CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Romancier britannique généralement étiqueté « écrivain d’anticipation », ou parfois même de « science-fiction », J.-G. Ballard s’avéra être surtout un incroyable observateur de la société contemporaine, repérant ce qui la « travaille » en profondeur sans que ses membres n’en soient toujours véritablement conscients : l’hégémonie automobile, l’emprise diabolique de la télévision, les enclaves résidentielles sécurisées, les tours (ces impasses verticales), la xénophobie, l’ultra-individualisme obligatoire, la misère grandissante de la vie affective, la tyrannie de la publicité, la normalisation de tous les domaines de l’existence... Ses romans relevaient, dit-il, de la real-fiction. La science y occupe peu de place ; quant à la fiction, elle décode la réalité, réalité qu’il peint minutieusement sans effets inutiles avec une écriture sobre et plutôt efficace. À Jérôme Schmidt, en 2008, il confiait : « Ma science-fiction, puisqu’il faut bien l’appeler comme ça, est plus une real-fiction, comme on parle de real-politik : elle appréhende le réel comme une myriade de réalités floues ; elle tente de tracer les contours d’un monde contemporain, que beaucoup tendent à placer dans le futur, proche ou non. »

2Né à Shanghaï, où son père est directeur de la succursale d’une firme de Manchester spécialisée dans la production textile, il se retrouve, avec sa famille, interné durant trois ans dans un camp japonais pendant la guerre, ce qu’il racontera en extrapolant quelque peu dans Empire du soleil, qui sera adapté au cinéma par Steven Spielberg. Après la guerre, il s’installe en Angleterre et commence des études de médecine qu’il abandonne au bout de trois ans et il se met à écrire des nouvelles. Son premier texte publié, en 1956, paraît dans le magazine New Worlds. Il emménage dans un banal pavillon à Shepperton, non loin de Londres. C’est là, après le décès de sa femme, qu’il élève seul ses filles, et qu’il construit toute son œuvre. À Henriette Korthals-Altes qui lui demande, en 2001, « Pourquoi restez-vous à Shepperton ? », il répond : « C’est un excellent poste d’observation. Tous les changements sociaux prennent corps dans la banlieue parce que les gens disposent d’un revenu plus élevé et qu’ils sont à la fois plus libres et plus seuls. La télévision, l’échangisme, le fast-food, les locations vidéo et la culture d’aéroport ont d’abord fleuri en banlieue. »

3En effet, il regarde autour de lui et ce qu’il observe lui sert directement à élaborer ses histoires, à nourrir une intrigue, à décrire un paysage. Toujours dans le même entretien, il précise : « La banlieue, du moins en Angleterre, est le baromètre du changement. La violence y est contenue et on s’y comporte à merveille. Je crois que nous vivons dans une société “surrégulée”. Le degré de liberté qu’avaient mes parents était bien supérieur à celui dont jouissent les jeunes générations d’aujourd’hui. À peu près tous les domaines de notre vie sont normalisés : comment nourrir ses enfants, comment les élever, leur scolarisation. (…) Et puis, il y a les polices intellectuelles : le politically correct qui surveille subrepticement nos comportements les plus intimes. Plus une société est civilisée et normée, moins elle a de choix moraux à faire. Aujourd’hui, le seul dilemme auquel on est confronté est le choix entre deux paires de baskets. » Son univers est ici et son temps est maintenant.

