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Les mouvements sociaux à Taïwan

1Avec ses liens historiques à la culture chinoise, ses développements réussis en matière de démocratie et de technologies de l’information et de la communication (TIC), mais également face aux obstacles diplomatiques et aux fortes pressions exercées par Pékin, Taïwan a vu se développer diverses formes de mouvements sociaux et d’organisation de la société civile, fait sans précédent dans l’aire de la Grande Chine.

2L’histoire des mouvements sociaux de Taïwan peut se diviser en trois périodes. La première période s’insère étroitement dans le contexte politique de son époque. À la fin de la guerre civile chinoise, après le départ du gouvernement de la République de Chine (« Chine nationaliste ») du continent vers Taïwan, la Loi martiale (1949-1987) fut imposée sur l’île, permettant au gouvernement, contrôlé par le Kuomintang (KMT), d’instaurer la censure de la presse, de bannir tout nouveau parti politique, et de restreindre la liberté d’expression, de publication, de réunion et d’association (Government Information Office de Taïwan – GIO –, 2009).

3Les mouvements sociaux ne furent pas complètement réduits au silence durant cette période à cause de facteurs internes et externes. Les facteurs externes furent principalement le retrait du gouvernement de la République de Chine des Nations Unies en 1971 et la volte-face politique des États-Unis qui reconnurent en 1979 le gouvernement de Pékin à la place de celui de Taïpei (Hickey, 2006), ce qui provoqua des protestations de grande ampleur. Un facteur interne fut l’action des membres du « Dangwai » (c’est-à-dire les personnes extérieures au parti au pouvoir) qui critiquaient le « parlement inamovible » et réclamaient une représentation de la province de Taïwan avec l’élection d’un nombre limité de députés, ainsi que davantage de libertés (Lee, 2003).

4Durant cette décennie, une série de mouvements sociaux eurent lieu. L’un d’entre eux dans la ville de Kaohsiung (en 1979) déboucha sur des violences et est resté connu sous le nom d’« incident de Kaohsiung ». Après cela, de nombreux mouvements vinrent rejoindre les forces qui militaient pour le développement de la démocratie. Le magazine du Dangwai, Taiwan Political Review, fut publié à partir de 1976 avec pour objectif l’organisation et la mobilisation de soutiens populaires (GIO, 2009). Le Democratic Progressive Party (DPP) fut fondé en 1986 en réaction à l’interdiction de former de nouveaux partis politiques et comme un symbole d’une nouvelle ère de réforme. Tous ces éléments ont permis l’essor de la société civile.

5En 1987, la Loi martiale fut levée par le président Chiang Ching-Kuo et la liberté de la presse fut désormais respectée. Les partis politiques se développèrent, l’interdiction de rendre des visites privées sur le continent fut levée et la Constitution révisée afin de permettre l’élection directe de tous les législateurs (GIO, 2009). D’importants mouvements sociaux émergèrent : protestations contre le nucléaire ou contre le barrage Mei-Nong ; mouvements politiques, comme le sit-in étudiant du « Lys sauvage » ; mouvements paysans ; mouvement en faveur de la langue maternelle hakka ; mouvement du Retour des terres, impulsé par les aborigènes de Taïwan.

6Ces mouvements sont étroitement liés à l’ouverture démocratique. Comme l’explique Ho (2003), certains d’entre eux émanaient de partis politiques. À Taïwan, l’essor du mouvement anti-nucléaire fut fortement associé au DPP qui adopta une position anti-nucléaire ferme dès sa fondation en 1986. Chen (2005), ancien participant au sit-in étudiant du « Lys sauvage » en mars 1990, a affirmé que cette protestation avait en réalité été causée par l’échec de l’idée de « démocratie populaire ». Ces exemples témoignent de l’existence de relations étroites entre les mouvements sociaux et le contexte politique.

