CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’Asie permet de nous poser de nouvelles questions. Dans les sociétés occidentales comme dans les sociétés dites « traditionnelles », les technologies de l’information et de la communication (TIC) ont des incidences sur l’organisation de la société, sur les différents types de pouvoirs, sur les groupes sociaux et sur les individus. De fait, ces technologies contribuent à redéfinir les modalités des luttes d’influence auxquelles se livrent les divers acteurs. En Occident, les analyses réalisées par les sciences de l’information et de la communication ont montré ces évolutions depuis déjà plusieurs années [1]. Aujourd’hui, il est intéressant d’observer ces phénomènes dans un contexte et dans des lieux distincts des nôtres (Schütz, 2003), afin de faire apparaître l’existence ou non d’approches et de pratiques différentes et de constater les transformations sociales à l’œuvre, en particulier dans la société civile.

Espace public et société civile

2Plus que le concept d’espace public, c’est la notion de société civile qui est convoquée ici comme témoin central pour notre enquête. On sait les difficultés que posent ces notions et la délimitation de leurs frontières respectives (Dacheux, 2008). L’espace public est un lieu accessible à tous ou un public s’assemble pour se construire un avis et parvenir à une opinion. Cet espace, essentiellement symbolique, peut conduire à la formation d’un jugement qui contribue à la vie de la cité. La société civile est une notion à la fois plus floue et plus multiple. Elle est souvent désignée comme un regroupement de structures telles les organisations syndicales et patronales, les organisations non gouvernementales (ONG), les associations professionnelles, les organismes caritatifs et les organisations qui impliquent les citoyens dans la vie locale, nationale et internationale. Selon Dominique Colas (1994, p. 25), c’est en fait, « la vie sociale organisée selon sa propre logique, notamment associative, qui assurerait la dynamique économique, culturelle et politique ». En droit, cette notion reste toutefois contestée pour son imprécision (Frydman, 2004).

3Un risque de confusion mérite d’être signalé. Les acteurs ci-dessus ne sont pas automatiquement et obligatoirement les représentants exacts de la volonté de tous les citoyens, ou plus généralement d’une société. Dans ce contexte, les questions de représentativité, de légitimité et de fonctionnement démocratique sont régulièrement soulevées et servent, in fine, à comprendre et à analyser les acteurs et les actions de la société civile.

4Cette notion reste cependant utile pour comprendre les évolutions d’un pays ou d’une société. Ainsi, François Rangeon (1982) écrit : « Avant d’être un concept ou une idée, la société civile évoque d’abord un ensemble de valeurs positives : l’autonomie, la responsabilité, la prise en charge par les individus eux-mêmes de leurs propres problèmes. Par sa dimension collective, la société civile semble échapper aux dangers de l’individualisme et inciter à la solidarité. Par sa dimension civile, elle évoque l’émancipation de la tutelle étatique, mais aussi des valeurs plus affectives comme l’intimité, la familiarité, etc. On s’explique ainsi la réactivation récente du couple société civile-État. »

Asie et société civile

5Ce numéro d’Hermès développe un travail critique sur Internet en regard des évolutions des sociétés civiles en Asie afin d’examiner comment ces technologies numériques redéfinissent la structure de ces sociétés. Il a été conçu entre 2008 et 2009, période charnière pour la Chine et l’Asie orientale (Japon, Corée, Taïwan et Malaysia sont les pays présents dans ce numéro). Pour la Chine, ces deux années sont marquées par plusieurs événements de portée internationale. Les Jeux olympiques de Pékin ont été conçus comme une manifestation de puissance (Dayan et Price, 2008), de même le 60e anniversaire de la République populaire de Chine (1er octobre 2009). Enfin, l’exposition universelle de Shanghaï en mai 2010 vise à confirmer la place de la Chine comme acteur majeur sur la scène mondiale (Léonard, 2008). Le jeu entre les acteurs se déroule donc entre les choix et actions du pouvoir, autoritaire, pragmatique et suspicieux, et la recherche de marges pour divers groupes constitutifs de la société civile : avocats, internautes, jeunes… [2] En Asie orientale, une partie se joue entre des États plus ou moins ouverts aux procédures démocratiques et les acteurs de la société civile, capables d’utiliser les TIC, les médias et les réseaux à leur profit.

