CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La tâche est colossale, le résultat probant et pourtant il est seul : Roland Soong rédige, depuis 2003 et depuis Hong Kong, le plus important blog de langue anglaise sur les heurs et malheurs de la société chinoise contemporaine, « EastSouthWestNorth » [1]. Sur une base quasi quotidienne, il décrypte une histoire ou un événement marquant de l’actualité qu’il choisit au gré de ses virées incessantes sur la toile chinoise, visitant aussi bien les grands portails de la presse officielle que les plus obscurs BBS et forums de discussion. Statisticien de formation, Roland Soong est servi par un emploi très rémunérateur et peu demandeur dans le domaine du marketing des médias qui lui laisse beaucoup de temps pour se livrer à cette passion de « passeur », de pont entre la Chine contemporaine et un lectorat ne maîtrisant pas la langue chinoise. Applaudi de tous pour sa capacité à repérer les points chauds de l’actualité et pour son incroyable talent de traducteur – hérité en partie de son père, Stephen Soong, le fondateur du Centre de recherche pour la traduction de l’Université chinoise de Hong Kong –, Roland Soong se distingue par sa volonté constamment affichée de placer la diversité des points de vue au centre de toute investigation.

2S’il exprime toujours son opinion, souvent satirique, et qu’il n’écrit « pas pour un lectorat », la multiplicité des sources traduites et mises à disposition témoigne de son très grand respect des lecteurs, « qui se formeront au final leur propre opinion ». Si son travail fait l’unanimité quand il archive pléthore d’informations sur les émeutes rurales de Taishi, en octobre 2005, alors que la presse étrangère commet des erreurs et peine à obtenir des informations, et que la presse chinoise est censurée, ses commentaires dérangent parfois, comme lorsqu’il fait remarquer que la Charte 08 (modelée sur la Charte des 77) signée par plusieurs centaines d’intellectuels chinois et mise en circulation en décembre 2008 n’a qu’un impact marginal sur la société chinoise et qu’elle n’a en définitive que bien peu de signification. Quoi qu’il en soit, le blog de Roland Soong affiche en moyenne 15 000 pages vues par jour, et tant les sources que les points de vue de ce lettré-statisticien aux postures souvent anarchistes méritaient un entretien approfondi.

3Éric Sautedé : Tout d’abord, comment dois-je appeler votre blog : zonaeuropa.com ou bien EastSouth-WestNorth ?

4Roland Soong : Rétrospectivement, quand je pense à mon choix initial, je pense que c’était une erreur. Le nom de domaine est zonaeuropa.com : dans une autre vie, j’animais un site Web sur les médias qui recensait des liens Internet avec plusieurs médias européens, et comme j’étais toujours propriétaire du domaine et que je n’en faisais rien, je me suis dit « pourquoi ne pas l’utiliser pour mon blog ? ». S’agissant du blog lui-même, il fallait bien que je trouve un nom… Et là encore, erreur, car cela provoque beaucoup de confusion. Que ce soit pour les étrangers ou les Chinois, le sens des points cardinaux n’est pas évident et presque personne ne pense en fait à démarrer à l’Est (où l’on est) et ensuite continuer dans le sens des aiguilles d’une montre… La plupart des gens veulent « contraster » le Nord avec le Sud et l’Est avec l’Ouest, ce qui est absolument contraire à mon propos. Globalement, pour la notoriété, ce n’est pas très bon : EstOuest, ça aurait été quand même plus simple ! Dans le même temps, comme mon blog n’est pas une entreprise commerciale, ce qui compte au final, c’est que les gens puissent me retrouver et surtout trouver ce que je dis intéressant !

5Comment commence l’aventure de votre blog ?