7Lee Teng-hui, le successeur de Chiang Ching-Kuo, prit de fermes résolutions pour réformer le système politique et répondre à l’urgence politique centrale posée par le DPP et par d’autres partis. Ainsi, en 1996, le premier président élu à Taïwan fut choisi par scrutin populaire plutôt que par l’Assemblée nationale. Les mouvements sociaux commencèrent à affirmer leur autonomie à l’égard de certains partis politiques, principalement le DPP (Ho, 1993).

8Durant les années 1990, les mouvements sociaux prirent de nouvelles orientations (Chuang, 2004). Analysant l’insurrection de mai 1997 à Taïwan, Chuang a mis en évidence le réalisme des objectifs visés. Parmi les aspirations des mouvements de cette seconde période, on peut citer la volonté d’indépendance et d’une plus grande participation politique, et le désir de transformations sociales et d’une large ouverture culturelle.

9Chuang (2004) affirme que, durant les années 1990, les objectifs des mouvements sociaux se mettent à changer : dans leurs revendications, ils mettent l’accent sur l’identité de Taïwan et son autonomie culturelle plutôt que sur la politique et l’accès au pouvoir central. Concentrant ses travaux sur un ensemble d’organisations présentes sur Internet, il a montré que leurs actions concrètes, allant de protestations collectives peu unies à des activités bien structurées, cherchaient à changer la société en imaginant de nouvelles méthodes socioculturelles très variées.

10Par la suite, le Dangwai (principalement à travers le DPP) parvint au pouvoir dans des gouvernements locaux ainsi que dans diverses structures sociales, ce qui a favorisé des transformations politiques sans précédent dans le paysage taïwanais. Enfin, après 51 ans de règne du KMT à la tête de Taïwan, le DPP put conquérir le pouvoir central en 2000. Le candidat du DPP, Chen Shui-bian, fut élu président, marquant le premier transfert de pouvoir entre partis. Il fut réélu en mars 2004.

11Sous l’administration Chen, des actions politiques pro-DPP et des réformes furent mises en œuvre. Citons, par exemple, la Loi sur le référendum promulguée en 2003, la suppression de l’ancienne Assemblée nationale (ses pouvoirs furent transférés au peuple par un référendum en 2005) et l’institution en 2005 d’un nouveau système électoral dénommé « single-member-district, two ballots » (GIO, 2009). Le 22 mars 2008, lors de la quatrième élection présidentielle directe, le candidat du KMT, Ma Ying-jeou, fut élu à la tête du pays. Le 20 mai 2008 eut ainsi lieu la seconde alternance politique de la République de Chine (Taïwan).

12Venant s’ajouter à ces deux alternances politiques, les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont créé de nouvelles formes de mouvements sociaux durant la dernière décennie. Quelles sont les caractéristiques des mouvements de cette troisième période qui voit le développement de l’ère de l’information ? Cet article tente de les décrire à partir de deux événements sociaux particulièrement marquants. L’un est le mouvement du sanatorium de Losheng ; l’autre est le mouvement de la Fraise sauvage.

Les mouvements sociaux et Internet

13Depuis l’émergence d’Internet, les sociologues se sont mis à examiner comment cet outil était utilisé par les militants et ils ont formulé différentes théories pour analyser le phénomène. La plupart des chercheurs jugent dépassée la théorie de la mobilisation des ressources (TMR), d’origine américaine et centrée sur le contexte immédiat et l’analyse interne.

14La TMR s’intéresse uniquement au « développement interne des mouvements, à leur capacité à mobiliser des ressources, à leurs réalisations pratiques et à leur impact immédiat sur la politique ». Elle se concentre sur les modes de formation et d’engagement des mouvements dans des actions collectives et moins sur leur identité collective ou leur idéologie (Carroll et Hackett, 2006 ; Fuchs, 2006 ; Hsu, 2003 ; Mayer et Roth, 1995). Mais de nombreux chercheurs soulignent que ce cadre théorique n’est pas approprié pour prendre en considération les influences d’Internet.