4Il n’invente pas de nouveaux procédés techniques, pas plus qu’il ne met au point de nouvelles molécules. Son imagination radicalise ce qu’il remarque çà et là. Il le dit à Jérôme Schmidt, en 2008 : « Quand j’ai écrit Le Vent de nulle part, j’étais parti de l’idée que les mégastructures urbaines ne tiennent qu’à peu de chose. On l’a vu avec Katrina, ou avec le tremblement de terre de Mexico : c’est un jeu de cartes plus ou moins stable. Le territoire de la mégalopole m’intéresse, qu’il soit peuplé ou non : ses marques (comme dans L’Île de béton), ses ruines (Le Vent de nulle part) ou sa disparition sont des lieux d’accélération et de concentration de la fiction. »

5Nulle tentation de futorologie dans ses romans, il n’invente pas des architectures inédites ou des engins volants non identifiés, il fait évoluer ses personnages dans des tours, des gated communities, des centres commerciaux, des autoroutes, des maisons ordinaires, tout un environnement auquel sont habitués ses lecteurs. Ce qui leur procure peut-être l’illusion d’une légère anticipation résulte du fait qu’il force le trait de certains éléments et comportements de la vie moderne, l’isolement, le consumérisme absolu, la non-communication, la violence gratuite, l’indifférence à l’autre, la manipulation par les médias, l’auto-censure, le fanatisme, etc. Il n’hésite pas à créer des surprises, ce qui confère à certaines scènes un halo surréaliste. Il faut préciser qu’il affectionnait la peinture surréaliste (Dali, Ernst, Magritte…) car, disait-il, « les surréalistes peignent ce que nous avons à l’intérieur de nos têtes », et il s’était offert la copie du tableau de Delvaux, « Le miroir », détruit en 1940 et peint en 1936…

6Avec « La trilogie du béton », il exacerbe les obsessions qui tenaillent bien des individus des années 1960 et 1970, ainsi va-t-il érotiser l’automobile et sexualiser l’accident (Crash, 1973, adapté au cinéma par David Cronenberg), traumatiser un « bon citoyen » en brouillant ses références (L’Île de béton, 1974) et semer la zizanie au sein d’une (fausse) communauté d’habitants d’une même tour de 40 étages (I.G.H., 1975). Trois autres romans ont pour cadre, une enclave résidentielle sécurisée : là encore il ne fait que généraliser une forme de regroupement humain en rupture avec la ville (comme l’était déjà la tour) qui en une vingtaine d’années s’est imposée comme un produit immobilier particulièrement juteux pour ses promoteurs, de la Chine au Brésil, des États-Unis à l’Inde, de la Pologne à la Turquie, de l’Afrique du Sud à l’Égypte.

7Le massacre de Pagbourne (retraduit récemment sous le nouveau titre de Sauvagerie) se veut une enquête menée par le docteur Richard Greville, au nom de la CIA, dans un « quartier privé », en grande banlieue de Londres, plutôt luxueux et tranquille, où la police a trouvé 32 cadavres (les propriétaires des villas) et dénombré 13 disparitions (leurs enfants). Il s’agit d’une fable terrible où le bonheur aseptisé qui règne dans cet ensemble urbain si bien jardiné, à la vie réglée comme du papier à musique, alimente la folie meurtrière d’enfants voulant rompre avec la perfection et accéder à un autre monde qu’ils imaginent et dans lequel ils assassinent, selon un plan machiavélique, à la même minute – ou presque – leurs parents… La Face cachée du soleil se déroule en Espagne, dans une station balnéaire privatisée, bardée de caméras de vidéosurveillance et arpentée en permanence par des vigiles, ce qui n’empêchera pas d’innombrables délits (viols, incendies, trafic de drogue…) sur fond d’indifférence et d’ennui.

8Super-Cannes met à plat I.G.H. ; nous retrouvons l’étude quasi entomologique d’une population résidant dans une même co-propriété, horizontale cette fois-ci. Par ce biais, l’auteur dispose d’un microcosme, véritable métaphore de la société, qu’il utilise comme laboratoire de tous les dérèglements (sexuels, affectifs, politiques, violents…). Il précise à Henriette Korthals-Altes : « Dans Super-Cannes, j’ai voulu explorer la psychologie des parcs d’activités high-tech qui rassemblent des filiales de toutes les multinationales et sont peuplés exclusivement de cadres de haut vol. Ce qui m’intéressait était de voir l’évolution d’une société, faite de déracinés, où le lien social est uniquement professionnel et la stabilité uniquement financière. » Les personnages sont paradoxalement contraints à la folie par la sur-raison qui domine leur univers clos et qui les fragilise. Trop de sexualité mécanico-hygiénique ne remplace pas la relation amoureuse ; trop de supériorité, d’excellence et de rivalité n’autorise aucun relâchement et transforme certains individus, apparemment sains d’esprit, en de véritables tueurs partant à la chasse aux immigrés, etc.

