1Après que l’Internet est devenu commercial, au milieu des années 1990, les analyses sur le développement des nouvelles technologies de l’information en Chine n’ont cessé d’osciller entre un enthousiasme béat et une réserve stérile. Bien peu d’observateurs ont su faire la part des choses et proposer une analyse dépourvue de la tendance à faire des nouveaux médias de communication les « armes » de l’affirmation inéluctable de toutes les libertés individuelles, dans un pays pourtant toujours gouverné par un parti unique.
2Il ne fait aucun doute que l’Internet constitue aujourd’hui une formidable caisse de résonance de l’expression des mécontentements et des doléances de la société chinoise, permettant en cela aux « opinions » des citoyens d’exprimer leur « vérité » sur leur quotidien et ainsi leur rapport au pouvoir. Là réside la vraie nouveauté, avérée également dans la capacité d’écoute dont les autorités publiques ont su faire preuve, parfois même au plus haut niveau de l’État, comme l’a démontré le Président Hu Jintao lors de son « tchat » en direct – et bien sûr très « formaté » – sur le Forum du Pays fort, en juin 2008. En revanche, rien ne permet d’affirmer que l’Internet favorise la structuration d’une véritable société civile, composée de mouvements et d’agents sociaux organisés et autonomes. Si la tentation panoptique [1] du contrôle exercé par le pouvoir sur les nouvelles technologies de l’information mérite d’être précisée, c’est plus encore les rapports entre la nature du médium et un contexte politique particulier qu’il nous faudra expliciter : après tout, l’héritage communiste est au moins autant affaire d’interdiction que de mobilisation, et le PC chinois a démontré que l’on pouvait survivre à la fin des idéologies. Pour résumer les enjeux du débat, l’analyse a été jusqu’à ce jour parasitée par trois « mariages » fantasmatiques à « enterrer », afin de sortir de la perspective normative qui voudrait que l’Internet soit nécessairement « un bienfait », alors qu’au contraire, dans la sphère politique, il peut être, parallèlement, autant agent du changement que de la conservation.
Vers une mystique de la « technologie de la libération » ?
3Côté « mariages » étourdissants, il y a bien sûr au premier chef la rencontre de deux immensités, celle bien réelle du pays le plus peuplé de la terre connaissant une croissance économique record depuis 30 ans et celle plus virtuelle, mais quasi illimitée, d’un mode de communication éminemment global. Là encore, la « tyrannie des chiffres » joue à plein : selon le dernier rapport semestriel du Centre d’information sur le réseau Internet de Chine (CNNIC selon l’acronyme anglais), il y avait à la mi-2009 quelque 338 millions d’internautes en Chine, la première population en ligne du monde, laquelle croît de 7 millions de nouveaux utilisateurs par mois. S’agissant de l’usage des blogs, près de 54 % des internautes chinois en utilisent, soit près de 182 millions de personnes, et près de 120 millions contribuent effectivement à quelque 300 millions de blogs recensés [2].
4Deuxième dyade, le rapprochement téléologique entre « nouvelle technologie » et « progrès » humain, comme si le nouvel outil de communication se soustrayait aux interrogations sur le contexte et les « fins ». Se profile alors ce que l’on pourrait appeler une mystique de la « technologie de la libération ». Là aussi, les chiffres jouent un rôle essentiel : on déplore (ou au contraire on se félicite) du taux d’équipement informatique en Chine ou encore du taux de pénétration de l’Internet – 25,5 % – tout en s’inquiétant de la fracture numérique entre la ville et la campagne (seulement 28 % des utilisateurs sont en zone rurale alors que la population chinoise compte toujours 60 % de « paysans ») [3]. Suffit-il de lever ces obstacles liés à « l’accès » pour faire disparaître le questionnement sur les « modes » – au sens de grammaire – de communication et bien évidemment sur les contenus, précisément quand ceux-ci sont soumis aux pires filtres de la censure ?
