CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Avec retard, Internet s’est imposé dans la Chine des réformes. En moins d’une décennie, la communication en réseau a profondément transformé le tissu autant que le lien social, modifiant dans le même temps les rapports aux et entre médias. Internet favorise – de façon balbutiante encore – la participation citoyenne à la vie politique et sociale, et participe, plus ou moins centralement (ce que nous allons tenter d’éclaircir), de la reconstruction des rapports entre le pouvoir, la société civile et le citoyen.

2Durant la période précédente, l’opinion publique en Chine – qu’elle soit faible ou forte – pouvait s’exprimer dans un cadre structuré, issu du modèle soviétique, avec quelques nuances importantes : encadrement, équilibre entre bien (positif) et mal (négatif), distinction entre questions internes et externes (l’international). Chaque acteur diffusait vers un récepteur précis, avec une marge d’expression variable, en fonction de la ligne politique en cours. L’information publique demeurait incomplète et elle dépendait, par nature, du pouvoir politique, après avoir subi des processus de sélection et de filtrage.

Internet comme outil de débat public

3Au début, Internet fut considéré par beaucoup de gens – y compris au sein du pouvoir – comme une nouvelle forme de média. Dans cette approche, plus technique que sociologique, on mettait surtout en valeur les avantages de la circulation et de la diffusion des informations. Le tournant du siècle révéla les effets sociaux et politiques d’Internet, à savoir la naissance d’un espace public. En 1999, après le bombardement de l’ambassade chinoise à Belgrade, le Renminwang, site du Quotidien du Peuple, organe du Parti communiste chinois, a ouvert un forum, Qiang Guo Luntan (« Forum du pays fort »). Il s’agissait de guider et de maîtriser la colère du public devant cet acte d’agression. Si l’alignement de la population sur la position gouvernementale fut une évidence avec son patriotisme affiché, l’ampleur et l’enthousiasme des internautes montra un profond désir d’expression depuis longtemps contenu et souvent déformé. Plus important, cela annonçait une époque caractérisée par une cyber-participation, une formation de l’opinion grâce au réseau et l’accélération de la redéfinition du rapport entre le pouvoir et le public.

4La tempête passée, les grands sites nationaux ont ouvert l’un après l’autre des forums intitulés BBS (Bulletin Board Service) qui sont rapidement devenus des lieux privilégiés pour les internautes chinois. Sans trop exagérer, on peut conclure qu’avec l’anonymat, la facilité de discussion et le libre-engagement de chacun, les opinions exprimées sur ces forums en Chine l’emportent largement sur d’autres types d’opinions véhiculées dans les médias classiques.

5Dans ce processus de (re-) constitution de l’espace public, il faut souligner certains aspects :

  • Les médias officiels n’ont plus le monopole de la création de forums et de thèmes ; ils ne peuvent plus se comporter comme des leaders, seuls capables d’orienter les opinions publiques. Ces médias se trouvent dans une situation de coexistence, bien souvent dans une position de défense, de réaction et parfois d’adaptation obligée, voire de suivisme. Le Qiang Guo Luntan fonctionne toujours, XinhuaNet (de l’Agence Chine Nouvelle) avec sa vingtaine de forums, demeure assez social et populaire et ChinaNet (dépendant de l’Office National d’Information) émerge puis, très vite, se banalise. Si ces sites ont fait des efforts pour attirer les publics et laisser s’exprimer plus librement les opinions qu’avant, la fidélité à la ligne officielle, l’insuffisance d’analyse critique (par souci de légitimité), leur langage rituel et codifié ne leur donne pas un statut reflétant réellement l’opinion.
  • Les sites dits académiques révèlent le faible engagement des intellectuels dont la majorité soit demeurent observateurs, soit participent occasionnellement. Le cynisme et le pessimisme d’une partie de l’intelligentsia chinoise sont une évidence, avec une influence et un impact limités, surtout auprès des jeunes internautes chinois. Cela s’explique en partie par le manque d’interaction, un certain isolement et une faible capacité à communiquer.
  • Des sites instables et à la durée de vie fragile. La réouverture sous d’autres noms (comme Yannan.com, à tendance sino-libérale), la pratique du plagiat, la compilation irresponsable des informations, les querelles partisanes et le manque de financement constituent des obstacles à surmonter.
  • Enfin, la relation avec le pouvoir politique. Les garanties institutionnelles, bien qu’en progression par rapport au passé, ne sont pas stabilisées. Le climat peut changer d’un moment à l’autre et affecter les débats. On observe cependant un processus d’émancipation graduel dans les thèmes débattus : de l’économique au social, du culturel au politique. De ce point de vue, l’accès à ces derniers sujets, jadis interdits, est irréversible.

Une génération entre contributions et opinions parallèles

6Entre sites officiels et sites intellectuels, il existe une gamme de sites intermédiaires, souvent qualifiés de sites publics, comme les principaux : Sina.com, Yahoo.cn.com et qq.com. C’est à travers ces derniers que se forme et se véhicule l’essentiel de l’opinion publique. Celle-ci, produit de la révolution technologique et informationnelle, présente les aspects suivants.