6En avril 2003. Cela faisait 30 ans que j’habitais aux États-Unis et c’est à ce moment-là que je suis rentré à Hong Kong pour m’occuper de ma mère malade. À l’époque je n’étais même pas certain de la forme : l’idée était pour moi d’acquérir un nouveau savoir, sur la Chine et Hong Kong, auxquels je ne connaissais rien… D’ailleurs, les premiers articles de mon blog concernaient surtout l’Amérique latine et la guerre en Irak. S’agissant de Hong Kong ou la Chine, en fait, je me servais de mes articles comme de « signets », afin de répertorier des histoires, des éléments d’information qui me semblaient dignes d’intérêt et sur lesquels j’avais envie de revenir plus tard. C’était assez large. Pour prendre un exemple, en 2003, nous étions en pleine crise sanitaire du SRAS [Syndrome respiratoire aigu sévère], laquelle affectait aussi l’économie de Hong Kong – particulièrement la vente au détail et le tourisme –, et lorsque la grande manifestation populaire du 1er juillet est arrivée, je me suis demandé, parce que je suis statisticien de formation : comment les uns et les autres décomptent-ils le nombre de manifestants ? En reprenant tous les journaux des jours suivants – tous accessibles en ligne –, je me suis mis à faire des comparaisons : certains parlaient de plus d’un million de manifestants et d’autres niaient presque que la manifestation ait eu lieu ! Voilà ; c’est ce qui m’intéresse.

7Étant statisticien, je sais qu’en moyenne un individu a peu de chances de lire plus d’un journal par jour, et les raisons pour lesquelles il choisit tel ou tel tient au lieu où il vit et à son orientation idéologique. La langue est un facteur également. S’agissant de Hong Kong en particulier, si vous ne parlez que l’anglais, il n’y a que deux possibilités : le Standard et le South China Morning Post. Deux journaux que je qualifierais de « centristes » et somme toute assez homogènes : une personne qui n’est qu’anglophone à Hong Kong passe largement à côté de la diversité et de la pluralité des voix. Par ailleurs, je m’interrogeais également sur le sens de la caractérisation de certaines orientations politiques : aux États-Unis, je sais ce qu’est un démocrate-libéral ou un conservateur, mais à Hong Kong, on peut qualifier quelqu’un de « gauchiste » alors qu’il s’avère proche des milieux d’affaires, plutôt conservateur et en réalité proche du gouvernement. C’est très perturbant ! On peut être à la fois pro-gouvernement et pro-syndicaliste ! Du côté du camp démocrate, des syndicalistes voisinent avec les plus importants avocats d’affaires de la ville, de même qu’avec des figures de la protestation et de la provocation. En somme, tout semblait m’interroger et je voulais y voir plus clair, signaler aux gens certaines des contradictions que je percevais. De mon point de vue, il ne faut être d’aucun camp et cela se retrouve dans mon blog : je crois qu’il est très difficile de me classer, de me mettre dans une catégorie.

8Chaque histoire que je présente peut engendrer une classification, mais elle est toujours changeante, donc il n’y a pas d’orientation générale de mon site – pro ou anti-gouvernementale, par exemple. En l’occurrence, si l’objectif est de faire de l’audience, je pense que si votre orientation est trop marquée, vous perdez forcément beaucoup, car si je sais déjà a priori ce que vous allez dire sur tel ou tel sujet, il n’y a vraiment aucun intérêt à aller vous lire… L’idée de détenir la vérité me pose aussi problème, donc mon message c’est d’abord de signaler que ce que j’ai repéré a de l’importance et ensuite de reconstituer les faits à partir du plus grand nombre possible de sources, sans jamais dire « ça s’est passé comme ça », et cela quel que soit le sujet. Par exemple, Il y a de cela plusieurs semaines, l’acteur Jackie Chan a déclaré au forum de Bo’ao : « Les Chinois ont besoin d’être contrôlés. » Que vous approuviez ou non ce qu’il a dit est matière d’opinion, en revanche ce qu’il a vraiment dit ne l’est pas. Donc, de mon côté, alors que toute la presse en était déjà aux commentaires d’opinion, je me suis mis à rechercher ce qu’il avait dit exactement et j’ai retrouvé la vidéo (sur Youtube), dont j’ai fait une transcription intégrale – en réalité, le terme utilisé fait plus référence à la réglementation qu’au contrôle. Ce qui m’intéresse c’est ce qu’il a vraiment dit et dans quel contexte. Quand je lis le lendemain dans le Apple Daily en manchette de première page que Jackie Chan est un « laquais » (du pouvoir central), ça ne m’intéresse vraiment pas.

