1Taïwan est dans les faits un pays indépendant, avec 22 millions d’habitants, une économie prospère et l’instauration d’une démocratie stable. En 2000 et de nouveau en 2008, le régime a même connu des alternances. Malgré la conjonction de critères aussi légitimants aux yeux (au moins) des autres démocraties, l’île peine à trouver sa place dans l’espace public international.
2D’ailleurs, parler d’espace public à propos des relations entre nations prête à confusion. Ce n’est pas un espace de discussion entre acteurs égaux, mais un « champ » de forces (Bourdieu, 1984/2002, p. 113-120) où chaque nation occupe une position et ce nécessairement au détriment des autres. Ce fonctionnement – vrai pour l’ensemble des nations – l’est davantage peut-être pour avoir une bonne intelligence des relations Chine-Taïwan.
3La Chine continentale et Taïwan mènent une stratégie de différenciation. Les deux entités politiques s’efforcent d’occuper le devant de la scène internationale, d’être en pleine lumière – et de maintenir leur rival dans l’ombre. En premier lieu, il leur faut capitaliser de la visibilité, puis de la « distinction » au sens de Bourdieu, pour être en mesure d’imposer leur discours. Être légitimé pour être légitimant, tel est l’enjeu de cette lutte que se livrent depuis 1949 les deux régimes et dans laquelle la communauté internationale se retrouve en position d’arbitre. Nous essayerons ici de présenter les stratégies menées et ce qu’il en est résulté pour l’île de Taïwan.
L’effacement de Taïwan sur Internet
4La Chine continentale n’a cessé de marquer des points importants depuis que Taïwan a été évincée de la plupart des instances internationales. Il est donc logique de se demander si Internet est en mesure de rétablir l’équilibre et de contribuer à une meilleure insertion de Taïwan dans ses relations à la fois avec les autres États et avec les mouvements de la société civile. A priori, Taïwan devrait davantage être en mesure de faire entendre sa voix. Loin d’être fermée comme d’autres pays (Birmanie, Corée du Nord), Taïwan est hyperconnectée (plus de 15 millions d’internautes, soit 67 % de la population taïwanaise [1]) et échappe au Great Firewall que la Chine utilise pour contrôler les informations et réduire au silence les dissidents du continent.
5Malgré cela, Taïwan n’est pas aussi présente sur la Toile qu’on pourrait le penser, en raison d’une politique efficace menée par la Chine, politique qui lui permet de régulièrement faire la Une des médias du monde et d’apparaître sur le Web. La comparaison des pages qui leur sont respectivement consacrées sur un forum d’information internationale est suggestive : 67 pages pour Taïwan, 543 pages pour la Chine continentale [2]. L’examen d’autres sites conduit la plupart du temps au même constat, ce qui ne doit pas surprendre si l’on s’en tient à la différence de taille et de population entre les deux pays.
6Cependant, cette sorte d’approche purement quantitative est largement biaisée. Il est plus significatif de noter que l’information sur Taïwan est en règle générale disponible sur des sites ayant pour thème la Chine de façon générale, exception faite de sites comme Taiwan Mag [3] ou des sites officiels avec terminaison « .tw ». Cette situation est une conséquence directe de l’effacement du nom de « République de Chine » (pour désigner Taïwan) que la Chine de Pékin a entrepris avec succès (en le remplaçant parfois par l’expression Zhongguo Taipei ou Chinese Taipei). La désignation de Taïwan est un point si sensible que Wikipedia juge bon d’alerter ses contributeurs par cette annonce : « Prenez garde à la portée des appellations “République de Chine” et “Taïwan” (…) Du fait d’une trame historique complexe et d’un jeu diplomatique sur l’appellation de “République de Chine”, il est fortement conseillé de consulter la page de clarification des articles concernant Taïwan avant de les modifier » [4]. Cet avertissement reflète la pression forte et constante de la Chine sur tous les acteurs impliqués dans l’espace public international.
7Tout se passe donc comme si l’île était un espace intégré de la Chine : c’est ce que désire finalement le gouvernement chinois et ce que redoute celui de Taïwan. Un internaute français rapporte l’incompréhension et l’agacement d’amis taïwanais devant cet état de fait. Ce qui est perçu par le premier comme une simple commodité pratique est, pour les autres, une atteinte de plus au statut de Taïwan [5]. On ne saurait leur donner tort : cette logique de l’hébergement de l’information réalise l’annexion symbolique de Taïwan sur le Net. Elle rappelle en outre les efforts de la Chine pour absorber sur un plan symbolique le territoire réel de l’île lors du passage de la flamme olympique [6].
Une actualité différenciatrice
8Il est une autre manière d’effacer Taïwan des médias et de la Toile : lui voler la vedette en créant une actualité à forte charge symbolique. Cette charge symbolique permet d’amoindrir l’avantage conféré par l’hyper-connectivité de Taïwan sur le Net et qu’aucun pare-feu ne saurait neutraliser. Deux domaines sont traditionnellement convoqués : le sport et la science dont l’instrumentalisation par les États n’est plus à démontrer, en raison de l’énorme capital symbolique qu’ils procurent. L’année 2008 a été de ce point de vue une grande réussite pour Pékin avec l’organisation des J.O. – couronnée par une place de première nation en nombre de médailles – et un beau succès en aéronautique spatiale. La technologie et la science sont, comme le sport, des domaines par essence compétitifs, des lieux de tension (pacifiques) et de clivages (symboliques) qui établissent un jeu hiérarchique entre les nations. Et la conquête de l’espace est exemplaire de ce phénomène de distinction.