15À l’inverse, la théorie des nouveaux mouvements sociaux (NMS), d’origine européenne, se concentre sur le niveau macro-sociologique et une analyse externe. Cette approche s’interroge sur les raisons qui conduisent à l’apparition de formes spécifiques d’identités et d’actions collectives. Elle s’intéresse aux nouvelles formes d’identité collective engagées dans des « batailles discursives » (Cohen, 1985 ; Carroll et Hackett, 2006 ; Fuchs, 2006 ; Noriko et Estrada, 2005 ; Wall, 2007). Elle se fonde sur « les réseaux submergés », l’identité collective (Melucci, 1989 : 34 ; 1996) et les politiques de la vie (Bagguley, 1999) qui sont similaires à ce qu’Internet produit pour les mouvements sociaux. La théorie des nouveaux mouvements sociaux a donc été adoptée pour analyser de manière générale le militantisme en ligne et évaluer les avantages qu’il tire d’Internet.

16Pourtant, Internet provoque des effets secondaires. Comme le soulignent Clark et Themudo (2006), si les dotcauses (les causes défendues sur Internet) réussissent à s’attirer des soutiens, à provoquer des actions et à diffuser des alternatives, « leurs forces deviennent des faiblesses, l’absence de leaders entraîne une absence de stratégie et de responsabilité, et la confusion des objectifs conduit à des débats sans fin ». En réalité, la différence entre les recherches qui se prévalent de la théorie de la mobilisation des ressources et celles qui s’appuient sur les nouveaux mouvements sociaux réside dans la définition de ce qu’est la « base populaire » (grassroots).

17Internet a été à l’origine d’une nouvelle période de participation populaire dans les sociétés post-industrielles (Sanford et Rose, 2007 ; Saebo, Rose et Flak, 2008). Néanmoins, dans de nombreuses recherches (souvent faites sur le Web), on ne distingue pas la base populaire réelle d’un mouvement et celle dont il dispose sur Internet, ce qui crée de nombreuses confusions.

18Togeby (1993) a essayé d’étudier comment différentes théories rendent compte de la situation en Europe du Nord. La théorie de la mobilisation affirme que la participation populaire est utilisée pour rendre actifs de nouveaux groupes sociaux, en se basant sur des exemples pris au Danemark, en Norvège et en Islande. À l’inverse, la « théorie du supplément » prétend que la participation populaire n’est rien d’autre dans son ensemble que l’addition des formes habituelles de participation, ce que l’on constaterait en Suède.

19Selon la théorie de la mobilisation, la participation populaire pourrait fonctionner sans organisation particulière, ce qui correspondrait à certaines actions collectives entreprises par les nouveaux mouvements sociaux. Selon la théorie du supplément, la participation populaire doit être considérée comme une extension des formes conventionnelles de mobilisation toujours encadrés par des organisations et, comme le déclare la TMR, elle sert surtout à rassembler des appuis et des fonds. Avant l’émergence d’Internet, la participation populaire était conçue comme une participation ouverte à tous, pour laquelle il n’était nul besoin d’être titulaire d’une carte d’adhérent ou membre d’un groupe quelconque, et dont le but était d’exprimer des revendications auprès des autorités publiques. Togeby (1993) identifie six types d’activités qui caractérisent ce mode de participation : « se rendre à des réunions et conférences publiques ; fournir un soutien économique ; signer des pétitions ; participer à des manifestations de rues ; participer à des fêtes ou des soirées de gala ; prendre part à des actions ».

20Aujourd’hui, Internet a transformé la définition opérationnelle de la participation populaire, en rendant possible une participation virtuelle. Si les courriels et les billets de blogs expriment des soutiens massifs à l’égard de divers mouvements sociaux, les expéditeurs de ces messages ne sont pas présents physiquement et ils restent bien à l’abri. Tesh (2002) identifie deux grands problèmes liés au développement du Web dans les associations de défense de l’environnement. Premièrement, l’utilisation d’Internet débouche sur une très étroite vision de la participation citoyenne aux prises de décision politique. Deuxièmement, elle menace de priver les associations d’importantes possibilités de mobilisation sur le terrain.