9Qu’est-ce qui motive les gens à venir et revenir sur votre site ?

10Je traite de ce que je considère être important. Dans le cas de Jackie Chan, au début, je ne pensais pas faire quelque chose sur ces propos, au final sans grand intérêt. J’ai arrêté de regarder les films de Jackie Chan il y a 30 ans ! Je ne suis pas un grand fan – et je n’aime pas beaucoup sa façon d’être. Mais avec la controverse, le contexte d’un côté et la nature du propos de l’autre, alors là ça devient plus significatif. J’aime que les gens se fassent leur opinion en toute connaissance de cause. Ce travail constitue ce que j’appelle les « réactions à retardement » : au départ cela concerne des événements dont je me moque complètement, et c’est après seulement que les gens ont commencé à en parler que j’interviens, en essayant d’apporter des clarifications sur les faits essentiels. L’autre aspect de ce que je fais et qui intéresse beaucoup les médias étrangers se cristallise autour de ce que je rapporte de ma lecture de certains blogs en Chine, des histoires qui ne sont pas encore sorties dans la presse, nulle part dans le monde, pas même à Hong Kong – et certainement pas en anglais ! Prenons l’une des grandes affaires qui circulent à l’heure actuelle sur le Net chinois : celle du conducteur de Hangzhou qui tue un passant alors qu’il fait la course dans la ville à bord de son bolide Mitsubishi modifié. La victime vient d’un milieu paysan modeste du Hunan – tout semble indiquer qu’elle est sur la voie de la réussite sociale.

11Cette histoire est partout sur les forums et il y a deux aspects qui m’intéressent. L’aspect social : le conducteur est un jeune homme riche de la deuxième génération – les parents ont fait fortune, et lui ne fait que dépenser l’argent de sa famille – et donc l’histoire implique des rapports de classe, riches contre pauvres, et c’est ce qui fait qu’elle fait le tour des forums en Chine. Si ça avait été un taxi, presque personne ne s’en soucierait ! L’autre aspect concerne Internet : dans de nombreux cas similaires, l’Internet chinois aurait bruissé de ce que l’on appelle les « recherches en chair et en os » (human flesh searches) [2] et précisément dans ce cas il y a eu comme un retournement, témoignant d’une plus grande retenue. Et ce changement de cap n’a rien à voir avec le département de la propagande exigeant des internautes de ne pas couvrir l’histoire, mais le mouvement est venu des hébergeurs de sites, des webmestres eux-mêmes désireux, dans un esprit civique et pas du tout en raison d’une quelconque censure politique, de prévenir l’usage souvent abusif de ces « recherches en chair et en os ». On a ainsi vu, sur certains forums, des messages indiquant que tout recours à de telles méthodes conduirait au bannissement du contrevenant sur le forum. En réalité, ces restrictions sont intervenues après que cette forme de « chasse aux sorcières » a montré ses limites.

12Par exemple, l’une des recherches qui a beaucoup circulé et qui était erroné concernait la plaque d’immatriculation, prétendument au nom de la mère du conducteur, laquelle semblait désigner la représentante légale d’une société de technologies de l’information : cette société, dont l’image se trouvait soudainement ternie par des milliers de commentaires infamants, a finalement publié une déclaration publique spécifiant que sa représentante légale n’était pas la mère du conducteur indélicat, même si elle se trouvait porter le même nom – les cas d’homonymie en Chine sont assez courants ! Il faut comprendre qu’il y a là deux dilemmes pour les webmestres : d’un côté, la recherche effectuée par ces armées d’internautes qui se révèle être fausse est médiatisée par votre forum ; de l’autre, en dépit de vos convictions, cet usage est d’une certaine façon en contradiction avec l’État de droit puisqu’une victime expiatoire aura beaucoup de peine à bénéficier d’un procès équitable. Certes la loi est mal faite : ce type d’accident mortel provoqué involontairement n’encourt au maximum qu’une peine de trois ans d’emprisonnement. Des circonstances aggravantes – délit de fuite ou dissimulation de preuves – peuvent venir alourdir l’addition, et ces « recherches en chair et en os » qui augmentent la pression sociale peuvent conduire un juge à rechercher plus ou moins artificiellement de telles circonstances. Est-ce vraiment équitable ? N’est-ce pas céder à la vindicte populaire en dépit du cours de la justice ?