9En la matière, la Chine a réussi à imposer son actualité malgré des débuts modestes. Elle avait affirmé ses ambitions dès octobre 1956 par la création de la « Cinquième Académie », responsable d’un programme balistique (réalisation d’un missile et d’un lanceur). Ce choix s’est vu conforté par le retentissement exceptionnel du lancement de Spoutnik (automne 1957) par l’URSS. Malgré les crises politiques (les Cent Fleurs, le Grand Bond en avant, la Révolution culturelle) la Chine avait maintenu le cap pendant les années 1960-1970. En 1980, elle devient membre de la Fédération astronautique internationale. Et en 2008, elle s’est attiré la reconnaissance de la communauté internationale suite à la première marche dans l’espace d’un taïkonaute (Borel et Sourbès-Verger, 2008). Pareil succès lui permet de prendre rang dans le cercle très fermé des grandes nations spatiales.
10La Chine a poursuivi avec l’ouverture en janvier dernier du chantier FAST (Five-hundred-meter Aperture Spherical Telescope), dans la province du Guizhou. On ne pouvait mieux marquer l’Année de l’Astronomie. Ce télescope sera le plus gros du monde, loin devant le radiotéléscope d’Arcibo (Porto Rico, 305 m de diamètre, 1964). Il est prévu pour être opérationnel en 2014. Pour renforcer sa place dans le jeu international et y tenir une position de tête, Pékin a même promis de l’ouvrir aux astronomes du monde entier [7].
11Il n’est finalement question de Taïwan qu’à l’occasion de scandales politico-financiers (l’affaire des frégates) ou de catastrophes naturelles (le séisme du 21 septembre 1999, avec ses 2 000 morts). Dans l’indifférence générale, Internet rapporte la moindre secousse, Taïwan étant une zone d’intense activité sismique. Malgré une telle instabilité, on ne s’étonnera pas que Taipei 101, le plus haut gratte-ciel du monde [8], ait été construit précisément là. « L’idée était de construire un bâtiment qui devienne un symbole pour la ville », dit Wang Chung-Ping, vice-président de C.Y. Lee & Partners, le cabinet d’architecture qui a dessiné la tour [9]. Un symbole également pour le pays.
La voie du dialogue direct ?
12Dans cette quête pour la visibilité, la partie semble irrémédiablement perdue pour Taïwan, aussi bien sur le Net que dans les instances internationales. Le temps est peut-être venu de renoncer à la lutte et de développer les échanges directs avec la Chine. Malgré l’incompatibilité des deux systèmes politiques, les liens économiques se sont considérablement renforcés ces quinze dernières années. Des entreprises taïwanaises, par dizaines de milliers, se sont implantées sur le continent. Ces délocalisations – qui se sont avérées favorables aux deux rives du détroit – ont accompagné une ouverture prudente vers la négociation.
13C’est en 1993, à Singapour, que pour la première fois des représentants se rencontrent et fixent un programme de travail. Puis, il a fallu attendre 1998 pour qu’ait lieu une rencontre entre le représentant officiel du gouvernement taïwanais (Koo Chen-Fu) et le président chinois (Jiang Zemin). Pendant les deux mandats de Chen Shuibian (2000-2004, puis 2004-2008), le dialogue s’est quelque peu refroidi. Ce président issu du DPP (Democratic Progressive Party) incarnait la défense de l’identité taïwanaise et les revendications indépendantistes [10]. Avec l’élection de Ma Yingjiu (2008), issu du KMT, cette page semble tournée. Le nouveau président s’était montré désireux de renouer le dialogue avec les autorités chinoises [11]. Qu’il y parvienne ou non, il semble bien que l’avenir politique de l’île passe surtout par l’intensification des échanges directs avec le continent. Dans ce cadre, Internet ne semble pas le moyen le plus pertinent.
Notes
-
[1]
Par comparaison, la Chine compte autour de 316 millions d’internautes, qui représentent environ 24 % de la population du pays. À noter que ce chiffre est en augmentation vertigineuse. Source : 23e Rapport national sur l’Internet en Chine, CNNIC (China Internet Network Information Center), janvier 2009.
-
[2]
Consultation menée le 25 mars 2009 sur <www.globalvoicesonline.org/-/world/east-asia/taiwan-roc/china/>. Je remercie Julia Hsu Chiung-wen pour ses suggestions.
-
[3]
Cf. <www.taiwanmag.net>.
- [4]
-
[5]
Cf. <www.forum.aujourdhuilachine.com/aujourdhuilachine/taiwan/taiwan-dans-chine-sujet_4_1.htm> (consulté le 7 mai 2009).
-
[6]
Taïpei exigeait que la flamme olympique passe avant et après Taïwan par des étapes non chinoises, ce qui aurait placé Taïwan au niveau d’une nation indépendante. Pékin avait demandé au contraire que la torche, après son passage par Taïwan, rejoigne Hong Kong, puis Macao et enfin le continent chinois. En définitive, la flamme olympique n’est pas passée par Taïwan.
-
[7]
Source : Sciences et Avenir, mai 2009, p. 72-74.
-
[8]
Taipei 101 s’élève à 508 mètres (pour mémoire, la tour Eiffel fait 324 mètres).
-
[9]
Source : <www.taiwanauj.nat.gov.tw>.
-
[10]
La taïwanisation de l’île n’est pas un repli identitaire, une insularisation. Ce mouvement s’accompagne d’un désir d’échanges avec le monde extérieur.
-
[11]
En mars 2009 a eu lieu le premier vol de ligne direct entre Taïwan et le continent (sans escale à Hong Kong).