21Tesh (2002) craignait que les actions virtuelles des écologistes sur Internet ne soient pas capables de concurrencer les soutiens bien concrets des gouvernements en faveur des compagnies industrielles. Mais il n’a pas dit de manière explicite que ce militantisme virtuel était également en compétition avec les associations de base traditionnelles. De façon générale, la médiatisation par Internet est susceptible de faire disparaître les véritables confrontations publiques et de les remplacer par la diffusion de simples déclarations personnelles.

22Internet offre aussi aux organisations de mobilisation sociale – particulièrement aux associations populaires de base –, des moyens leur permettant de faire entendre leurs voix dans le monde entier (Fisher, 1998). La définition que donne Fisher des associations populaires de base s’inspire du modèle des organisations de développement volontaire de quatrième génération dont parle Korten (1990). Tandis que les objectifs stratégiques des trois premières générations se concentraient sur « l’assistance et le bien-être, le développement communautaire et le développement de systèmes durables », les acteurs de quatrième génération sont des organisations non-gouvernementales (ONG), des communautés d’ONG, des institutions publiques et privées, ainsi que des réseaux informels d’individus et d’organisations.

23Par comparaison, les phénomènes de mobilisation sociale sont plutôt récents à Taïwan (Chang, 1997 ; Ho, 2003 ; Lee, 2003), mais les associations populaires de base y sont désormais assez variées (Hsu, 2003 ; Chuang, 2004 ; Marsh, 2000 ; Lee, 2005 ; Ruo, 1997). Notons que les mouvements sociaux de l’île rassemblent toutes les caractéristiques des différentes générations et différents types d’acteurs définies par Korten.

La troisième période de mouvements sociaux à Taïwan

24La présente étude analyse la troisième période de mouvements sociaux en se basant sur diverses sources : communiqués ; articles dans les médias ; informations trouvées sur des sites d’organisations sociales ; études en anglais de Lingua (le programme de traduction de Global Voices).

Étude de cas n° 1 : le mouvement du sanatorium de Losheng

25Le sanatorium de Losheng fut construit dans les années 1930 durant la période coloniale japonaise afin de loger des patients atteints de lèpre. Encore aujourd’hui, des patients y résident. En 1994, le Département des transports rapides de Taïpei projeta de construire une gare sur le site où se trouve le sanatorium de Losheng. Bien que le gouvernement offrît un nouveau bâtiment aux résidents de Losheng, la plupart d’entre eux ne souhaitaient pas quitter leur maison. La démolition prévue de l’enceinte originelle souleva des débats puis donna naissance à un mouvement de sauvegarde.

26Après une première démolition faite en 2003 sans avertissement, les Losheng Youths, créés en 2004, et la Losheng Self-help Organization, fondée en 2005, coopérèrent avec les résidents, organisant des mouvements de protestation et des concerts, et amenant de plus en plus de personnes à prêter attention à leur sort. Ces deux organisations jouent des rôles importants dans la conduite du mouvement de sauvegarde. Les personnes soutenant le mouvement ne s’affilient pas nécessairement à l’une ou l’autre de ces organisations, ce qui correspond à la définition de Togeby (1993) de la « base populaire » (grassroots) avant l’émergence d’Internet.

27Désormais, la plupart des participations populaires de base sont le fait d’individus qui interviennent spontanément sur Internet. Des blogueurs ont par exemple lancé une action commune et ont reçu en vingt-quatre heures plus de 200 000 dollars taïwanais destinés à publier leur appel sur le quotidien Apple Daily le 19 mars 2007. L’annonce révélait que 90 % du bénéfice serait utilisé au profit du comté de Hsinchuang et de la culture taïwanaise. Une action conjointe fut également organisée pour réaliser des T-shirts arborant la phrase « Sauvons Losheng », les profits issus de la vente étant utilisés pour les campagnes suivantes.

