1La société de l’information est porteuse – au même titre qu’Internet – de mythes fondateurs similaires aux aspirations de la culture occidentale : démocratie (représentative ou participative), transparence entre pouvoir politique et société civile, information libre et forte gratuité, accès au savoir, autorégulation.
2Or, écrit Jean-Luc Domenach (Où va la Chine, 2002, p. 130) « le régime chinois s’engage sur le marché mondial, mais en restant lui-même, comme une grande puissance per se, afin de figurer, sans payer de prix politique majeur, dans le petit nombre de pays qui profitent le plus de la mondialisation et la contrôlent ». Avec Internet, le régime chinois reste fidèle à lui-même, ayant préconisé un usage et mis en place plusieurs types de contrôle. Trois registres existent, apparus chronologiquement : un contrôle technique, une régulation juridique et sociale et une occupation « de l’intérieur ». Pour des raisons de place, ils sont ici simplement décrits sans analyse détaillée.
L’adaptation (dispositif technique)
3Consciente de l’intérêt d’un réseau et de connexions efficaces à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, la Chine a, dès 1996, décidé d’intégrer le système Internet. L’architecture du réseau a été développée sous l’égide de plusieurs administrations. Il existe quatre grands réseaux qui constituent le Great Firewall et qui forment les seuls points d’accès au pays. Ces backbones (colonnes vertébrales) supportent l’ensemble du trafic à l’échelle du pays, solution qui rend aisée l’installation de filtres et de logiciels spécialisés vis-à-vis des sites locaux et de ceux de l’étranger.
4Dès les années 2000, le pays revendique une approche particulière, comme en témoigne cette déclaration du ministre chinois des Postes et Télécommunications : « Le gouvernement chinois est conscient tant des avantages que des inconvénients de ce réseau […]. Il s’agit d’adopter des mesures contre ce qui peut être préjudiciable à la sécurité du pays et irait à l’encontre des traditions chinoises [1]. » Le contrôle se traduit d’abord par des solutions techniques :
- Instauration d’une liste de mots-clés, dont la réactivité est forte, avec des constantes comme « Taïwan », « démocratie », « Tibet » ou « droits de l’homme ». Ils sont soit mis en place sur les points d’accès, soit mis en œuvre par les opérateurs et fournisseurs eux-mêmes.
- Filtrage d’une liste de sites (avec mise à jour permanente). 500 000 sites seraient jugés contraires aux lois chinoises ou attentatoires à la société [2].
- Des pages provenant de sites censurés peuvent figurer dans les réponses, mais restent inaccessibles. La fonction « cache », soit l’affichage d’une copie de la page indexée, mémorisée sur le site du moteur de recherche, est dans ce cas neutralisée.
La régulation (dispositif social)
5Cet aspect peut être divisé en deux catégories : des règles juridiques ; des prescriptions de comportements envers les citoyens. Dès 1996, un premier texte de loi contrôlant l’accès à Internet et à son contenu a été proposé. Depuis lors, de nombreux textes se sont succédé.
6Parmi les obligations légales, citons :
- Nécessité d’une déclaration et d’une approbation des sites auprès du gouvernement, démarche identique à celle des journaux et autres médias. Interdiction de mise en ligne de toute information non validée par la SPPA (State Press and Publication Administration).
- Pacte d’autodiscipline instauré en mars 2002, c’est-à-dire adhésion volontaire des portails, moteurs et fournisseurs d’accès à une charte de conduite édictée par l’Association chinoise de l’Internet.
- La Beijing Association of Online Media (BAOM) est une association de type professionnelle créée en 2003, regroupant les fournisseurs d’accès et les autres acteurs du Web, nationaux et internationaux, détenteurs d’une licence ou non. Cette association est pilotée par du personnel du Beijing Internet Information Administrative Bureau, lui-même sous la direction du Information Office of the Beijing Municipal Governement. De fait, l’adhésion est quasi obligatoire et le lien entre obtention d’une licence, auto-régulation demandée aux acteurs et contrôle par l’administration se dessine aisément. De fait, le rapport d’activité recense les contenus Internet remarqués par les volontaires du BAOM qui ont fait l’objet d’un signalement soit aux organes gouvernementaux, soit aux gestionnaires des sites [3].
- le blocage d’office du message selon une liste de mots-clés en vigueur sur le site,
- l’annonce « en attente de modération », avec parfois publication,
- le message visible sur l’ordinateur et non pour le public,
- le message supprimé ou non publié après un certain temps,
- les mots « sensibles » remplacés par des étoiles,
- un contenu visible seulement pour les lecteurs hors Chine continentale.
7Le Parti développe une politique et des arguments afin que chacun intériorise les limites et la conduite correcte à tenir. Certains voudront y voir des liens avec le discours officiel sur la société d’harmonie et les valeurs confucéennes.