9Ces déviances, ces transgressions, ces dysfonctionnements apparaissent comme des remèdes négatifs, en quelque sorte, à ces individus sûrs d’eux au point de ne plus avoir le sentiment d’exister, de douter, d’hésiter… Le monde parfait – le parc à thèmes – où tout est prévu, recèle, sans le savoir, des petits grains de sable qui viennent enrayer la machinerie prétendue imparable. Il serait assez facile de lister les essayistes, venant des diverses sciences humaines et sociales, dont les ouvrages de fait corroborent les analyses de J. G. Ballard, que l’on songe à Jean Baudrillard, Marc Augé, David Harvey, Mike Davis, Zygmunt Bauman, pour n’en citer que quelques uns… Pourtant, ses fictions n’alimentent guère la réflexion théorique, comme quoi les « mondes clos » ne sont pas seulement ceux des quartiers sécurisés et des centres commerciaux, mais aussi de certaines disciplines !

10Comment saisir les mutations de la société de consommation à l’heure de la suprématie communicationnelle sans lire Kingdom Come ? Ce roman (en français « Que notre règne arrive », plus justement traduit par « que ton règne vienne ») relate la mainmise d’un centre commercial (le « Métro-Centre ») sur toute une région. La chaîne télévisuelle qu’il émet est regardée avidement par tous les habitants et son présentateur fétiche – éternellement bronzé, souriant et propre sur lui, le « gendre idéal » – exerce une réelle fascination sur chacun, au point de distiller toute une idéologie fascisante et de cautionner les ratonnades que les « bons » Anglais exécutent sur les Indo-Pakistanais et autres réfugiés kosovars. Le centre commercial est le temple de la consommation qui chaque jour et chaque nuit reçoit ses fidèles qui communient à la gloire du marché sur fond d’ambiance sonore empruntée aux hymnes nazis ! L’équipe sportive, sponsorisée par Métro-Centre, cristallise toutes les passions collectives, et ses supporters endoctrinés et manipulés agissent comme les militants d’un ordre nouveau autoritaire visant à contrôler l’ensemble du territoire urbain irrigué par la télévision du centre commercial.

11Tout le monde n’appréciait pas une telle charge contre la société de consommation à son stade communicationnel, et certains considéraient que l’auteur se répétait un peu trop. Ainsi Tim Martin dans The Independant on Sunday (traduit dans Courrier international n° 834, 26 octobre/1er novembre 2006) notait : « Kingdom Come est un vigoureux tour d’horizon des obsessions actuelles de Ballard, ce qui suffit à le placer au-dessus d’une bonne partie de la littérature contemporaine. Mais il aurait été nettement plus captivant s’il s’était différencié par l’intrigue, la thématique, les personnages et les dialogues des trois précédents livres de l’auteur. (…) Des pans entiers de dialogue se retrouvent pratiquement mot à mot d’un roman à l’autre. Des personnages typiquement ballardiens – psys mégalomanes, stars du petit écran en déliquescence, femmes médecins zélées mais fragiles – se rassemblent pour dire consciencieusement leurs répliques, formulées, quel que soit le locuteur, dans un style indirect un peu vieillot. »

