1Dans l’histoire moderne et contemporaine de l’humanité, l’évolution sociale résulte souvent de la révolution industrielle et technologique que nos sociétés ont subi sous des formes diverses et avec des conséquences différentes.
2Dans les pays asiatiques, des innovations dans les TIC exercent depuis une dizaine d’années leur influence sur la vie quotidienne et ont des effets différents. Ainsi, en Corée du Sud s’est développé un mouvement de journalisme citoyen avec le fameux website OMN (OhmyNews). Par ailleurs, dans la société chinoise, des forums publics sous la forme d’agora électronique ont vu le jour, au fur et à mesure de l’essor des TIC qui ont changé profondément les mentalités comme le comportement des Chinois, qu’ils soient citadins ou ruraux.
3Au même moment, de vives controverses sur la raison techno-numérique ont été lancées. Nombreux sont ceux qui s’interrogent sur la révolution amenée par les TIC, notamment quand elle se produit dans des pays se trouvant dans une transition politico-économique, ce qui peut donner lieu à de nouveaux problèmes sociaux aux effets secondaires significatifs.
Réalité et implication paradoxale
4Tout comme d’autres pays voisins, la Chine a connu dès le début des années 1990 une forte évolution des TIC. Si le vrai développement de la Toile en Chine a débuté le 20 avril 1994, c’est qu’à partir de cette date un réseau chinois de nature éducative et scientifique (NCFC) a réussi sa Full Function Connection (connexion à toutes fonctions) avec Internet. Dès lors, la Chine est internationalement reconnue en tant que pays équipé d’Internet. L’année 1998 est considérée comme un jalon historique de l’évolution du Net pour deux raisons : en premier lieu, le nombre d’internautes a dépassé le million, en second lieu, à partir de cette année, est mis à jour tous les six mois un rapport national sur l’Internet chinois, réalisé sous l’égide de l’État par le CNNIC (China Internet Network Information Center).
Évolution du nombre des internautes en Chine

Évolution du nombre des internautes en Chine
5Selon une enquête récente, réalisée au premier trimestre 2009, le nombre total d’internautes en Chine a atteint 316 millions [1] (un Chinois sur quatre est donc un web-citoyen) : ceci équivaut approximativement à l’ensemble démographique du Japon et du Brésil. La Chine reste donc, devant les États-Unis, le premier pays dans le monde en nombre d’internautes. Au sein de cette population s’activent 162 millions de blogueurs [2].
6Parmi ces 316 millions, une majorité est relativement jeune : 84,7 % ont moins de 39 ans (soit 268 millions), tandis que les tranches d’âge de 10-19 ans et de 20-29 ans (le groupe constitué des internautes nés durant les années 1980-1990) représentent 66,7 %. Cette forte proportion de jeunes pourrait expliquer pourquoi la plupart des opinions exprimées sur le Net sous forme de forums, de tchats, de blogs et de commentaires, sont sensibles à la réalité sociale et dynamique dans l’écriture, mais souvent immatures dans l’analyse et la critique.
7Néanmoins, la révolution numérique a eu une conséquence paradoxale. D’une part, la propagation d’Internet et son développement continu n’ont cessé d’accompagner l’accès de plus en plus facile aux informations et aux connaissances au sens large. D’autre part, la confusion des rôles sociaux, la dégradation de la moralité ou l’aliénation de la personnalité sont visibles, problèmes directement liés à la virtualité, à l’échange en temps réel, à l’interactivité et à l’anonymat du Net. Certains aspects de la personnalité des web-citoyens sont amplifiés et déformés. L’euphorie exprimée dans le Net évoluerait ainsi vers une forme de fausse conscience.