6Le numéro décrit pour les comprendre les processus sociaux et politiques à l’œuvre avec Internet, plus particulièrement les ressources mobilisées par les individus, en Chine et Asie orientale. La délimitation de l’espace géographique que nous explorons ici tient à deux facteurs (Lafon, 2008) : tout d’abord l’Asie débute (ou finit, selon les cartes) en Turquie ; ensuite, l’Inde est un continent en soi. Enfin, le dossier a une forte dimension chinoise, en raison des recherches des coordinateurs et des activités universitaires développées dans le cadre du partenariat entre l’ISCC et l’Université de la Communication de Pékin. Les études chinoises et leurs problématiques ont d’ailleurs tout à gagner d’un détour comparatiste (plus stimulant et moins stigmatisant). Il faut également rappeler que l’on se situe dans une ère géographique de cultures fortes et qu’il faut donc se défier de toute simplification qui viserait à faire de ces « autres » des entités irréductibles.

7Le numéro se structure selon plusieurs axes. Il étudie d’abord les contextes politiques locaux et la problématique de la « modernisation politique », qui place l’individu au centre des nouvelles géométries sociopolitiques qui se dessinent en Asie. L’attention à l’émergence et aux évolutions relativement rapides de sociétés civiles dans cet espace géographique est centrale dans le dossier. Le numéro contient aussi des cas et illustrations des processus, dont chacun met en scène des acteurs multiples, le plus souvent regroupés en associations et groupes d’intérêt. Enfin, au long de l’ouvrage, l’approche s’attache à distinguer, d’une part, les dispositifs et objets techniques, d’autre part, les aspects sociaux.

Approches transversales et méthodologies

8Des questionnements transversaux sont abordés. Ils permettent de voir comment le réseau est un moyen d’information et d’action, et d’évaluer son efficacité et son efficience. Internet est souvent mis en avant comme pourvoyeur de sources d’informations alternatives, autorisant une participation plus informée des individus. Comme moyen de communication, Internet est aussi pensé comme un support d’organisation des mouvements sociaux. Les méthodologies sont alors, par nature et par choix, croisées. Il est en effet fructueux de proposer des croisements de regards et des approches disciplinaires différentes entre auteurs et méthodes. Plusieurs théories sont mises en œuvre.

9Des méthodes, parfois quantitatives, avec échantillons et analyses de sites, sont développées et se rapprochent d’une démarche de type anglo-saxonne, parfois explicitement américaine. Les synthèses proposées donnent ainsi parfois envie d’en savoir plus. Dans le même esprit, des études de cas, appuyées sur des références théoriques, sont déployées.

10Des articles ou des entretiens mettent en avant les approches technicistes et techno-centrées, signifiant ici combien la technologie influence les regards ; dans certains de ces articles, le lecteur pourra prendre conscience du problème de recul sur ce registre. Enfin, des analyses de représentations sont menées, pour prendre en compte les dimensions anthropologiques et sociales des sociétés (Winkin, 2001), tout en décryptant les stratégies de communication et les jeux d’acteurs.

11On constatera que, parfois, certains auteurs de l’espace étudié ont des difficultés à prendre distance par rapport à leur objet d’analyse, en raison de plusieurs facteurs, par exemple quand la discipline reste encore dépendante du pouvoir, par une relative conformité au discours dominant ou encore par une démarche proche de l’essentialisme, contre lequel un courant occidental sur les études orientales lutte régulièrement.

Trois lignes de force dans ce volume

1 – L’irruption de l’individu

12En quelques décennies seulement, les sociétés d’Asie orientale ont connu des bouleversements sociaux, économiques et politiques qui ont profondément modifié les cadres traditionnels qui les organisaient jusqu’alors, au point d’ailleurs de les faire passer d’un temps quasi médiéval à une forme de postmodernisme. Dans ce contexte, et comme on le constate nettement en Europe, l’individu se fabrique une nouvelle identité faite d’emprunts et d’ajouts, de rejets et d’amalgames, tantôt embrassant le mercantilisme, tantôt refusant radicalement le consumérisme. Cette irruption des individus dans des sociétés où le collectif domine structurellement conduit à l’éclosion d’une diversité qui bouscule et malmène les normes établies. Internet et parfois la téléphonie mobile en sont aujourd’hui des lieux d’expression privilégiés. Enfin, l’individu cherche aussi sa place et ses marques dans des sociétés qui avaient été habituées à vivre sous des pouvoirs autoritaires, donnée fondamentalement différente des démocraties occidentales.

