration. J’ai donc entendu parler magyar durant mon enfance grenobloise, sans qu’on m’ait jamais enseigné cette langue. Initialement, tout ce verbiage m’était totalement incompréhensible. L’intéressant de l’anecdote est que, petit à petit, le cerveau démêle l’écheveau et se donne un début de compétence linguistique, tant lexicale que grammaticale. Ce fut pour moi un ancrage cognitivo-linguistique primaire.

11Quelques années plus tard, l’expérience se renouvela, d’abord avec l’anglais, puis avec le portugais du Brésil. Je me souviens de ma surprise lorsque j’ai constaté que je pensais et que je rêvais directement en anglais. Pouvoir, avec un vocabulaire des plus restreints, lire des romans brésiliens – notamment Jorge Amado – me fut une autre révélation du même tonneau. Cela m’a laissé une curiosité à l’égard de la langue et des langues, des emprunts qu’elles se font, ou de leurs points communs, même très rares.

12Bien plus tard, lorsque j’eus la chance d’être accueilli (du fait de ma Parole des choses, 1993) comme professeur-visiteur dans le département de linguistique de l’Université de Chicago, je découvris qu’elle est bien une science, au sens fort, et que tout un chacun est capable de se poser des problèmes dans ladite science (à partir de règles fondées sur l’observation).

13Dans un entretien récent (2008) vous avez affirmé que « la recherche est synonyme de marginalité », ce qui fait écho au rapport de la « British Academy » qui estime nécessaire de penser hors des sentiers battus. Vous prônez aussi un certain décloisonnement des savoirs. Dans « La Parole des choses », vous voyez de nombreuses analogies entre la chimie et la linguistique. En quoi ces deux disciplines s’éclairent-elles mutuellement ?

14La spécialisation, l’hyperspécialisation à présent souvent la norme, causent en effet du tort à l’avancement des connaissances. Je me suis toujours considéré moi-même comme un généraliste, plutôt que comme un spécialiste. Le décloisonnement est essentiel à la saisie de liens entre des notions, ou des résultats a priori éloignés.

15Pour ce qui est de l’éclairage mutuel que peuvent se donner chimie et linguistique – ce qui de prime abord peut surprendre –, vous admettrez aisément que ces deux disciplines fonctionnent, l’une et l’autre, comme des combinatoires. La langue combine des phonèmes et la chimie moléculaire combine des groupements d’atomes. Un exemple du premier cas est la langue japonaise, associant les phonèmes na, ka, ga et wa pour en faire naka et gawa, puis nakagawa. Un exemple du second type est la molécule d’acétone, associant un groupement méthyle CH3, un groupement carbonyle CO, et un autre groupement méthyle CH3 : H3C.CO.CH3. Il est possible de pousser très loin cette analogie entre des faits de langue et la structure modulaire des molécules.

16Qu’apporte ce rapprochement chimie-linguistique ? Un « bougé » dans la classification des sciences. Or, celle-ci nous importe au moins de deux manières, institutionnelle et épistémologique. Institutionnelle : elle régit l’interdisciplinarité, par, en particulier, l’organisation de la répartition des contrats de recherche. Épistémologique : nous internalisons intellectuellement ces voisinages entre disciplines, dont la perception est propre à un sous-groupe de la communauté scientifique. Bref, ces classifications des sciences sont très loin d’être innocentes : elles ont un impact profond.

17La classification des sciences traditionnelle, que le dix-neuvième siècle nous légua, à partir d’apports comme ceux de William Whewell ou d’Auguste Comte – je préfère beaucoup, pour ma part, la classification d’Ampère –, donne sa place « naturelle » à la chimie entre la physique et la biologie. Ainsi, la formation d’un chimiste fait intervenir de la physique ; celle d’un biologiste, de la chimie. Prendre conscience que cette position de la chimie est, dans une certaine mesure, arbitraire et qu’on pourrait, tout aussi bien, la considérer comme discipline-sœur de la linguistique, permet de relativiser cette topographie du savoir, et de la voir pour ce qu’elle est, une construction historique, avec tout ce que cela implique comme contingences diverses.