28Les mouvements de sauvegarde de Losheng ont également de bons contacts avec des ONG internationales, avec lesquelles ils ont lancé plusieurs campagnes visant à exercer des pressions sur le gouvernement de Taïwan. La plus active de ces ONG fut l’International Association for Integrity, Dignity and Economic Advancement (IDEA), qui dispose d’un statut consultatif auprès des Nations Unies. IDEA a aidé le mouvement de Losheng à se faire connaître au niveau international. Le 20 mai 2007, fut établie la branche IDEA Taïwan ; celle-ci fut invitée, le 27 janvier 2008, à présenter ses actions de sauvegarde au 17e Congrès international sur la Lèpre organisé à Hyderabad par l’ILA (International Leprosy Association).

29Par leurs actions, à la fois en-ligne et hors-ligne, au niveau national comme international, ces mouvements de sauvegarde ont su obtenir une large couverture médiatique, des dons financiers et de nombreux moyens d’action, et ils ont appris à organiser des campagnes conjointes avec d’autres organisations. C’est ainsi que le musée de Losheng, l’ONG IDEA et Nishimura Yukio (ancien vice-président de l’International Council on Monuments and Sites, ICOMOS) ont aidé le sanatorium de Losheng dans ses efforts pour obtenir le statut de site protégé au Patrimoine mondial de l’Unesco (ce qui fut officialisé le 7 mars 2009).

30Le 12 février 2009, le Premier ministre Liu Chao-Shiuan s’excusa au nom du gouvernement auprès des anciens patients de Losheng pour la politique d’isolement menée dans le passé. Le ministre de la Santé, Yeh Ching-Chuan, rendit également visite aux résidents de Losheng et il leur présenta en personne ses excuses. Bien que seule une partie du sanatorium ait été préservée – ce qui est insatisfaisant – et que tous les résidents n’aient pas réagi positivement à ces excuses, il n’y a actuellement plus de démolition en cours.

31On peut considérer que le mouvement social de Losheng a été un succès. La participation populaire en-ligne et hors-ligne a été très active, et les deux organisations pilotes – qui se sont dotées d’objectifs précis et de leaders efficaces – ont su rassembler des forces comparables aux organisations sociales traditionnelles. Du point de vue de la théorie de la mobilisation des ressources, le mouvement de Losheng assure la mobilisation interne des ressources ; du point de vue de la théorie des nouveaux mouvements sociaux, le mouvement parvient avec succès à se construire une identité collective. Toutefois, il est difficile de le classer dans une seule catégorie si l’on se réfère à la typologie des quatre générations d’ONG proposée par Korten.

Étude de cas n° 2 : le mouvement de la Fraise sauvage

32Si le mouvement de la Fraise sauvage (MFS) a mis fin à ses protestations physiques le 7 décembre 2008, il poursuit des activités non planifiées depuis lors. Il s’était manifesté pour la première fois après la visite à Taïwan du représentant de l’Association of Relations across the Taiwan Strait (ARATS) de Chine continentale, Chen Yunlin. Durant le séjour de ce dernier, l’utilisation abusive de la loi par le gouvernement avait violé le droit de protestation du peuple. Pour contester la « Loi sur les réunions et les défilés » de Taïwan qui nécessite de la part des manifestants d’obtenir une autorisation préalable pour toute protestation publique et pour empêcher le retour à un État policier, le mouvement de la Fraise sauvage exhorta le gouvernement à présenter ses excuses et à amender cette loi.

33Le mouvement de la Fraise sauvage a été initié par des professeurs et des étudiants qui connaissent bien les médias et Internet. Combinant technologie et créativité, ils créèrent des blogs, firent des diffusions en direct du processus de décision depuis la place de la Liberté à Taïpei (le lieu de protestation) et mobilisèrent grâce à Internet de nombreux autres étudiants hors de Taïpei. Bien que la « Fraise sauvage » s’inspire du « Lys sauvage », le nom du mouvement montre la créativité des étudiants : « Fraise » est généralement utilisée de manière péjorative pour décrire ceux qui sont jeunes et vulnérables ; or ces étudiants ont choisi de s’identifier à ce mot.