8On a publié une liste de commandements, manière de suggérer le « bon » comportement aux internautes. Il est ainsi interdit de diffuser des informations qui :
- « violent les principes de base de la Constitution chinoise, mettent en danger la sécurité nationale, révèlent des secrets d’État, incitent à la subversion de l’État où mettent en danger l’unité du pays ;
- portent atteinte à la réputation du pays ;
- développent la haine, le racisme et mettent en danger l’harmonie ethnique du pays ;
- violent les lois nationales sur la religion, ou promeuvent les sectes et les superstitions ;
- propagent des rumeurs, mettent en danger l’ordre et créent une instabilité sociale ;
- ont un caractère pornographique, violent, ou lié aux jeux de hasard ;
- diffament ou portent atteinte à la réputation des personnes ;
- incluent des informations illégales au regard de la loi ou des règlements administratifs. »
9Ensuite, les médias doivent garder à l’esprit que leur mission est de « guider l’opinion » en proposant des informations « correctes », c’est-à-dire conformes à la ligne du gouvernement. Les instructions nécessaires sont relayées par diverses associations en direction des journalistes, phénomène considéré comme normal par des universitaires chinois.
10Le gouvernement articule ainsi le droit, avec la répression et l’intégration de limites par les citoyens. Cela contribue à expliquer pourquoi les internautes définissent en partie eux-mêmes les limites, en particulier sur les blogs et forums. Cependant, de nombreux exemples montrent la créativité et le détournement des messages par les internautes.
Les commentateurs (auto-contrôle par l’intérieur)
11À partir de 2005, le gouvernement a développé un certain nombre d’actions pour contrôler Internet de l’intérieur. Il faut d’abord mentionner la surveillance des sites, des blogs et des forums de discussions par des personnels spécialisés, des cyber-policiers du ministère de la Sécurité publique. Le chiffre de 40 000 personnes est souvent avancé.
12Le contrôle « intérieur » s’est aussi développé avec la présence d’agents mandatés et de commentateurs chargés de prendre la parole dans un sens favorable au pouvoir. Ce mouvement a eu son origine dans l’université du Henan. Des commentateurs, souvent jeunes, parfois volontaires, parfois les deux, sont chargés d’occuper l’espace des sites de discussions dans et hors des campus. Il s’agit d’orienter les opinions, de réagir lors de crise et de donner des visions positives de l’actualité, en parfait accord avec la version du gouvernement.
13Ces internautes sont appelés « hackers rouges » ou wumaodang car pour chaque message, ils toucheraient 5 mao, soit 5 centimes de yuan (10 yuan = environ 1 euro). Ils sont aussi chargés de dénoncer et de contrer les opposants sur les forums Internet. Il y aurait environ 280 000 internautes de ce type en Chine [8]. Au fil des années, ces actions se sont banalisées et cette présence est courante dans les grands portails Internet du pays. De l’autre coté, l’expression wumaodang est reçue comme une insulte dans les forums.
14Cette démarche peut être vu soit comme une capacité d’adaptation, soit comme un signe de faiblesse, compte tenu des ressources techniques et humaines croissantes à mobiliser.
15Pour conclure, une contribution de Patrice Flichy sur l’évolution de la démocratie mérite d’être citée : « Internet n’a pas crée un espace public de débat démocratique. C’est un nouvel outil d’information et de mobilisation. Il offre cependant des opportunités pour de nouvelles formes démocratiques multiples et réticulaires où le citoyen est moins là pour débattre ou pour voter que pour faire connaître son opinion, surveiller et évaluer les actions de ceux qu’il a élus [9]. » Hormis sur ce dernier point, le gouvernement chinois tend vers cette approche. En d’autres termes, pour la Chine, il semble que ni les entreprises privées, ni les organismes internationaux ne façonnent Internet. C’est plutôt le contraire : la Chine décide de la manière d’utiliser et de réguler les technologies de l’information et de la communication. C’est une forme d’absorption des caractéristiques de la société de l’information pour les adapter à ses propres valeurs. Ce phénomène s’était déjà produit, comme l’a montré l’histoire avec les Mongols, les Mandchous et les technologies occidentales.
Notes
-
[1]
Cité par Dominique Colomb, « La relation équivoque de la Chine avec Internet », in Tristan Mattelart (dir.), La Mondialisation des médias contre la censure, Ina et De Boeck, 2002, p. 289.
-
[2]
Arnaud Jacob, Le Panopticon chinois, La liberté de l’Internet en question, site <www.fluctuat.net/tourdumonde>.
-
[3]
David Bandurski, « Pulling the strings of China’s Internet », Far East Economic Review, décembre 2007.
-
[4]
R. Mac Kinnon, « China’s censorship 2.0 : how compagnies censor bloggers », First Monday, vol. 14, n° 2, 2 février 2009.
-
[5]
Reporters sans Frontières, Chine, le livre noir, Paris, 2004, p. 93-101.
-
[6]
Internet filtering in China in 2004-2005, site <www.opennetinitiative.net>.
-
[7]
Source : <www.rsf.org>.
-
[8]
Entretien avec David Bandurski, Hong Kong University, 20 avril 2009.
-
[9]
« La toile ne remplacera pas le bureau de vote », Le Monde, 29 avril 2009.