8Agora électronique d’aujourd’hui en Chine, comme dans le reste du monde, Internet constitue un nouvel espace dans sa dimension comme dans la vitesse de circulation pour le débat public. Les web-citoyens participent à des thèmes communs, en des lieux différents, formant « une communauté imaginaire de l’opinion publique ». Il en résulte que des Chinois inconnus les uns des autres, répartis dans les quatre coins du pays, s’expriment dans un anonymat qui leur permet non seulement de se protéger lors de leur prise de parole, sans assumer aucune responsabilité, mais aussi d’observer les discours des autres sans y intervenir. « Il est très difficile à contrôler. Vous pouvez censurer tous les dossiers, mais il est dur de trouver une simple personne qui puisse prendre la responsabilité… » avance Michael Anti, un éminent blogueur chinois [3].
Narcissiques [4] ou solipsistes
9Les blogueurs chinois partagent une spécificité : ils sont extrêmement désireux d’être reconnus et appréciés par les autres. Ce phénomène s’est généralisé, en particulier chez les jeunes internautes (environ 211 millions, soit 66,7 % de la population du Web). Fruit de la politique nationale de l’« enfant unique » appliquée en Chine depuis la fin des années 1970, il existe une communauté sociodémographique importante dont les membres sont tous ou presque des « enfants uniques ». Comme la Generation Y américaine, les jeunes Chinois, nés dans les années 1980 ou 1990 (l’époque de l’ouverture vers l’extérieur et du boom économique), se font appeler « Post-80 » ou « Post-90 » (respectivement « Génération des années 1980 » et « Génération des années 1990 »), reprenant l’expression d’Echo Boomers (enfants du Boom) aux États-Unis.
10Cette génération est généralement gâtée et a grandi dans un espace social et psychologique limité ou fermé et dans une structure familiale pyramidale. Ces jeunes sont entourés dès leur naissance par les parents et les quatre grands-parents. Ces « Post-80 » ou « Post-90 » sont plus indépendants et plus égoïstes que les générations précédentes. Ils portent une empreinte typique de l’époque : conscience de soi, auto-identification, autodétermination et auto-admiration.
11Presque tous ces adolescents ont partagé une expérience demandée à l’école par les instituteurs : écrire leur journal intime. Ce genre d’exercices de composition se terminait sans exception par une lecture publique en classe devant tous les autres camarades. Si un journal pouvait être considéré comme un livre, il n’y avait normalement qu’un seul lecteur, à savoir l’auteur lui-même, en raison du caractère intime de ce genre d’écrit. Grâce à cet exercice, on pouvait se parler à soi-même, s’admirer, se confesser ou se critiquer. Cependant, la publication du journal d’un petit écolier conduisait à un double effet : une langue de bois sans aucune personnalité (puisque aucun écolier ne voulait rendre publique son intimité), ou se faire remarquer, mais avec dissimulation. Tout dépendait du caractère de chacun.
12À l’ère numérique, le blog est un dérivé électronique de ce journal intime. Initialement, un blog était avant tout un espace dans lequel étaient proposés des impressions, des réflexions ou des sentiments personnels. Il ne pouvait être partagé avec des amis intimes ou extrêmement proches, restant limité à un espace relativement privé. Au fur et à mesure, la nature de ce journal a changé, lorsqu’il s’est transformé en interface de l’espace public. Les lecteurs connus ou inconnus pouvaient tous partager le plaisir, la joie, la colère, la tristesse et le chagrin – tout ce qui appartenait à l’auteur. Cet « exhibitionnisme » pourrait correspondre à la psychologie voyeuriste des lecteurs. La frontière entre l’espace privé et l’espace public a ainsi disparu. Avec la confusion du réel et de la fiction, des web-citoyens ont vécu une « mauvaise » expérience semblable au stade du miroir (Lacan), prenant l’image sur le Net pour une image du réel.
13D’après la théorie lacanienne du miroir, se faire remarquer a, en général, un double effet qui se traduit par l’amplification et la déformation, effet ici favorisé par Internet. Par conséquent, il se produit à la fois un fractionnement en tribus et une sous-culture de l’Internet, puisque le cyberespace reste en Chine une interface importante (la seule) de l’expression libre et ouverte, alors qu’il est dans les pays occidentaux plutôt un espace marginal ou complémentaire.