34Au début et à la différence de Losheng, le mouvement de la Fraise sauvage n’avait pas d’organisation permanente. La plupart des activités étaient annoncées sur Internet. Les étudiants tentèrent de rendre le processus de prise de décision visible par tout le monde, créant un mécanisme ressemblant à celui d’un comité afin d’éviter toute centralisation du pouvoir, choix qui pouvait conduire à un leadership sans pouvoir et à des débats sans fin. Disposant de moins de ressources et agissant de manière précipitée, le mouvement de la Fraise sauvage a été confronté à des difficultés pour attirer des gens, établir des objectifs précis et réalisables, et pour s’associer à des organisations internationales.

35En 2009, le mouvement a commencé à établir ses premiers contacts internationaux et il en récolta quelques fruits. En janvier 2009, Freedom House ayant choisi Taïwan comme lieu de publication de son rapport annuel, la branche internationale de la Fraise sauvage eut la permission d’être placée dans la zone des médias pour la retransmission en direct et quatre autres étudiants furent autorisés à participer aux groupes de discussion. Le mouvement de la Fraise sauvage fut aussi interviewé par la chaîne 6 de San Diego et par la station de radio KPFT, affiliée au réseau de Radio Pacifique. À la différence de Losheng, les liens établis avec des organisations internationales sont faibles, ce qui semble avoir empêché le mouvement de la Fraise sauvage de remplir ses objectifs.

36À partir de février 2009, le mouvement a tenté de créer une véritable organisation structurée. Il a mobilisé ses membres pour protester de nouveau devant la Cour législative contre la « Loi sur les réunions et les défilés » et il s’est joint à la manifestation du 1er mai 2009, de même que d’autres associations. Pouvant être classée comme une ONG de quatrième génération selon la typologie de Korten, le mouvement de la Fraise sauvage a de la peine à étendre son influence en dehors d’Internet et à bien utiliser ses appuis (selon les principes de la théorie de le mobilisation des ressources).

Discussion

37Quel impact a Internet sur les mouvements sociaux ? Clark et Themudo (2005) proposent trois scénarios possibles quant à l’influence d’Internet sur leur sujet d’étude, les mouvements « anti-mondialisation ». Selon le premier scénario, Internet va devenir plus global et davantage de voix « anti-mondialistes » se feront entendre. Dans le second scénario, les décideurs politiques commencent à prendre en compte les préoccupations de ces mouvements en essayant de les intégrer. Le troisième scénario se caractérise par une tendance à l’implosion : le manque de leaders produira une stratégie médiocre ; l’absence d’engagements et d’objectifs clairs provoquera des débats interminables ; ces obstacles empêcheront les mobilisations autour de causes crédibles.

38Clark et Themudo demeurent optimistes, soulignant que chacun de ces trois scénarios aura impulsé un débat public qui profitera dans une certaine mesure à la société civile. Cependant, cela n’est pas satisfaisant ou n’en vaut pas la peine pour les militants qui lancent des mouvements et y consacrent leur énergie. Les mouvements de sauvegarde de Losheng ne pourront peut-être pas protéger le sanatorium autant qu’ils l’envisageaient. Toutefois, leurs soutiens populaires en-ligne et hors-ligne et leurs associations de militants auront mis un arrêt à la poursuite de la démolition et auront aidé les résidents du sanatorium de Losheng à conquérir leurs droits. À l’inverse, le mouvement de la Fraise sauvage a connu de moins en moins de participation sur son lieu de manifestation et il n’a pas de véritable plan pour le futur. Il a surtout de nombreux soutiens virtuels sur Internet.