13Donc cela constitue un tournant s’agissant des « recherches en chair et en os », vers plus de responsabilité et d’autorégulation ? Ce qui vous intéresse c’est l’évolution, la transformation de ces méthodes ?

14Oui, et cela est vraiment venu des webmestres et des administrateurs de sites eux-mêmes. S’agissant d’une autre évolution, cet exemple est aussi très instructif quant aux techniques d’écriture sur Internet. À la suite des faits et des premières indignations, il y a souvent la volonté d’attirer l’attention du plus grand nombre sur cette histoire, en postant un très grand nombre de commentaires à propos d’une affaire. L’objectif est ici quantitatif : si une histoire recueille plus de 20 000 ou 30 000 commentaires, même s’ils sont assez répétitifs, elle attire forcément l’attention. C’est une technique assez courante et cela s’appelle en Chine « ériger une grande tour » – afin qu’on la voie de loin. Si vous êtes un webmestre et que vous voulez mettre un terme à cela, il vous faut effacer toute l’histoire avec les commentaires s’y rapportant. Mais ce n’est pas si facile : si l’on reprend l’affaire de Hangzhou, l’un des plus grands hébergeurs de blogs les plus actifs, Tianya, est basé à Hainan et se moque complètement d’une instruction qui pourrait venir des autorités de Hangzhou.

15L’autre possibilité, c’est de mobiliser des internautes fidèles, des wumaodang[3], et il n’y pas besoin de les payer, juste de leur donner pour instruction de s’enregistrer sur le forum visé et de poster des commentaires plus à l’avantage de ce que les autorités locales désirent. C’est assez répandu. Dans ce cas précis, j’ai vu apparaître quelque chose de nouveau dans les techniques d’écriture, quelque chose qui en a floué plus d’un. En fait, l’histoire commence avec ce qui semble être un commentaire habituel de wumaodang, lequel semble essayer de défendre le conducteur. Mais, la façon dont est écrit le commentaire provoque l’effet inverse : dans un passage, par exemple, il interpelle les internautes en s’interrogeant sur la contribution respective de ces deux citoyens au PIB du pays, insinuant que la victime, tout juste employée et venant d’un milieu simple, ne contribue pas à grand chose alors que ce que veut tout le monde – soyons honnêtes – c’est devenir « riche et prospère ». Cette pseudo-défense du conducteur était en réalité destinée à aggraver son cas, et cela a, à l’évidence, bien marché puisque beaucoup de lecteurs se sont mis en colère. C’est du wumaodang au deuxième degré…

16Donc, dans les techniques d’écriture viennent se loger nombre d’agents du changement ?

17C’est vraiment ce que je recherche, et les évolutions dans les techniques d’écriture sont vraiment frappantes. L’autre exemple que je peux prendre est celui de cette histoire d’éviction qui a eu lieu il y a environ un mois – les cas de spoliation de propriété étant devenus assez « ordinaires » en Chine. Dans ce cas précis, avec l’histoire d’éviction se trouvait attaché un commentaire dans lequel 35 officiers de police apparaissent sous leur vrai nom, avec leur numéro de téléphone portable, et dénoncent le rôle joué dans l’affaire par le secrétaire du Parti de la ville. Tout d’un coup, cela se répand partout sur la toile et crée un tel buzz que la presse locale s’en empare. L’intéressant, c’est qu’ensuite un journaliste se met à appeler ces numéros de téléphone, et il se trouve qu’un grand nombre d’entre eux sont effectivement des officiers de police – mais ils démentent tous avoir écrit que le secrétaire du Parti était impliqué ! Dans tous les cas, l’attention du public a été retenue et les dénégations des officiers de police ne comptent pas beaucoup… Cette évolution dans les usages des commentaires, mêlant vérités partielles et scandale réel, indique aussi une sophistication toujours plus grande.