18Dans la conférence « Language as an analogy in the natural sciences » que vous avez donnée à Munich en 1997, vous dites de la chimie qu’elle est la « science s œur » de la linguistique. Bernadette Bensaude-Vincent (qui cite vos travaux) dans « A Language to order the chaos » (2003) va même jusqu’à transposer la célèbre définition lacanienne de l’inconscient en « la chimie est structurée comme un langage » [notre traduction]. Pouvez-vous expliquer ce qu’il faut entendre par là ?

19Le plus simple, pour vous répondre, est de contraster physique et chimie. La physique est une science à la fois formalisable et formelle. Comme Galilée l’annonça avec une étonnante clairvoyance, sa formalisation use du langage des mathématiques. Les objets de la physique montrent des enchaînements de causalités, c’est donc une science formelle. La chimie, par contre, répugne à la mathématisation. Cette réticence, soyons justes, est le fait des chimistes. Ces derniers se recrutent souvent, il faut le dire, un peu par phobie des maths. Ce qui permet à la chimie de s’affranchir de la voie royale des maths est qu’elle dispose de son propre outil de formalisation, le langage iconique des formules.

20Dès les années 1860, bien avant la découverte de l’électron et la naissance de la physique atomique, les chimistes se donnaient des représentations de leurs molécules. Ces schémas montraient des liens entre des atomes identiques, comme ceux de carbone ; mais il a fallu attendre jusqu’en 1930 pour que les physiciens puissent les comprendre et, à leur tour, les formaliser.

21L’analogie, à mettre ici en avant, est avec la musique et sa notation. Pour faire court, disons que nous autres les chimistes travaillons exclusivement dans l’inouï. « La chimie crée son propre objet », déclarait Berthelot. Si je devais l’expliciter, son assertion signifie qu’au moyen de combinatoires, nous créons des objets mentaux. Ces idéations ont des répondants au sein de la réalité ; on ne peut que s’en émerveiller. Notre créativité de chimistes réside surtout – comme celle des poètes, je me hâte de le rappeler – dans la permanente transgression d’une relation biunivoque entre les choses et leurs représentations. D’un tel écart ou tremblé, naît la découverte, et donc l’innovation.

22C’est là, sans doute, que nous retrouvons la langue naturelle. Toute communication entre humains n’exige-t-elle pas semblable polysémie, une certaine ambiguïté, un flou indispensable entre l’expéditeur et le destinataire, de façon à ce que ce dernier puisse projeter, à réception d’un message, son attente, son interprétation, bref ses propres signifiés ?

23Dans « Méthode de nomenclature chimique », ouvrage publié en 1787 (Guyton de Morveau et al., 1987) qui marque l’avènement de la chimie moderne, Lavoisier déclare : « les langues n’ont pas seulement pour objet, comme on le croit communément, d’exprimer par des signes, des idées & des images : ce sont, de plus, de véritables méthodes analytiques, à l’aide desquelles nous procédons du connu à l’inconnu, & jusqu’à un certain point à la manière des mathématiciens » et il ajoute : « la logique des sciences tient essentiellement à leur langue ». C’est donc toujours d’actualité ?

24Lavoisier, dans ce passage, sacrifie à la tradition rhétorique du « Discours préliminaire », si prégnante au temps des Lumières et qu’un Buffon illustra avec admirable grandiloquence. Il s’inspire, à juste titre, de Condillac. Ce dernier fut le répondant, en France, des idées philosophiques de John Locke, dont s’inspirèrent bien des intellectuels de la période, tout juste postérieure à la publication de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Nous avons totalement perdu cette belle habitude d’ancrage d’une épistémologie, et de la pratique scientifique l’articulant, dans un discours philosophique. C’est un peu comme si un chercheur, aujourd’hui, se réclamait d’Hilary Putnam, l’idée paraît totalement saugrenue – ce qui est déplorable.