39Par ailleurs, les militants de chacun de ces deux mouvements parviennent à obtenir le soutien d’autres ONG, d’organisations internationales et de mouvements semblables hors de Taïwan, ce qui renforce leur légitimité. Taïwan étant un État manquant de reconnaissance diplomatique, les militants de ces mouvements ont appris à construire une image et une réputation, et à contraindre le gouvernement à leur prêter attention en faisant connaitre leurs actions au monde extérieur.

40Dans une étude précédente portant sur les mouvements sociaux taïwanais et Internet, nous avions souligné qu’un mouvement virtuel (utilisant Internet) se situe à la jonction entre un mouvement participatif et un mouvement d’information (Hsu, 2003). Les deux mouvements récents analysés ici montrent cependant des différences dans les apports d’Internet. La présente étude suggère qu’Internet est une épée à double tranchant et, si les mouvements sociaux ne prêtent pas attention à ses limites, ils risquent de ne pas obtenir les résultats souhaités. En termes d’impact, le Web joue un rôle important dans la prise de conscience, l’établissement d’une identité reconnaissable et le rassemblement de ressources. Mais il ne fonctionne pas bien pour la prise de décision, le leadership et la mobilisation.

41La troisième période de mouvements sociaux à Taïwan suggère que les TIC ou Internet ne sont pas les meilleurs outils pour développer une participation populaire. Celle-ci dépend principalement d’une mobilisation traditionnelle de ressources. Si les militants des mouvements sociaux comptent surtout sur Internet pour promouvoir leurs actions, ils feront face à des problèmes : un leadership sans pouvoir, un manque de responsabilité, des stratégies et objectifs confus, moins de liens avec les organisations reconnues de niveau mondial.

42Si on le rapproche des quatre générations d’ONG de Korten, le mouvement de la Fraise sauvage évite les trois premières et s’inscrit dans la quatrième. Korten affirme qu’il est nécessaire de reconnaître et d’encourager les ONG à participer à la quatrième génération, mais il ne dénigre pas les trois premières qui constituent les fondations de l’idée d’ONG. Ne tenant aucun compte de ces fondations, les militants du mouvement de la Fraise sauvage ont échoué dans leurs objectifs, et leurs dernières actions confirment leur prise de conscience de ce problème. Internet est néanmoins un moyen d’obtenir des soutiens et des liens plus globaux, aidant ainsi Taïwan à devenir visible et les militants sociaux à avoir davantage d’influence sur les décisions politiques.

Français

L’émergence des TIC et deux changements politiques successifs ont amené une troisième vague de mouvements sociaux à Taïwan. Ces mouvements ont commencé à s’affranchir des partis politiques ; ils se préoccupent de problèmes sociaux et mobilisent différents modes de participation à la base. Cependant, les TIC ne peuvent à elles seules garantir leur succès. La plupart des études sur les nouveaux mouvements sociaux suggèrent que les TIC accroissent l’adhésion à ces mouvements parmi la population, ce qui facilite leur extension. Cette étude analyse deux mouvements récents au sein de la société civile taïwanaise et conclut que ni la théorie de la mobilisation des ressources ni la théorie des nouveaux mouvements sociaux ne montrent comment les TIC seraient suffisantes pour structurer les mouvements de la société civile. En l’absence d’organisation concrète et réelle de la société civile, la participation purement virtuelle de la base risque d’en compromettre le leadership, la mobilisation, les prises de décision et les liens au niveau international.

Mots-clés

  • nouveaux mouvements sociaux
  • théorie de la mobilisation des ressources
  • TIC
  • société civile
  • Taïwan

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Julia Chiung-wen Hsu
Julia Chiung-wen Hsu est professeur associé au département Radio & Télévision de l’Université Cheng Chi de Taïwan. Ses recherches portent sur le journalisme, la communication via Internet et l’influence sociale des TIC, et elles sont publiées dans des revues de langue chinoise et de langue anglaise (notamment Cyberpsychology & Behaviour, Online Information Review et Asian Journal of Communication).
Courriel : <juliachiung@gmail.com>.
Traduit de l’anglais par 
Aurore Merle
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/31508
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