18Certes, cela montre un degré de sophistication toujours plus élevé, mais ce qui est vrai pour les internautes, l’est aussi pour les autorités, et on semble ne pas sortir d’un jeu, même plus complexe, du chat et de la souris ? Où mène le jeu au final ?

19Ce qui me frappe c’est que nombre de commentateurs n’arrêtent pas de parler de la « qualité » des gens, la qualité des Chinois. Par exemple, on entend souvent, « les gens adoptent un comportement de meute parce qu’ils sont de piètre qualité » : qu’est-ce que cela veut dire ? Je ne crois pas que ce qui compte vraiment soit le nombre d’années d’éducation… Je crois que la qualité des gens, on peut la voir précisément dans ces quelques exemples que je vous ai donnés et que je rapporte sur mon blog. Pris indépendamment les uns des autres, ils ne semblent pas vouloir dire grand-chose, mais ce qu’ils nous disent sur les gens, sur leur capacité critique, sur leur volonté de ne pas tout prendre pour argent comptant rend compte de la qualité réelle des individus et du formidable espace de formation que représente Internet. Cela permet de développer le sens critique dans tous les domaines, de faire la distinction entre ce qui est solide et ce qui est friable, de prendre l’habitude d’aller y voir ou revoir lorsque l’on a un doute ou une interrogation. Et cela se transpose très vite dans la vie de tous les jours. Ainsi, quand les gens entendent qu’il y a une nouvelle politique nationale, leur première réaction est de se demander ce qu’il y a derrière et de la replacer dans un contexte. Les « qualités civiques » des gens se trouvent ainsi grandement « bonifiées ».

20C’est un discours plutôt rassurant sur la conscience civique effective de la jeune génération en Chine aujourd’hui. Donc la direction générale vous intéresse peu, mais le processus d’apprentissage critique est pour vous cardinal ?

21Je pense que les choses changent encore plus vite chez les personnes si elles bénéficient d’un stimulus externe. Je classe mon site dans cette catégorie. Avant de se faire une idée, les gens viennent sur mon site pour y lire plusieurs angles d’attaque. Je suis en fait peu intéressé par la répétition des choses, et je recherche en permanence la nouveauté, une nouveauté sur laquelle je peux attirer l’attention des gens. L’histoire du conducteur de Hangzhou, ce n’est pas encore dans la presse courante. Oh ! Ça va bien finir par apparaître dans une dépêche de l’Associated Press dans un ou deux jours, mais une dépêche ce n’est jamais que 800 mots au maximum, avec deux paragraphes sur le contexte, deux autres paragraphes sur les faits et enfin une analyse qui montre que les gens sont en colère sur le Net, avec une citation d’un universitaire, américain de préférence, pour faire bonne mesure et en conclusion, le dernier chiffre officiel sur les manifestations de rue en Chine pour l’année écoulée. Au final, tout l’intérêt et la spécificité de l’événement sont perdus ! Ce qui est vraiment intéressant dans cette histoire c’est que pour la première fois des webmestres et des modérateurs de forums se sentent responsables, voire coupables d’avoir laisser se développer les choses au mépris des faits – allant à l’encontre des « recherches en chair et en os ».

22Malgré tout, sur les modes de mobilisation, qu’est-ce qui fera, selon vous, qu’il y aura coalescence d’un mouvement social ? On parle beaucoup, par exemple, du mouvement de défense des droits civiques (weiquan yundong), mais pour qu’il y ait mouvement, il faut qu’il y ait une dynamique convergente portée par plusieurs acteurs (le Net, des avocats, des autorités locales défaillantes, un « meneur » local, la mobilisation de la presse, etc.) ?