  • L’internaute typique chinois se caractérise ainsi : entre 20 et 35 ans, en majorité urbain, bien éduqué (lycée, université ou collège professionnel), et depuis 150 ans, première génération n’ayant pas connu le Grand Désordre (guerres, mouvements politiques). Durant la période contemporaine et moderne (1830 – 1949, puis jusqu’en 1978), il n’y a eu aucune décennie sans guerre, sans trouble majeur, ou agitation politique. On la qualifie ainsi de Grand Désordre, avec majuscule, en comparaison avec la période de réformes (1978 à nos jours).
  • Cet internaute, qui a grandi à l’ère des réformes, est curieux, soucieux de son droit et de sa réussite personnelle, et il reste dans l’ensemble optimiste pour l’avenir de la nation.
  • Si l’éducation politique de ces internautes est faible, les connaissances en sciences sociales et humaines demeurent fragiles, avec une instruction civique insuffisante et peu de convictions politiques fortes. Au final, coexistent une aspiration à la participation et un manque d’orientation politique.
  • Leurs voix et leurs préoccupations sont rarement exprimées dans et par les médias traditionnels. Internet leur donne non seulement l’occasion de diffuser et d’échanger mais surtout transforme leur identité : de jeunes recevant l’information, ils deviennent acteurs de celle-ci et gagnent en maturité.
  • Les facteurs d’émotion, de sensation, de scandale et de catastrophisme ont des effets mobilisateurs significatifs. Il y a sur le réseau beaucoup d’histoires inventées, des fausses vérités et des amplifications. De ce fait, la crédibilité des positions pose aussi question.
  • L’opinion publique sur Internet se transforme rarement en action sur le terrain, bien qu’il y ait des concrétisations sociales depuis peu ; beaucoup d’internautes se contentent de simplement s’exprimer ou de faire pression. Parfois, c’est un simple exutoire sur des registres d’extrême violence orale.
  • La révélation des faits et leur dénonciation face à l’injustice sociale, à la corruption et pour la défense du plus faible constituent des thèmes importants. Pourtant, de nouveaux thèmes commencent à se développer. Ainsi, la diplomatie, les affaires militaires ou d’autres dossiers sensibles jadis réservés, commencent à être débattus sur le réseau.
  • Enfin, l’opinion publique sur Internet n’est pas toujours à l’opposé de l’opinion officielle. Dans la pratique, les deux sont en interaction et souvent se complètent. Une tendance se dessine : la première est de plus en plus une force de proposition et la seconde dans une position de réaction.

L’adaptation d’un pouvoir vigilant

7L’attitude du pouvoir peut se résumer ainsi : retards dans les réactions, sûrement, mais aussi adaptation. Le pouvoir agit à la fois comme participant aux débats tout en cherchant à canaliser les opinions. Il reste à l’écoute, sans toutefois abandonner l’idée de leader ou de guide.

8Le Renminwang, XinhuaNet et ChinaNet ont également perfectionné leurs forums, avec des thèmes plus larges et surtout plus sociaux. Ils organisent régulièrement des sondages aux moments de grandes réunions où avant des prises de décisions (par exemple, sur l’assurance sociale ou sur la réforme administrative). Les instances de décision ont mis en place des bureaux spéciaux pour la prise en compte de l’opinion et réalisent de plus en plus fréquemment des interviews en ligne, souvent organisées en coopération avec des sites publics.

9D’autre part, le pouvoir s’efforce de maîtriser l’information : répétition des consignes de discipline rédactionnelle dans les rédactions, où certains sujets doivent être exposé sur des sites précis (diffusion et effet sont donc limités) et filtrage sur des événements ou sur des affaires « sensibles ». La tolérance est alors fonction du degré de menace ou de risque pour la légitimité du pouvoir.

10Comme d’autres phénomènes, les dialogues et débats sur Internet n’échappent pas à la situation suivante : co-existence non sans heurts avec l’ordre ancien, érosion et remplacement graduel plutôt que destruction, comme dans la sphère économique. Ce dont on peut être certain, c’est plus les tendances nouvelles que les anciennes qui se chargeront de la reconfiguration des opinions.

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Cet article montre comment dans la société chinoise les forums et les blogs constituent à la fois des espaces d’expression et des espaces révélant des formes de dérégulation sociale, considérés ici comme facteurs de déstabilisation. En effet, Internet est considéré comme un espace favorisant des pratiques qui, sous couvert d’anonymat et d’expression libre, peuvent conduire des jeunes, dont la formation idéologique est incertaine, vers l’individualisme plutôt que vers le sentiment collectif, voire national.

Mots-clés

  • Chine
  • blogs
  • opinion
  • désordre social
Tiebing Xu
XU Tiebing, docteur en relations internationales de l’Institut universitaire des hautes études internationales de Genève, Suisse, est actuellement professeur et chercheur à l’Institute of International Relations, Université de la Communication de Chine, à Pékin. Il est aussi membre du conseil du Centre sino-français en sciences sociales et humaines (associé à Sciences-Po) et attaché à l’Université Tsinghua de Pékin. De plus, il est depuis 2007 commentateur de la CCTV-F (Télévision nationale chinoise émettant en français).
Courriel : <xutb100@163.com>.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/31505
Pour citer cet article
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