25Lavoisier, lorsqu’il publie en 1789 son Traité élémentaire de chimie, sait l’importance qu’il y a d’asseoir une discipline scientifique sur une « langue bien faite ». En effet, il est alors déjà l’auteur, avec Fourcroy et Guyton de Morveau, d’une Méthode de nomenclature chimique, qui pose les bases de la terminologie encore en vigueur de nos jours. Leur innovation lexicale visait à nommer chaque composé chimique de façon à la fois rationnelle et univoque, contrastant avec la prolifération antérieure des termes usités pour une même substance.

26Il est piquant de constater aujourd’hui le retour en force, parallèlement à la terminologie officielle, d’une parole sauvage, propre aux laboratoires, souvent pleine d’humour : on qualifiera « pagodane » un hydrocarbure dont la structure rappelle la forme d’une pagode ou « fenestrane » une molécule, elle aussi hydrocarbonée, faisant penser à une fenêtre. La nomenclature officielle est le propre surtout des enseignants de chimie (je pense, chez nous, à ceux des classes préparatoires) et donc de leurs élèves. Le parler des laboratoires est à la fois plus concis et plus imagé…

27Quoi qu’il en soit, ce qu’on a qualifié, à juste titre selon moi, de « Révolution chimique », associée surtout à Lavoisier, s’est nourrie d’un véritable « tournant linguistique », pour reprendre une expression qui fit florès, il y a deux ou trois décennies seulement, chez les historiens des sciences se réclamant d’une idéologie critique, qualifiée de « post-moderne », débusquant dans le discours scientifique la rhétorique narrative qui lui est consubstantielle. Il est ironique de constater que, dès ses débuts, la chimie moderne était déjà une science discursive, ne se privant pas d’emprunter tel ou tel procédé rhétorique pour représenter son investigation de la matière en ses infinies transformations.

28À cet égard, la structure de la « Méthode de nomenclature chimique » est saisissante, puisqu’une de ses parties essentielles est construite sur le modèle d’un dictionnaire bilingue. Par ces va-et-vient constants entre le langage des sciences et la langue naturelle, le chimiste – et, par extension, tout scientifique – n’est-il pas, fondamentalement, un traducteur et donc aussi un « homme de paroles », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Claude Hagège (1985) ?

29Les scientifiques sont-ils gens de paroles ? Je ne peux répondre que pour la catégorie à laquelle j’appartiens, celle des chimistes. Mais la réponse – qui a trait aussi bien à la communication qu’à la vulgarisation des sciences – n’est pas univoque, elle est à la fois affirmative et négative.

30Affirmative ? En effet, nous avons nos conteurs, tant en interne qu’en externe. Ce second mode est illustré par la conférence célèbre que donna Louis Pasteur en Sorbonne, à l’adresse du grand public, qui eut un grand retentissement. Il y mit en scène un acteur scientifique puissant, jusque-là méprisé et non pris en compte : la poussière. Il démontra, par des observations numériques, qu’elle véhiculait des germes, responsables des fermentations. Sa démonstration fut d’autant plus parlante que le grand chimiste fit éteindre l’éclairage du grand amphithéâtre de la Sorbonne afin de rendre manifeste, dans le faisceau de lumière du projecteur, la danse des grains de poussière.

31Quant à la communication en interne, un exemple me suffira, celui des conférences dans lesquelles Robert Burns Woodward, l’auteur des plus grandes synthèses de substances naturelles (quinine, cholestérol, strychnine, et, la dernière en date, la plus héroïque aussi, vitamine B12) narrait l’une de celles-ci : la ligne directrice ; les obstacles rencontrés ; les nouveaux réactifs imaginés pour la circonstance ; la protection-régénération des points sensibles de la molécule en cours d’élaboration ; les impasses et, au contraire, les chemins de traverse imaginés pour les besoins de la cause… Bref, à la fois une Iliade et une Odyssée ! Chacune de ces conférences se prolongeait plusieurs heures durant ; du grand spectacle soigneusement répété à l’avance.