23Pour prendre une image triviale de ce qui peut arriver dans n’importe quelle situation donnée, imaginons que nous soyons en train de lire un menu de restaurant chinois aux États-Unis ou en Europe, dans lequel on compose son repas en choisissant un plat de la colonne A et un autre de la colonne B. Les combinaisons ne sont pas infinies, mais elles sont très vastes. Dans la colonne A, on trouve le type de gouvernement local auquel l’on est confronté (plus ou moins efficace, plus ou moins corrompu, etc.). Si l’on prend le cas du Yunnan, où il y a eu cette personne que l’on prétend s’être tuée en prison en se fracassant la tête contre le mur alors qu’elle jouait au chat et à la souris [4] – cette personne était enfermée parce qu’elle avait coupé du bois illégalement sur une terre communale –, eh bien, la réaction du gouvernement local a été tout a fait exemplaire. Le Yunnan est certainement doté d’une des administrations les plus progressistes qui soient aujourd’hui. Craignant des dérapages suite aux innombrables commentaires dubitatifs sur les circonstances de la mort apparus sur le Net et dans la presse locale, le département de la propagande annonça la formation d’un comité d’enquête indépendant composé de 15 personnes, dont au moins cinq étaient des « netizens » – ce qui ne manqua pas de créer d’autres débats en ligne sur le processus de sélection de ces netizens et leur indépendance réelle ou présumée.

24Était-ce seulement un coup médiatique de la part des autorités locales ? Absolument pas. D’abord, parce qu’effectivement l’on finit par apprendre que la raison du décès était autre : il était mort sous les coups de ses codétenus. Ensuite, l’on s’aperçoit qu’Internet a une réelle autonomie dans cette province en particulier. S’agissant d’un autre cas de mauvaise administration au Yunnan, impliquant cette fois la sécurité routière et un mort sur la route qui n’aurait pas dû être, les commentaires critiques furent tellement violent que le Bureau de la sécurité publique demanda à ce qu’ils soient effacés des forums de discussion, ce à quoi les grands portails tels que Sina ou Sohu obtempérèrent… mais pas les forums locaux, qui refusèrent de nettoyer les commentaires indélicats ! Plus encore, parmi les commentaires les plus percutants et virulents, l’on retrouve ceux de trois des netizens du comité indépendant sur la mort suspecte en milieu carcéral ! C’est un extrême, dans lequel les limites de la liberté d’expression sont vraiment repoussées et rien ne peut aller contre.

25Et puis, vous avez l’autre extrême dans cette colonne A, où des internautes-activistes se font arrêter par les autorités publiques de leur province dans une autre province, au mépris des règles et des juridictions de chacun, transformant un cas qui relève purement de sanctions administratives en délit pénal. Cela dépend vraiment de l’endroit où vous vous trouvez ! Mais cela peut donner lieu à des commentaires très créatifs aussi lorsque vous êtes confrontés à une administration locale très « conservatrice », comme ce fut le cas à Linyi, dans le Shandong [5]. C’est la dérision qui a permis de dénoncer le gaspillage de l’argent public en faisant circuler la double rumeur comme quoi le nouveau bâtiment de l’administration du district venait d’être classé comme un « 8 étoiles » par le Guinness Book des records et que pour faire taire cette information le secrétaire du parti local avait dépêché plusieurs centaines de ses affidés chargés de mallettes bourrées de dizaines de milliers de yuans pour acheter le silence des auteurs des commentaires négatifs…

26En règle générale, l’administration ne semble pas avoir été dépassée par le nouveau média que représente Internet. Même les administrations locales semblent assez sophistiquées…

27Je dirai que c’est inégal. Les administrations sont très inégales et sont à des stades différents dans leur adaptation aux nouvelles technologies. Pour en revenir à mon menu chinois, ce qui détermine une situation donnée, au-delà de la nature du gouvernement local, c’est ce qu’il y a dans la colonne B, c’est-à-dire qui sont les activistes. Et le problème des netizens en Chine c’est que leur éventail de choix est assez limité – contrairement à Hong Kong… Dans mes plus récentes études, et cela plus encore depuis le tremblement de terre du Sichuan il y a tout juste un an, je suis devenu plus réservé sur la nature des forums de discussion en ligne en Chine.