5Troisième et dernière dyade, le nécessaire délitement voire le déclin de l’État face aux coups de boutoirs des individus-citoyens. Si les travaux sur le contrôle et la censure qui s’exercent sur l’Internet en Chine « confirment » largement la capacité de l’autoritarisme chinois à se perpétuer dans l’être, il est troublant de constater que les articles de presse relatant les actes de défiance des internautes à l’égard du pouvoir d’État sont quasi systématiquement mis en parallèle avec les chiffres « officiels » sur les manifestations et rassemblements de l’année écoulée, comme si les effets de délitement étaient inéluctables. Enfin, sitôt que les usages « dissidents » de l’Internet se voient rattrapés par la vigilance étatique, ces mêmes articles ne manquent jamais de laisser entendre que le temps [4] n’est pas du côté des pouvoirs publics et que face à la subversion du nombre, les jours de l’État bureaucratique sont comptés. La multiplication des départs d’incendie conduit-elle nécessairement à l’embrasement de la plaine ? Et au final, affirmer que la « révolution sera bloguée » [5] n’est-ce pas aussi un pari, voire une profession de foi ?
Un potentiel inédit
6Il ne fait aucun doute que le développement de l’Internet en Chine est un agent du changement, sinon politique, au moins administratif. La « société civile », via les nouvelles technologies de l’information, est ainsi souvent amenée à jouer un rôle essentiel, au moins par la pression qu’elle exerce sur les administrations locale et régionale et même parfois nationale. Plusieurs « grandes affaires » ont conforté l’idée que l’Internet et le rôle joué par les « internautes-citoyens » renforçaient la société civile en Chine – l’expression anglaise netizens ayant trouvé une traduction chinoise littérale wanglu gongmin, les « citoyens du Net ».
7Le plus important de ces « scandales » remonte à 2003 : le 20 mars, un jeune homme de 27 ans, Sun Zhigang [6], est passé à tabac dans l’infirmerie d’un centre de détention et de rapatriement de Canton et meurt des suites de ces blessures. Originaire du Hubei et diplômé des beaux arts de l’Université de Wuhan, Sun est styliste dans une entreprise privée de Canton et il a été arrêté trois jours plus tôt lors d’un contrôle de routine parce qu’il n’avait ni pièce d’identité ni certificat de résidence provisoire sur lui. Sa mort et l’intérêt suscité par cette affaire auprès d’un large public vont conduire à la suppression des centres de détention et de rapatriement. L’annonce de leur suppression est acquise dès le 20 juin et annoncée en personne par le premier ministre. Bien que l’élément déclencheur de « l’affaire » soit un article de presse paru le 25 avril dans le Journal de la métropole du Sud, l’Internet a dans ce cas précis joué un rôle essentiel dans sa double résonance émotive et politique.
8L’Internet a ainsi permis la cristallisation rapide du débat autour de trois enjeux : les procédures d’enquête criminelle dans de telles affaires (les autorités locales refusent initialement de donner des explications, alors que Sun a été roué de coups par ses codétenus), les violences policières largement répandues et la constitutionalité du système des centres de détention qui bafouent les droits les plus élémentaires des citoyens chinois. L’« interpellation publique du pouvoir » force in fine les autorités nationales à intervenir puisque les autorités locales ne reconnaissent pas le bien-fondé de cette interpellation : douze personnes impliquées dans la mort de Sun sont condamnés à de très lourdes peines et six fonctionnaires sont condamnés à des peines de prison. Parmi toutes les « affaires » qui vont défrayer le Net à cette époque (celle de la BMW meurtrière de Harbin, des orgies japonaises à Zhuhai, de la crise du SRAS, etc.), c’est à n’en pas douter celle de Sun Zhigang qui fera de l’année 2003 « l’année de l’opinion publique en ligne » [7], et à ce jour c’est cette affaire qui a eu les plus importantes conséquences en matière de « changement politique » – une disposition réglementaire inique à l’échelle nationale est abolie. C’est aussi cette affaire que l’on considère comme le point de départ du « mouvement des droits civiques » (weiquan yundong) [8], lequel ne va cesser par la suite d’utiliser le Net comme « plateforme de ressources » d’information et de médiatisation.
Opinion publique en ligne et journalisme virtuel
9La naissance d’une opinion publique en ligne va conduire le Journal de la métropole du Sud à créer en octobre 2006 une rubrique spéciale appelée les « Yeux du Net ». En 2007, bien peu des histoires qui vont agiter les forums de discussion en ligne ne lui auront échappé [9]. Parmi celles-là, « l’affaire » qui va devenir emblématique de la « résistance » des petites gens face aux « prédateurs » sociaux, notamment immobiliers : l’affaire de « la plus belle des maisons clous » (zuiniu dingzi hu) de Chongqing. En refusant d’abandonner sa maison familiale devant être détruite pour laisser place à un centre commercial flambant neuf, Yang Wu, une petite célébrité locale des arts martiaux, assisté de sa femme Wu Ping pour les relations publiques devint, l’espace de quelques semaines en mars 2007, le porte flamme du droit de propriété bafoué. Si le couple finit par accepter un règlement à l’amiable, sa lutte, perçue comme une forme de « résistance légitime », et les photos de la maison restée seule fichée au milieu d’excavations béantes (d’où l’image du clou), firent le tour du Net et notamment des forums et des blogs hébergés par Tianya, MOP et KDNet, lesquels proposaient des « reportages » in situ. Pour certains, l’affaire de la « maison clou » de Chongqing, qui fera par la suite des émules un peu partout en Chine, signe la naissance du « journalisme citoyen » [10].