32Négative ? Surtout négative. L’un des illustres prédécesseurs de Pasteur et de Woodward fut Michael Faraday, tant dans ses cours que dans ses conférences de Noël pour les enfants à la Royal Institution. Il recourait constamment à la rhétorique, très anglo-saxonne, du show and tell, par des expériences spectaculaires, avec force éclairs et détonations, dans la tradition des démonstrations publiques auxquelles l’abbé Nollet procédait, au dix-huitième siècle, dans les salons de l’aristocratie parisienne. Plus près de nous, Nakanishi Koji, qui enseigne à l’université Columbia, régale ses collègues, plusieurs fois l’an, de tours de prestidigitation et de magie ; ou encore, Hervé This, sortant de son porte-document, comme le lapin d’un haut-de-forme, telle ou telle démonstration, soigneusement préparée.

33Mais la chimie est surtout une science muette. Sa communication, en interne toujours, use d’un langage iconique, celui des formules. Un chimiste auvergnat rencontrant un chimiste du Kamchatka, et bien qu’incapable de lui causer puisqu’il ignore la langue de l’autre, se fait néanmoins comprendre à la perfection par l’écriture de tels schémas. Par ailleurs, la chimie n’est pas seulement une science, c’est aussi une industrie. Et cette industrie est taciturne, au sens fort. Non seulement communie-t-elle dans une véritable manie du secret, secret des procédés de fabrication, mais elle a imposé le silence, tout au moins dans un passé point trop éloigné. À preuve, le titre du livre célèbre de Rachel Carson, consacré aux ravages écologiques causés par le DDT, Silent Spring (1962).

34Autre source de déficit de parole chez les chimistes, le fait que dans une large mesure leur science a constamment recours à des entités à la fois invisibles, car microscopiques, et si fugaces qu’on ne peut les appréhender directement. Il est impossible de mettre la main au collet d’un état de transition, puisque sa durée de vie est environ un millionième de milliardième de seconde (10-15 s). C’est un défi pour les chimistes que d’établir la structure précise d’un tel état de transition, dont dépend, entre autres, la nature des produits que l’on pourra recueillir en fin de transformation.

35Je garde pour la bonne bouche la communication chimique : animaux et végétaux, humains y compris, émettent des sémio-molécules, telles que les phéromones sexuelles, les phéromones d’alerte ou d’agrégation, les marqueurs territoriaux, etc. Il y a là tout un encodage, dénué de toute émission sonore.

36Dans « La Parole des choses » (1993, p. 271), vous dites que « la chimie n’est pas une science hémicérébrée. Elle joue d’un double registre, textuel et iconique » et vous allez plus loin en avançant l’idée que « la polysémie du mot moléculaire s’apparente à une vision d’ordre poétique » ou que « la beauté d’une molécule n’est pas sans analogie avec celle d’une œuvre d’art » (id., p. 181). Science et esthétique ne sont pas contradictoires, comme on le croit généralement ?

37L’esthétique est primordiale. C’est le cas de la science dont j’ai l’expérience, la chimie. La beauté d’une structure moléculaire, ses propriétés de symétrie en particulier, légitiment à elles seules les efforts visant à son obtention par la synthèse. J’en veux pour exemple les cinq solides platoniciens : tétraèdre ; cube ; octaèdre ; dodécaèdre ; icosaèdre. Ils furent une préoccupation constante, depuis le début des Temps modernes jusqu’à nos jours. Une histoire de la chimie, qui se placerait délibérément dans la longue durée braudélienne, comporterait un chapitre commençant par l’épisode de Johannes Kepler traversant le pont Charles, à Prague, dans une bourrasque de neige.