14Rêveurs, fiers, prétentieux ou orgueilleux, les blogueurs narcissiques en Chine se contentent de présenter par le texte, la vidéo ou la photographie leur physionomie, leurs talents, leur intelligence, leurs compétences ou tout ce qui leur plaît. Par rapport à une réalité grise et décevante, le Net leur sert sans aucun doute de vecteur de liberté. L’écran prête aux internautes une interface, comme un miroir dans la vie quotidienne. La différence réside dans le fait que l’écran reflète le cœur, alors que le miroir reflète la physionomie. « La première fonction du blog consiste à se présenter. L’homme n’était qu’une adresse IP avant l’émergence du blog, personne ne savait que tu n’étais pas un chien. Le blog a tout changé, en permettant de mieux se faire connaître », témoigne FANG Xingdong, fondateur de <www.blogchina.com>.
15Sociologiquement et psychologiquement, le phénomène narcissique, caractérisé par un désir constant de se faire remarquer et de se faire valoir, pourrait être interprété en établissant un lien entre les particularités de l’époque et la structure de la personnalité. Voici un cas significatif : Muzimei, pseudonyme sur le Net d’une ancienne journaliste de Canton et pionnière de la web-littérature en Chine, a commencé à être très vite célèbre après la publication de son journal érotique. Elle a avoué sans aucune hésitation : « Je suis très narcissique. Le seul avantage de la célébrité signifie que mes paroles seront prises en considération par des autres [5]. »
16Par essence, les relations interpersonnelles sur le Net sont des occasions d’explorer différentes possibilités d’identification. On se demande si les gens aimant lire les blogs ont, eux aussi, une tendance narcissique dans leur personnalité. Le comportement des blogueurs ou lecteurs narcissiques s’interprète donc par une projection de persona (C. G. Jung) appartenant à un archétype de conformité dont la formation est généralement indispensable et étroitement liée à la culture politique de la société chinoise (qui a besoin d’ailleurs des personae). En tant que base de la vie publique, la persona peut permettre aux gens de communiquer, de mieux connaître la société et d’être reconnus par celle-ci. Cependant, si les blogueurs s’abandonnent excessivement à l’identification à une persona, ils vivront dans une tension permanente, s’éloignant de leur nature propre.
17Le narcissisme s’amplifie et se développe facilement parmi les blogueurs, car la fréquence des visites les encourage à continuer. Il peut augmenter jusqu’à utiliser des formes d’auto-persécution. Certains internautes n’hésitent pas à se déprécier ou à se sacrifier avec leurs propres histoires inventées ou truquées pour attirer au maximum l’attention du public.
Web mobs : le clavier utilisé comme une arme
18La politisation du débat sur le cyberespace constitue une autre spécificité en Chine. Actuellement sur le Net chinois, les polémiques sur les problèmes sociaux et leurs solutions sont très animées. Les internautes, notamment les plus jeunes, y jouent un rôle non négligeable et s’y expriment très librement et parfois anarchiquement, au nom de la démocratie et de la liberté d’expression, communiquant et échangeant à leur guise.
19Presque tous ces web-citoyens chinois ont une ambition d’engagement politique, mais peu de chance de la réaliser. Paradoxalement, ils sont partisans de la démocratie, mais avec des compréhensions divergentes. Ils refusent les valeurs occidentales, mais s’intéressent peu à la doctrine communiste ; ils sont nostalgiques du courage du président Mao à l’égard des superpuissances mais détestent le régime autoritaire ; ils sont favorables à l’ouverture du pays vers l’extérieur, mais ils critiquent les problèmes sociaux nés avec la croissance économique ; ils sont sceptiques vis-à-vis de la réalité, mais optimistes pour l’avenir du pays. En ce qui concerne les relations de la Chine avec l’extérieur, leur sentiment, même s’il est critique, relève davantage du nationalisme à la chinoise que du patriotisme.