10Bon nombre d’affaires ou scandales rapportés sur le Net concernent des abus dont sont victimes « les gens ordinaires », les « petites gens », notamment des exactions perpétrées par des officiels et cadres du Parti. Le développement de ce que l’on appelle en Chine les « recherches en chair et en os », c’est-à-dire la véritable traque virtuelle de personnes soupçonnées ou impliquées dans des affaires douteuses, fait que potentiellement aucun cadre provincial n’est aujourd’hui à l’abri d’une enquête d’internautes, d’autant que plusieurs affaires retentissantes se sont soldées par des sanctions disciplinaires pour les impétrants, et cela dans diverses villes de Chine [11]. Dans l’affaire du lait contaminé à la mélamine, étouffée pendant plusieurs mois en raison de la tenue des Jeux olympiques et qui affectera au final quelque 300 000 personnes, c’est l’enquête minutieuse d’un journaliste postée sur son blog personnel qui révèlera en premier, le 11 septembre 2008, l’implication du grand fabriquant de produits laitiers Sanlu [12].
11Par delà le « petit peuple » victime d’injustices, certains segments d’une classe moyenne aux contours flous, représentant tout de même potentiellement 20 % de la population chinoise [13], se mobilisent en collectifs de riverains dans lesquels les TIC jouent un rôle important. À Xiamen, en mai 2007, c’est l’envoi d’un texto à plusieurs milliers de riverains, relayé par des discussions très animées sur plusieurs forums de discussions locaux, qui va provoquer l’arrêt de la construction d’une usine chimique de paraxylène. Le texto initial, reproduit partiellement par la très officielle agence Chine Nouvelle, n’hésitait pas à faire le parallèle entre cette usine et les conséquences de l’explosion d’une bombe atomique sur la santé des riverains [14] ! En janvier 2008, un projet d’extension du train magnétique Maglev à Shanghai provoque des manifestations de plusieurs milliers de riverains en plein centre ville : ralliés via des forums de discussion en ligne, ils se plaignent des conséquences que le projet pourrait avoir sur la valeur de leur domicile et bien sûr leur santé [15]. Ces mouvements « NIMBY », aidés par l’usage sophistiqué qu’ils font des TIC, confirment l’idée d’une prise de parole publique plurielle devenue plus structurée, qui s’en prend directement aux pouvoirs publics : est-ce à dire que le « pouvoir du peuple » repousse sans cesse les limites de ce qui est permis ?
Un contrôle panoptique et adaptatif
12On ne peut réellement comprendre les contraintes qui pèsent sur l’usage des nouvelles technologies de l’information, en particulier l’Internet, par la « société civile », si l’on ne détaille pas quelque peu les mesures de contrôle auxquelles elles sont soumises. Ce contrôle sur ce qui circule sur le monde virtuel est largement établi par de multiples études [16], et la mise en place progressive du dispositif est extrêmement précoce, puisqu’il remonte au milieu des années 1990. Aujourd’hui, la richesse des dispositions réglementaires (une vingtaine d’entre elles entre 1994 et 2005) et la multiplicité des instances de contrôle sont un indicateur du sérieux avec lequel les autorités traitent ces nouveau modes de communication, qu’il ne s’agit plus, comme l’avait dit un ministre des Télécommunications chinois au milieu des années 1990, de fermer « comme un robinet » sitôt que le contenu dérange.