38Il s’intéressa aux flocons de neige sur les manches de son gros manteau. Lorsqu’il les scruta, à la loupe, il eut la riche idée de ce que leur symétrie sénaire impliquait une forme coudée pour les particules composantes. Son traité, De Nive Sexangula, l’exprima. Au dix-huitième siècle, le cristallographe français René-Just Haüy, lui aussi, parvint indépendamment à la conclusion que la morphologie externe – macroscopique, dirons-nous – d’un cristal est la traduction de la forme des particules microscopiques constituantes. Il vit que la forme hexagonale des cristaux de glace est la conséquence de molécules d’eau coudées, plutôt que linéaires.

39Plus près de nous, au tournant du vingtième siècle, Alfred Werner élabora toute une théorie, toute une systématique de ces entités, complémentaires des molécules et que nous appelons des complexes, à partir de la géométrie de l’octaèdre et de l’occupation de ses sommets par divers coordinats, liés à un atome central métallique. Durant la seconde moitié du vingtième siècle, divers organiciens furent les artisans – au sens du compagnonnage et du chef d’œuvre qu’un apprenti réalisait pour devenir maître en son métier – de la synthèse d’hydrocarbures de même forme que les solides platoniciens : tétraédrane, cubane, dodécaédrane. Lorsque Smalley, Curl et Kroto obtinrent la molécule de C60 ou « buckyball », l’un de ses attraits fut qu’elle épouse la forme d’un icosaèdre tronqué.

40La chimie rejoint ainsi l’architecture ?

41La chimie n’est pas seulement science des architectures qu’elle réalise. Elle est tout autant science des voies d’accès vers celles-ci ; c’est-à-dire des transformations, des métamorphoses comme disaient très justement les chimistes de naguère. Ce qui fait la valeur d’une synthèse, par exemple celle d’une substance naturelle complexe, est au moins autant sa beauté que sa valeur d’utilité, lorsqu’il s’agit d’un médicament potentiel, par exemple. En quoi réside ladite beauté ? Dans le caractère inattendu et surprenant des transformations. De même qu’un prestidigitateur sort un lapin d’un haut de forme, le virtuose de la synthèse, un Woodward au nom déjà cité, use d’une transposition dans une étape qualifiée justement d’étape-clé : soudain, la séquence synthétique oblique et repart dans une tout autre direction, insoupçonnée juste avant.

42Mais il est tant d’autres aspects de la science chimique redevables d’un sentiment esthétique. Bien des chimistes doivent leur vocation à l’admiration pour les formes des cristaux que l’on trouve dans la nature, et que l’on peut admirer dans les collections minéralogiques – les descendantes en droite ligne des cabinets de curiosités des princes, depuis au moins la Renaissance. Combien de jeunes chimistes ont commencé par se constituer de telles collections de beaux minéraux, ou par faire naître et croître des cristaux, d’alun par exemple, à partir de solutions-mères ! Beauté de microcristaux examinés à la loupe binoculaire ou au microscope, sous lumière polarisée. Beauté des feux d’artifice : chacune des fusées, dans son évolution temporelle, obéit à un algorithme programmé ; cet art préfigure ainsi l’informatique. Beauté des chimiogrammes : je n’avais pas encore vingt ans que sur un bout de papier filtre je déposais des réactifs divers, pour m’extasier devant les formes colorées que je faisais naître. Le professeur de classe préparatoire, René Deluchat, n’intervenait pas pour mettre un terme à ces escapades récréatives, dont il savait pertinemment qu’elles alimentaient ma vocation de chimiste en herbe.

43Ces premières impressions ont-elles gardé toute leur force ?