20Accompagnant la croissance du nombre d’internautes et du temps d’utilisation, une expression s’est répandue comme une épidémie : web mob (en anglais : gang du Net). Cela désigne non seulement les internautes abusant de leur temps de parole, mais aussi un phénomène de violence verbale. On a commencé par s’injurier dans des forums, puis dans des blogs. Le phénomène a évolué jusqu’à adresser collectivement des insultes à quelqu’un et à le terrifier socialement. Au décollage du Net, on croyait que tout ce qui se passait sur le Net était virtuel et irréel. Aujourd’hui, Internet a bouleversé la société chinoise dans tous les domaines, la politique comme l’économie, la culture comme l’éducation, la psychologie comme le comportement, le mode de penser comme la façon de communiquer. Rien n’échappe à son influence.
21Des communautés virtuelles ont commencé à se former par intérêt commun, parce qu’elles partagent la même idéologie ou la même psychologie. Ces communautés se sont réunies dans l’agora électronique, qui est, au lieu d’un espace physique, un « espace commun métathématique », selon un philosophe canadien [6]. D’après sa théorie, cet espace ne se limite pas à un thème fixe, mais il est au contraire co-construit par des forums thématiques se concentrant sur un sujet commun de débat, mais à des moments différents. Les membres des forums ne se rencontrent guère physiquement, mais ils peuvent, en échangeant des points de vue communs, arriver à un consensus, amplifié par le Net.
22Ce phénomène a probablement commencé avec l’émergence des « Fen qing » (jeunes en colère). L’expression chinoise est en fait une abréviation de « fen nu [colère] qing nian [jeune] » en « fen qing », renvoyant à une communauté d’une nouvelle génération qui ose s’exprimer d’une manière audacieuse, notamment de manière plus émotionnelle que rationnelle.
23Tirée d’un film de Hong-Kong, Jeunesse en colère, produit en 1973, l’expression traduisait le mécontentement face à la réalité et le désir de changement des jeunes Hongkongais. Elle a évolué jusqu’aux années 1990. L’effet du boom économique et de l’essor des TIC a permis aux jeunes Chinois de participer à des débats sur les affaires intérieures comme extérieures. La communauté des Fen qing est constituée essentiellement de lycéens et d’étudiants. Ces jeunes internautes ne croient pas vraiment ce que les médias, le gouvernement et l’école leur ont inculqué, préférant des points de vue issus de sources officieuses ou d’Internet.
24Ils s’inspirent d’un héros appelé Kira (killer prononcé à la japonaise), présent dans un film japonais, Death Note, qui a été adapté d’un manga du même nom. Kira est un étudiant qui s’est donné pour mission de punir tous ceux qui sont sans foi ni loi, et d’extirper l’hypocrisie du monde réel, en vue de construire une société sans crime. Les Fen qing sont persuadés que tous les malfaiteurs doivent être punis, soit par la loi, soit par la force morale. Cependant, « sous-informés » en connaissances, limités dans leur vision et trop émotionnels dans leurs interventions, ces internautes ne parviennent pas à trouver des arguments favorables et convaincants. Ils essayent d’imposer leurs vues à l’aide de sophismes ou en lançant des injures dans le débat. Dans les années 1990, leur mécontentements et leurs critiques se sont étendus à des événements locaux de la vie quotidienne, et ils ont commencé à s’intéresser à ce qui se passe dans les quatre coins du pays ou dans le reste du monde.
25En Chine, l’idée que l’on pourrait trouver sur Internet un monde complètement différent de la réalité relève d’une illusion techno-romantique. Le Net y est une extension de la vie réelle et même l’anonymat ne demeure qu’une fausse apparence. Si une personne ayant fourni de l’information sur le Net peut rester anonyme ou se cacher, c’est parce que cette personne n’intéresse pas suffisamment pour que d’autres internautes aient décidé de la démasquer.