13La volonté de contrôle peut être qualifiée de panoptique puisqu’elle concerne tous les modes d’échanges électroniques et tous les acteurs, internautes comme propriétaires de cybercafés ou fournisseurs de services. Les méthodes sont autant préventives (règles contraignantes de publication d’information, charte de bonne conduite imposée aux portails d’information et aux moteurs de recherches en mars 2002, etc.) que sélectives (blocages de sites étrangers tels Wikipedia, le New York Times, Youtube, Facebook, etc. ; reproduction partielle sur des sites chinois d’articles étrangers débarrassés de leur contenu « subversif » ; bornage restrictif des moteurs de recherches ; filtrage des courriels) et punitives (pénalisation de l’usage de l’Internet pour tout usage « dissident »). Les méthodes les plus communément admises – filtrage par mots-clés, blocage des adresses IP, court-circuitage des DNS et nettoyage des sites, des emails mais aussi des blogs – sont d’autant mieux connues que les technologies qui les permettent ont été vendues par des grandes sociétés étrangères, lesquelles en ont ignoré sciemment l’usage final [17]. Il est intéressant de noter que quand les autorités chinoises veulent obliger les fabricants d’ordinateurs chinois à préinstaller un logiciel de surveillance sur toutes leurs nouvelles machines, elles sont obligées au final de faire machine arrière, au moins provisoirement, autant parce qu’elles se heurtent à l’ire des utilisateurs que parce que le produit lui-même, le fameux « barrage vert », est déficient [18].
14S’agissant des contenus, la dissémination de plusieurs catégories de données a été dès les origines rendue illégale : celles violant les principes contenus dans la Constitution ; celles mettant en danger la sécurité d’État, divulguant des secrets d’État, appelant à la subversion d’État ou mettant en danger l’intégrité nationale ; celles portant atteinte à l’honneur et aux intérêts nationaux ; celles incitant à la haine raciale, mais aussi menaçant la solidarité entre les peuples ; celles contrevenant aux politiques nationales en matière de religion ou faisant la promotion de « cultes maléfiques » ; celles faisant grossir les rumeurs qui menacent la stabilité sociale ; celles incitant à l’obscénité, à la pornographie, au jeu, à la violence ou à commettre un crime ; celles infamantes ou insultantes pour autrui. Depuis 2005, deux autres catégories d’informations interdites sont apparues : celles incitant à des assemblées, manifestations et rassemblements illégaux perturbant l’ordre social et celles incitant à participer à des actions prônées par des organisations illégales. Toutes ces dispositions donnent un cadre légal suffisamment large pour permettre au régime de faire des « exemples » et d’exercer un pouvoir d’intimidation banalisé : plus d’une cinquantaine d’internautes chinois sont « officiellement » sous les verrous pour avoir contrevenu à ces dispositions ; bien d’autres sont inquiétés ou menacés par les autorités parce qu’ils sont adeptes du Falungong, promoteurs d’un débat de politique publique, avocats un peu trop curieux ou qu’ils revendiquent la révision du jugement du massacre du 4 juin 1989 [19].
15Pour l’OpenNet Initiative, « la Chine a développé l’un des systèmes de filtrage les plus importants et les plus sophistiqués du monde », et les vastes « purges » successives de l’Internet qui se sont encore produites en octobre 2007 au moment de la tenue du 17e Congrès du Parti communiste, à l’automne 2008 après la tenue des Jeux olympiques de Pékin ou encore en juin 2009 au moment du vingtième anniversaire du massacre de Tian’anmen s’accompagnent de plus en plus de grandes campagnes ciblées d’« astroturfing » à la manière chinoise. Lors de ces opérations de communication, ceux que la Toile appelle de façon moqueuse les wumaodang (le « parti des 5 maos ») tentent, à l’initiative d’organisations du Parti communiste chinois, de faire passer des messages correctifs et pro-gouvernementaux sur les forums de discussion en ligne. Cet exercice renouvelé de propagande complète à l’évidence le dispositif purement répressif.
16Enfin, en parallèle, l’État chinois a été particulièrement actif en développant de nombreuses ressources préalablement « harmonisées ». Les internautes chinois ont ainsi accès à un nombre extrêmement varié de ressources et de plateformes spécifiquement mises en place pour le marché intérieur dans le respect des réglementations existantes. Celles-ci devancent de loin les ressources étrangères, qu’ils s’agissent des moteurs de recherche (Baidu détient ainsi 63 % des parts de marché, contre seulement 28 % pour le « géant » Google), des grands portails (les quatre plus grands d’entre eux, Sohu, Sina, Tencent, et Netease, réalisent quelque 73 % des recettes de ce segment), des « babillards électroniques » (BBS) ou autres forums de discussion, sites de vidéo en ligne (Youku.com est plus populaire que Youtube !), des blogs ou des plate-formes de socialisation (QQ, proposé par Tencent, avec ses 375 millions d’utilisateurs, est de loin plus populaire que Facebook, qui ne compte que 300 000 utilisateurs en Chine même, et d’autres encore, tels 51.com, Xiaonei et Kaixin totalisent également plusieurs dizaines de millions d’utilisateurs quotidiennement) [20]. En filigrane de l’émergence de ces « champions nationaux », c’est toute la problématique du degré d’ouverture sur le monde extérieur qui est posée.