2 – Les formes de la société civile

13Bien souvent Internet est considéré comme un élément structurant, voire comme un accélérateur au service de la société civile, un facteur favorable au développement de l’espace public. Il est parfois vu comme un outil au potentiel réifié par les acteurs de la société civile. Ainsi, en Chine, d’une part, il constitue un espace d’échos des préoccupations sociales des citoyens ; d’autre part, du fait des formes de régulation imposées par le régime, il ne peut se constituer en un espace de délibération autorisant la lente maturation d’un débat politique. Dans les autres pays d’Asie étudiés ici, il est proche des usages et formes en vigueur dans les sociétés occidentales et semble parvenir à faire évoluer des positions, comme les exemples pris au Japon, à Taïwan et en Malaysia le montrent.

3 – Le retour des États : entre prédation et régulation

14Les mouvements sociaux issus de la société civile dans les pays de la zone conduisent à un intéressant paradoxe : l’information provenant des canaux officiels est d’emblée suspectée par les citoyens, alors que l’information en provenance des réseaux d’information et des sites de citoyens et des ONG est en principe considérée comme plus intéressante, sinon digne de confiance. Certes, ce fait existe en Occident et dans la plupart des pays. Cependant, pour les démocraties, le phénomène est de moindre mesure et le degré de confiance varie selon les types de médias et dont les initiatives de journalisme citoyen sont le reflet. C’est le principe de la régulation dans un espace politique et public qui est ici convoqué. Sur ces questions, la position de la Chine sur les TIC est intéressante à plus d’un titre. L’État a développé une politique conforme à ses objectifs à long terme, assortie d’un dispositif technique et accompagnée d’un discours politique. Le contrôle est massif et direct sur la TV et la presse, plus subtil envers Internet. Cette situation questionne régulièrement les observateurs et les chercheurs motivés par la découverte d’un point de basculement, supposé exister, entre contrôle par un régime autoritaire et débats, actions et résultats d’une société civile dynamique et influente.

15Internet reste également un instrument/mécanisme (pas forcément conscient) de renforcement des États, prédateurs ou plus régulateurs. Au Japon et à Taïwan, l’État régulateur est accusé d’être finalement un prédateur. Les mouvements sociaux le combattent et lui reprochent son manque de transparence et de concertation. Les atteintes aux droits, comme la question des données personnelles, se révèlent être des facteurs de tensions et de contestations. Logiquement, les citoyens tentent dans ces pays d’obtenir plus de liberté d’expression face aux lois restrictives affectant l’espace public. On mesure en filigrane combien ces derniers ont mis en place des lois et procédures capables de contrôler le réseau. Les articles sur la Chine et la Malaysia en sont de bons exemples.

Une assimilation multiforme des technologies de la communication

16On ne peut que constater l’influence considérable des technologies de la communication sur les diverses sociétés d’Asie orientale. Les États, les groupements d’individus et les citoyens ont compris la logique des outils, des médias et la nécessité de relais d’influence, nationaux comme internationaux. Les actions entreprises sont donc le reflet de la poursuite d’intérêts ou de causes engagées par l’un ou l’autre acteur. Les initiatives de ces derniers sont multiples, protéiformes et illustrent parfaitement la fragilité et la plasticité du concept. Les actions sont de nature ou de registre politique, social, juridique et elles tentent souvent de faire le lien entre local et global. L’individu est aussi fréquemment convoqué. D’abord il est acteur dans les mouvements sociaux et dans les associations, ce qui constitue un des fondements de la vie en société. Et aussi, ce qui peut sembler plus nouveau dans des sociétés à caractère collectiviste, parce que des discours individuels et individualistes émergent. Les prises de paroles sont alors le signe d’un processus d’individualisation, d’une forme de contestation des normes de la société ou encore d’une bonne compréhension des espaces de liberté disponibles. Comme en Occident, le repli sur soi et sur ses proches est également le signe d’une réaction ou d’une recherche de solution vis-à-vis des tensions et des interrogations de l’extérieur.