44J’ai eu la chance d’écrire et de publier, il y a une dizaine d’années, un livre sur les quatre éléments des présocratiques, Terre & Air, Eau & Feu (2000). L’ouvrage est illustré. Il appartient à la catégorie des beaux livres qu’on offre en cadeau lors des fêtes de fin d’année. Une iconographie somptueuse me permit d’exprimer mon sens esthétique, à la fois de chimiste et personnel (Beauty is in the eye of the beholder – « La beauté est dans l’œil de celui qui regarde », Oscar Wilde).

45La parole des choses est également un langage de beauté, et la vulgarisation scientifique se doit aussi de savoir le traduire et le communiquer : comment serait-il possible autrement de faire naître le goût pour les sciences ?

Français

Aujourd’hui, les scientifiques sont au moins trilingues : langue maternelle ; langage technique de la discipline ; anglais comme langue véhiculaire. Le plurilinguisme est indispensable à un scientifique parce que la science est inséparable de sa communication, sous ses différents registres, notamment ceux de l’écrit et de l’oral. Il n’est pas de science, en particulier, sans vulgarisation scientifique : en ce sens, être un scientifique, c’est apprendre à traduire la parole des choses. Le monolinguisme, en la matière, n’est pas seulement néfaste : c’est une vue de l’esprit, car les concepts, que ce soit dans les sciences exactes ou les sciences humaines, ne sauraient s’appréhender directement, sans le recours au langage. Lavoisier considérait que les langues étaient « de véritables méthodes analytiques » et, à l’inverse, que « la logique des sciences tient essentiellement à leur langue ». Voilà pourquoi il est bien artificiel d’opposer sciences exactes, sciences humaines et esthétique : il n’y a pas de fossé infranchissable entre les trois, et il est urgent de le redécouvrir.

Mots-clés

  • langage technique
  • vulgarisation scientifique
  • logique scientifique
  • chimie
  • esthétique

Références bibliographiques

  • Bensaude-Vincent, B., « A Language to order the chaos », in Nye, M. J. (dir.), The Cambridge History of Science, vol. V, « Modern Physical and Mathematical Sciences », Cambridge University Press, 2003, p. 174-190.
  • Carson, R., Silent Spring, Boston, Houghton Mifflin, 1962.
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  • Language Matters. A Position Paper, British Academy, Londres, 2009. En ligne sur <www.britac.ac.uk/reports/language-matters/index.cfm>.
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  • Laszlo, P., « La recherche est synonyme de marginalité », Sciences et Avenir, février 2008.
  • Laszlo, P., Terre & Air, Eau & Feu, Paris, Le Pommier, 2000.
  • En ligneMontémont, V., Jacques Roubaud. L’amour du nombre, Lille, Presses du Septentrion, 2004
Pierre Laszlo
Pierre Laszlo, écrivain scientifique français, professeur honoraire de chimie à l’Université de Liège (Belgique), ainsi qu’à l’École polytechnique (Palaiseau, France), professeur-visiteur dans nombre d’universités (Berkeley, Cornell, John Hopkins, Hambourg, Toulouse, etc.), est connu surtout pour ses travaux en méthodologie de la résonance magnétique nucléaire et en catalyse des réactions de la chimie organique par des argiles modifiées. Il a publié une quinzaine d’ouvrages de vulgarisation grand public, que récompensèrent le Prix Maurice Pérouse de la Fondation de France (en 1999) et le Prix Paul Doistau-Émile Blutet de l’Académie des Sciences (en 2004).
Entretien avec 
Michaël Oustinoff
Michaël Oustinoff, maître de conférences HDR à l’Institut du monde anglophone, Université Paris III - Sorbonne Nouvelle, est membre du Tract au sein du Pôle linguistique, langue, traduction (LILT) de l’EA 4356 (Prismes), ainsi que du comité de rédaction de la revue Palimpsestes (PSN). Il est notamment l’auteur de Bilinguisme et auto-traduction. Julien Green, Samuel Beckett, Vladimir Nabokov (L’Harmattan, 2001) et de La Traduction (coll. « Que sais-je ? », 3e éd. 2009).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 12/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/37402
Pour citer cet article
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