12Il est vrai qu’un sentiment de déjà lu peut envahir le lecteur, mais sans gâcher pour autant son plaisir, car la manière dont J. G. Ballard décryptait l’invisible de nos comportements demeure exemplaire. À Henriette Korthals-Altes qui lui demandait s’il était nihiliste, J. G. Ballard rétorqua : « Je suis plutôt d’un tempérament joyeux, même si mes lecteurs peuvent avoir une impression différente. Mes livres sont des romans à idées, des allégories qui peuvent fonctionner comme des mises en garde, dans la tradition – je l’espère – d’Aldous Huxley et de George Orwell. Quelqu’un qui installe un panneau routier “Attention virage dangereux” n’est pas forcément pessimiste. Il m’arrive de montrer un panneau “Attention virage dangereux – accélérer” en guise de test psychologique. Il peut révéler beaucoup chez le conducteur ! » On l’aura compris, J.G. Ballard ne faisait pas dans la dentelle et dénonçait plus qu’il n’annonçait les méfaits des « progrès » techniques et des technologies qui altèrent l’autonomie de chacun plus qu’ils ne la démultiplient. Ballard ? Un indispensable phare qui s’est désormais éteint.

  • Ouvrages de J. G. Ballard

    • La série des « Quatre Apocalypses » : The Wind from Nowhere, 1961 (trad. française, Le Vent de nulle part, Castermann, 1977) ; The Drowned World, 1962, (Le Monde englouti, Denoël, 1964) ; The Drought, 1964, et The Crystal World, 1966 (La Forêt de cristal, Denoël, 1967).
    • La « Trilogie du béton » : Crash !, 1973 (trad. française, Crash, Calmann-Lévy, 1964), Concrete Island, 1974 (L’Île de béton, Calmann-Lévy, 1974) ; High Rise, 1975 (I.G.H., Calmann-Lévy, 1975). Ces trois romans ont été réunis en un seul volume par Denoël en 2007.
    • The Atrocity Exhibition [La Foire aux atrocités], préface de William Burroughs, 1969.
    • The Unlimited Dream Company, 1979 (trad. française, Le Rêveur illimité, Calmann-Lévy, 1980).
    • Hello America, 1981 (trad. française, Salut l’Amérique !, Denoël, 1981).
    • Empire of the Sun, 1984 (trad. française, Empire du soleil, Denoël, 1985).
    • The day of Creation, 1987 (trad. française, Le Jour de la Création, Flammarion, 1988).
    • Running Wild, 1988 (trad. française, Le Massacre de Pangbourne, Belfond, 1992 ; nlle trad., Sauvagerie, Tristam, 2008).
    • The Kindness of Women, 1991 (trad. française, La Bonté des femmes, Fayard, 1992).
    • Rushing to Paradise, 1994 (trad. française, La Course au paradis, Fayard, 1995).
    • Cocaine Nights, 1996 (trad. française, La Face cachée du soleil, Fayard, 1998).
    • Super Cannes, 2000 (trad. française, Super Cannes, Fayard, 2001).
    • Millenium People, 2003 (trad. française, Millenium People, Denoël, 2005).
    • Kingdom Come, 2006 (trad. française, Que notre règne arrive, Denoël, 2007).
    • Miracles of life. Shangai to Shepperton. An Autobiography (2008).
      La plupart des nouvelles écrites par J. G. Ballard de 1956 à sa mort sont traduites en français et regroupées en trois volumes, parus et à paraître, aux éditions Tristam (à partir de 2008).
  • Études et sites web sur J. G. Ballard

    • « Ballard », Science-Fiction, n° 1, Denoël, 1984.
    • « Entretien avec J. G. Ballard, par Henriette Korthals-Altes », Lire, juillet-août 2001.
    • J. G. Ballard, hautes altitudes, par Jérôme Schmidt et Émilie Notéris (dir.), Alfortville, éd. Ère, 2008.
    • Les sites Web <http://www.rickmcgrath.com/jgb.html>, <http://www.jgballard.ca/> et <http://ballardian.com>.
Thierry Paquot
Professeur à l’Institut d’urbanisme de Paris
Université Paris XII - Val de Marne
Courriel : <th.paquot@wanadoo.fr>
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Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/31544
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