17Ensuite, au-delà d’un discours sur un degré ou une forme de développement à atteindre, les acteurs de ces sociétés civiles asiatiques montrent les similitudes de regards, d’approches et de méthodes comparés à des acteurs similaires dans d’autres zones géographiques. Si les facteurs de blocages peuvent parfois être puissants (comme en Chine continentale ou en Malaysia), les similarités semblent plus proches que les différences. En d’autres termes, tout en respectant les différences culturelles ou encore les conceptions politiques et sociales des pays étudiés, il ressort une convergence de pratiques et d’objectifs qui montre la généralisation des méthodes de communication et des savoirs technologiques. Au final, les différences sont minimes, sauf en cas de contrôle social et technique par certains États de la zone. En Occident, ces différences sont moins fortes, du fait de rapports d’une autre nature entre société civile et État. Conformément aux lois de la physique, la boucle est bouclée : l’autre est face à nous, dans une proximité à la fois sociale et anthropologique.

Notes

  • [1]
    Voir, par exemple, V. Paul et J. Perriault, « Pratiques d’information et de communication : l’empreinte du numérique », introduction à Hermès, n° 39, Critique de la raison numérique, octobre 2004, p. 9.
  • [2]
    Voir le cas des artistes dans « Humour noir contre puissance rouge », Télérama n° 3115, 23 septembre 2009, p. 30.

Références bibliographiques

  • Colas, D., Sociologie politique, Paris, PUF, 1994.
  • Coulon, A.-R., Le Sherpa et l’homme blanc, Paris, Gallimard, 2009.
  • Dacheux, É. (dir.), L’Espace public, Paris, CNRS Éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2008.
  • En ligneDayan, D., Price, M., Owning the Olympics, Narratives of the New China, University of Michigan Press, 2008.
  • Delmas-Marty, M., Will, P.-E., La Chine et la démocratie, Paris, Fayard, 2007.
  • Frydman, B. (dir.), La Société civile et ses droits, Bruxelles, Bruylant, 2004.
  • Hermès n° 39, Critique de la raison numérique, Paris, CNRS Éditions, 2004.
  • Hermès n° 45, Fractures dans la société de la connaissance, Paris, CNRS Éditions, 2006.
  • Lafon, C. et M., Dessiner le monde, histoires de géographies, Paris, Seuil, 2008.
  • Léonard, M., Que pense la Chine, Paris, Plon, 2008.
  • Rangeon, F., « La société civile, histoire d’un mot », in La Société Civile, Paris, PUF, 1986, p. 9-32.
  • Schütz, A., L’Étranger, Paris, Allia, 2003.
  • Winkin, Y., Anthropologie de la communication, Paris, Seuil, coll. « Points » n° 448, 2001.
  • Wolton, D., L’Autre Mondialisation, Paris, Flammarion, 2003.
Olivier Arifon
Olivier Arifon est maître de conférences HDR en sciences de l’information et de la communication et chercheur au FARE, Université de Strasbourg. Il a travaillé comme formateur dans le secteur privé et comme attaché de coopération universitaire pour le ministère des Affaires étrangères. Il enseigne l’intelligence économique et la médiation interculturelle selon l’Occident et l’Asie (Chine, Inde). Ses recherches portent sur les relations entre négociation, communication et management de l’information.
Courriel : <olivier.arifon@sfr.fr>.
Chang Liu
LIU Chang est docteur en sciences de l’information et de la communication de l’IFP (Université Paris II). Ancien journaliste à Paris, il est maintenant professeur à l’Université de la Communication de Chine (à Pékin) où il est aussi directeur du Centre d’études sur les médias européens. Il a publié à Hong Kong et à Taïwan l’ouvrage Introduction to the Western Study on the Mass Communication : from the empirical school to the critical school ; il a traduit du français vers le chinois Que sont les médias : pratiques, identités, influence et Sauver la communication ; enfin, il dirige en Chine la Collection de la traduction des publications européennes sur les études de journalisme et de communication.
Courriel : <liu.chang@cuc.edu.cn>.
Éric Sautedé
Éric Sautedé est diplômé de l’IEP de Paris et vit en Asie depuis 1994. Ancien rédacteur en chef de Perspectives chinoises (CEFC, Hong Kong), il a également été le rédacteur en chef de la revue bilingue anglais – chinois de l’Institut Ricci de Macao, Chinese Cross Currents. Il est depuis 2003 coordinateur du programme de science politique de l’Institut inter-universitaire de Macao. Ses recherches et publications s’intéressent tout particulièrement au développement de l’Internet dans le monde chinois et aux transformations du politique en Asie.
Courriel : <esautede@iium.edu.mo>.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/31543
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