26Lorsque des articles publiés ou des événements réellement arrivés ne leur plaisent pas, ces communautés déclenchent leurs attaques sans hésiter et en « utilisant le clavier comme arme ». La tactique la plus efficace est le fameux « ren rou sou suo » (human flesh search engine en anglais). Ce terme étranger, inventé par les internautes chinois, signifie que des millions de personnes travaillent ensemble et bénévolement, comme « moteur de recherche de chair humaine ».
27Le phénomène date de l’année 2001. Un web-citoyen a publié sur le Net une photo de sa belle « copine » et s’en est vanté. Peu de temps après, quelqu’un a révélé dans un commentaire la véritable identité de la jeune fille, en reprenant ses nombreuses informations personnelles. La pseudo-copine du blogueur était représentante de la société informatique américaine Microsoft. Depuis lors ce « moteur de recherche de chair humaine » a démarré en Chine. Cinq ans plus tard, en février 2006, une série de photos et une vidéo montrant une jeune femme brutalisant sadiquement un chat ont été rapidement diffusés sur des portails Web importants. Choqués par cette barbarie, les internautes se mobilisent collectivement et, pour la première fois, mettent en œuvre ce mode de recherche. En une petite semaine, la personne concernée ainsi que ses données personnelles telles que nom et prénom, date et lieu de naissance, numéro de téléphone, adresse domiciliaire, lieu de travail… ont été exposées sur la Toile. Cette femme a ensuite subi des reproches, des injures et des menaces ; finalement, elle a été licenciée sous la pression de l’opinion publique. Les auteurs ont été donc encouragés à ce type de traque.
28Par la suite, les mêmes phénomènes se sont reproduits, qu’il s’agisse d’événements publics, de mouvements anti-corruption, de revendications de dettes, de crises sentimentales, de violences familiales ou de divergences de points de vue. Dans ces réactions, en outre, se mêlent des « événements » montés ou truqués. Ce genre d’opération conduit à des conséquences horribles, dont la plus grave peut être le suicide de la personne concernée. Cela nous évoque, par association d’idées, ce qui s’était passé pendant la Révolution culturelle, un mouvement politique et vandale (1966-1976) durant lequel aucun droit individuel ne pouvait être protégé, tandis que chacun pouvait, sans foi ni loi, faire ce qu’il voulait sans la moindre responsabilité, ni la moindre crainte de sanction verbale ou physique.
29À présent, synonymes de commandos de bonnes mœurs et de lynchage sur la Toile, les web mobs sont de plus en plus inquiétants. Si le « moteur de recherche de chair humaine » pouvait être considéré comme une nouvelle forme de dazibao [7], mais en version électronique, les web mobs, avec leur manière d’agir, seraient de nouveaux gardes rouges [8].
30En fait, la conduite des web mobs reflète une inconscience collective qui s’incarne dans la réalisation de l’archétype (C. G. Jung). Malgré le risque d’être injuriés ou attaqués par l’human flesh search, des intellectuels ou des élites de différentes couches de la société chinoise ont exprimé courageusement et publiquement leur mécontentement ou leur opposition à l’égard de cette violation des droits des personnes. Au sein de la communauté des Fen qing, les membres ont finalement réfléchi et pris peu à peu conscience des conséquences critiquables de leurs interventions.
Conclusion
31Cette implication paradoxale ne s’est pas pour autant arrêtée. Sous la pression d’une concurrence acharnée entre individus, le narcissisme sur le Web serait éventuellement une autre manière de développer un sentiment d’euphorie et de confiance en soi. Un nouveau phénomène, l’auto-human flesh search est à la mode parmi les jeunes cols blancs angoissés. Dans un reportage publié dans un quotidien local de Shanghaï, on peut lire que Mlle Zhang, travaillant dans une entreprise occidentale de la ville, est tellement intoxiquée par cette auto-human flesh search qu’elle recherche quotidiennement sur le Net toutes les informations la concernant, avec comme mot-clé son propre nom et prénom [9].