28L’un des blogs/forums que j’utilise beaucoup et qui m’intéresse particulièrement s’appelle ChinaSMACK [6]. Son approche est nécessairement plus sociale que politique – en fait pas du tout politique, au moins dans la façon de s’afficher – puisqu’il opère de Chine même. Ce blog a couvert ce qui s’est passé à Hangzhou, par exemple, et l’idée est vraiment de montrer la société chinoise dans tous ses états. C’est un site en anglais qui agrège plusieurs sources d’informations issues des forums chinois. Il s’intéresse vraiment à tout ce qu’il y a de plus brûlant socialement sur la toile chinoise et choisit de traduire – souvent très fidèlement – les histoires et les commentaires qui les accompagnent tels qu’ils apparaissent sur les forums. Sur les questions d’écart de richesse, c’est un blog très percutant. Néanmoins, je suis assez sceptique quant à l’approche générale développée par ce blog, notamment parce qu’il ne fait que pointer du doigt certains des dysfonctionnements de la société, et cela de manière somme toute répétitive, même si les histoires et les contenus changent. Cela m’embête de tomber dans une classification – que ce soit social ou politique, que ce soit libéral au sens américain, gauchiste ou conservateur, etc.

29Le « Forum du pays fort » hébergé par le site du Quotidien du Peuple est un site nationaliste, ultranationaliste même que l’on peut qualifier de gauchiste [7]. À l’opposé, l’on retrouve le forum Cat’s Eye de KDnet, résolument libéral [8]. Pourquoi visite-t-on ce genre de sites, en retenant certains des commentaires qui y apparaissent (quelle que soit l’orientation politique générale du forum) ? Si vous regardez la fréquentation de ces sites : côté « pages vues », vous vous apercevez que seulement 1 à 2 % des gens qui viennent sur ces sites laissent effectivement des commentaires. La question devient alors : que pensent les 98 % restants ? Plusieurs enquêtes montrent qu’en moyenne 90 % des gens qui fréquentent les forums de discussion n’y laissent jamais de commentaires. Il y a donc une vaste majorité de gens dont on ne sait absolument rien. Maintenant, si l’on s’intéresse quand même aux 2 % actifs, pour reprendre l’exemple du Forum du pays fort : que disent-ils ? Est-ce vraiment représentatif ? Absolument pas, car cela dépend entièrement du fait que ces commentaires ont été postés sur Cat’s Eye ou sur le Forum du pays fort… Cela peut-il faire sens de traduire de tels commentaires ? Ils ne représentent rien en réalité ! L’intérêt est bien dans le résumé des différents points de vue, postés à divers endroits et renvoyés dos-à-dos.

30Sur la question « riches versus pauvres » en Chine, d’une très grande actualité, il faut également remettre les choses en perspective, et non simplement dénoncer un état de fait. Au final, il faut pouvoir défendre « un » point de vue, sur une base argumentée. Si l’on prend l’exemple de Global Voices [9], les contributeurs qui repèrent et traduisent les informations ne sont pas censés faire passer leur opinion – selon la charte de l’organisation. En somme, la plupart du temps, ceux qui informent et résument ne tranchent pas, et ceux qui tranchent n’argumentent pas de façon objective. Il n’y a donc pas d’effet d’agrégation dans les leçons que l’on peut tirer d’une situation – on est dans la répétition. Pour reprendre l’exemple du « faux posting » de Hangzhou, argumentant sur « l’utilité relative » des personnes impliquées, son effet sera totalement différent suivant qu’il se trouve sur le Forum du pays fort ou sur Cat’s Eye ! Je comprends parfaitement que les gens fréquentent plus volontiers les forums avec lesquels ils se sentent plus d’affinités, mais du point de vue de l’analyse, j’ai de sérieux doute sur leur signification et sur leur représentativité. Il faut établir des passerelles entre les opinions, et agir plus en éditorialiste à certains moments.