32Par la circulation fluide des informations et par les débats rendus possibles dans l’espace public, l’expression libre sur le Web favorise, dans tous les pays asiatiques comme en Chine, le pluralisme des opinions ainsi que la construction d’une société civile. Mais les internautes courent un risque de perte d’identité, voire de perte d’Offentlichkeit au sens habermassien du terme. Par nature opposée à l’ordre et à la norme, la web-culture exerce une action contre l’autorité et le tabou, mais il en résulte un désordre de la personnalité : l’introversion (pour les narcissiques) et l’extraversion (pour les mobs). Si les médias traditionnels caractérisés par le one to many (« d’un point à de multiples points ») pouvaient être remplacés par Internet – un moyen de communication many to many (« de multiples points à de multiples points ») –, nous aurions plus de liberté et nous pourrions devenir tous des experts dans tel ou tel domaine. Cela semble tellement facile que l’on ne peut s’empêcher de rêver à la mesure qui permettrait d’éviter que, à l’ère des TIC en Chine, la liberté ne dégénère en abus des droits individuels, tandis que la démocratie deviendrait un synonyme d’anarchie.
33Dans une société où prédomine la tradition du collectivisme, la conscience solipsiste est facilement valorisée, une fois qu’elle a trouvé un contexte à sa convenance. Le réel problème est que les conséquences liées au fait de parler ou de discuter sans réserve sur le Web troublent l’ordre social, abîment le système des valeurs et menacent la base fragile de la culture contemporaine chinoise.
34Qu’Internet devienne le paradis pour la liberté d’expression ou un cimetière pour la démocratie est une vraie question posée aux usagers chinois. Elle obsède aussi le monde intellectuel.
Notes
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[1]
Chiffre cité par XI Guohua, vice-ministre de l’Industrie et de la Technologie de l’information de Chine, à l’occasion du Boao Forum for Asia Annual Conference 2009 (« Forum Davos asiatique », 17-19 avril 2009, Boao, Chine), issu des statistiques du 1er trimestre 2009 de CNNIC (China Internet Network Information Center).
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[2]
23e Rapport national sur l’Internet en Chine, CNNIC (China Internet Network Information Center), janvier 2009.
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[3]
M. Magnier, « Cyberspace gumshoes are afoot in China », Los Angeles Times, 23 novembre 2008.
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[4]
Wang Xiaojie, « Le narcissisme : s’extérioriser ou se déprimer », International Herald Leader (bi-hebdomadaire national chinois), 13 septembre 2005.
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[5]
<http://www.szblogs.com/blog/user2/welmm/index.html>, 6 décembre 2004.
-
[6]
Ch. Taylor, Modern Social Imaginaries, Durham et Londres, Duke University Press, 2004.En ligne
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[7]
Dazibao : « Journal mural chinois, souvent manuscrit, affiché dans les lieux publics », Le nouveau petit Robert, Paris, 1995. Cette forme d’expression au sens de « journal en gros caractères » chinois était utilisée durant les campagnes politiques d’après 1949. Tout le monde pouvait exprimer très librement ce qu’il voulait sur les dazibaos sans aucun respect ni contrainte de droit. Il en résultait énormément d’injures, de rumeurs et d’attaques personnelles. Considérés comme une menace pour le pouvoir et la stabilité sociale, il furent interdits dès 1979.
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[8]
F. Bobin, « Internet : les nouveaux gardes rouges », Le Monde, Supplément spécial, 24 août 2008.
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[9]
Zhang Yulei, « Col blanc angoissé et auto-human flesh search », Youth Daily, 17 février 2009.