31Entretien réalisé en anglais le 12 mai 2009

Notes

  • [1]
  • [2]
    Traduction littérale du Chinois renrou sousuo : quand un ou plusieurs internautes se mettent à rechercher et à publier en ligne des informations précises se rapportant à une personne soupçonnée ou accusée de s’être livré à des actes compromettants voire illicites ou tout simplement réprouvés par une certaine morale en vue de la discréditer voire de l’humilier.
  • [3]
    Les wumaodang, littéralement le « Parti des cinq maos » (des cinq centimes d’Euros) font référence aux cohortes de commentateurs qui officieraient sur la toile chinoise et internationale à l’initiative d’organisations du Parti communiste chinois, lesquelles les formeraient en amont et les rémunéraient en aval (pour une somme forfaitaire et dérisoire de cinq maos par commentaire). Ce « surnom » moqueur, devenu pratiquement une insulte, a été donné par les internautes chinois eux-mêmes aux commentateurs en ligne visiblement trop proches de la perspective des autorités publiques. Pour les premières références en anglais documentées sur le phénomène, voir l’article du China Digital Times (<http://chinadigitaltimes.net/2008/05/chinese-bloggers-on-the-history-and-influence-of-the-fifty-cent-party/>) et l’article de David Bandurski (<http://www.feer.com/essays/2008/august/chinas-guerrilla-war-for-the-web?searched=Bandurski&highlight=ajaxSearch_highlight+ajaxSearch_highlight1>).
  • [4]
    L’expression « échapper au chat » en chinois – l’équivalent de « jouer à cache-cache » – est devenue quasi idiomatique sur l’Internet en Chine pour désigner un danger là où logiquement il ne devrait pas y en avoir. Pour une description complète et des liens (caricatures, articles, etc.) sur toute l’affaire, voir « “Eluding the Cat” – Bloggers investigate Yunnan prison death » sur le blog de Rebecca MacKinnon, daté du 24 février 2009, <http://rconversation.blogs.com/rconversation/2009/02/eluding-the-cat-bloggers-investigate-yunnan-prison-death.html>.
  • [5]
    Pour plus de détails sur cette histoire, voir les traductions sur le blog de Roland Soong en mai 2009, <http://www.zonaeuropa.com/200905b.brief.htm>.
  • [6]
  • [7]
  • [8]
    <http://www.kdnet.net/> ou <http://club.cat898.com/>.
  • [9]
Français

Roland Soong anime depuis 2003 le plus important blog de langue anglaise sur les heurs et malheurs de la société chinoise contemporaine, EastSouthWestNorth. Depuis Hong Kong, et sur une base quasi quotidienne, il décrypte une histoire ou un événement marquant de l’actualité qu’il choisit au gré de ses virées incessantes sur la toile chinoise. Son travail de traducteur et de « passeur » d’information s’accompagne d’analyses toujours pertinentes et souvent satiriques. Pillé par les journalistes et les observateurs étrangers, son travail obéit à deux objectifs : conduire à ce que chacun se forme sa propre opinion ; révéler la sophistication toujours plus poussée des internautes chinois, en dépit des contraintes qui pèsent sur eux.

Mots-clés

  • Internet
  • blog
  • Roland Soong
  • Chine
  • EastSouthWestNorth
Entretien de 
Éric Sautedé
Éric Sautedé est diplômé de l’IEP de Paris et vit en Asie depuis 1994. Ancien rédacteur en chef de Perspectives chinoises (CEFC, Hong Kong), il a également été le rédacteur en chef de la revue bilingue anglais – chinois de l’Institut Ricci de Macao, Chinese Cross Currents. Il est depuis 2003 coordinateur du programme de science politique de l’Institut inter-universitaire de Macao. Ses recherches et publications s’intéressent tout particulièrement au développement de l’Internet dans le monde chinois et aux transformations du politique en Asie.
Courriel : <esautede@iium.edu.mo>.
avec 
Roland Soong
à propos de son blog « EastSouthWestNorth »
Roland Soong est ingénieur en chef de Kantar Media Research, la seconde plus importante société de recherche sur les médias du monde. Ses multiples activités l’ont conduit, pendant divers moments de sa vie, à s’intéresser à la télévision, à la radio, à la presse écrite et à Internet. Roland Soong est le blogueur qui se cache derrière le site de langue anglaise EastSouthWestNorth (<www.zonaeuropa.com>) dont le contenu est largement alimenté par des traductions fidèles et néanmoins personnelles d’articles de la presse chinoise.
Courriel : <eswn@zonaeuropa.com>.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/31504
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