Entêtement des faits et amertume de la réalité
17Le caractère extrêmement contraignant des règles de publication en ligne et la pénalisation de tout usage subversif ont encouragé le phénomène d’autocensure [21]. Côté fournisseurs de services, aucun portail commercial ne peut se permettre d’être suspendu de fonctionnement pendant plusieurs semaines. Côté utilisateurs, la distinction et la reconnaissance sociale sont des motivations aussi puissantes que la recherche de la vérité : des messages dont le contenu serait trop rapidement censuré, en plus du risque afférant de condamnation pour subversion ou espionnage, confinent à l’incongruité.
18Tout comme le mouvement démocratique souffre en Chine de son incapacité – forcée ! – à se constituer une mémoire intergénérationnelle [22], l’harmonisation et le nettoyage de l’Internet s’attaquent précisément à l’idée d’accumulation des expériences. En nettoyant la toile de tout contenu jugé inadmissible, les autorités empêchent ainsi la création d’archives et de références partagées et diachroniques, pilier essentiel de la constitution d’une conscience critique.
19Sur la nature des TIC, Cass Sunstein a cherché à savoir si l’Internet n’allait pas à l’encontre de certains principes fondamentaux du jeu démocratique aux États-Unis, et notamment de la « délibération » et donc de l’échange d’idées [23]. Transposé à l’univers corseté de la Chine, on peut facilement imaginer ce que cette « nature » segmentaire du médium est riche de promesses pour un régime désireux de voir régner une harmonie sociale qui se nourrit de la division des plaignants.
20À la question de savoir si les TIC favorisent en Chine le renforcement d’une société civile, plusieurs études récentes semblent répondre par l’affirmative. Certains y voient les ferments d’une possible « révolution » [24]. D’autres la condition sine qua non de l’existence, voire de la survie d’une société civile soumise à de fortes contraintes politiques [25]. D’autres, plus circonspects, formulent de fortes objections au regard du potentiel révolutionnaire de ces technologies, mais veulent y voir une promesse de « libéralisation » politique par défaut, où l’État et le société se transformeraient mutuellement à condition que les défis posés par les TIC ne soient pas une remise en cause directe de la légitimité du Parti communiste chinois [26]. Enfin d’autres, plus minimalistes, veulent voir dans les multiples affaires précédemment décrites l’émergence de l’influence de la société sur la définition de l’agenda des politiques publiques [27].
21Nous y voyons plutôt une ressource de relégitimation ad hoc du régime : les plus modernes des responsables politiques sont persuadés que le gouvernement doit tolérer voire encourager de façon sélective et occasionnelle ces expressions virtuelles du mécontentement, non seulement parce que cela permet de mieux mesurer l’état d’une opinion qui n’est pour le coup presque jamais publique et de recueillir des informations inédites souvent déformées par l’appareil bureaucratique, mais également d’ajuster les nécessaires réformes en fonction des inquiétudes les plus visiblement exprimées par les citoyens-consommateurs.
22Ce que nous décrivons donc comme un nouveau mode de régulation politique par la prise en compte des opinions, dont l’efficacité permettrait de faire l’économie d’une véritable ouverture démocratique, peut se lire dans le contexte des divers cas que nous avons brièvement évoqués. Dans l’affaire Sun Zhigang, un article reprenant les faits dans leur intégralité, même les plus gênants, paraît dès le 26 avril dans le très officiel Quotidien du peuple. Depuis des années déjà, plusieurs chercheurs et figures de proue du régime militaient pour l’abolition des centres de détention et de rapatriement – les intérêts de certains dirigeants sont donc bien servis par l’affaire ! Plus près de nous, l’usine chimique de Xiamen sera tout de même construite, mais plus éloignée des grands centres urbains. Même constat pour le Maglev, dont l’extension a été retardée, mais qui se fera néanmoins. Les multiples affaires qui surgissent ont agi comme une mise en garde pour les autorités et ont révélé les multiples dangers de la « contamination ».
23Enfin, il ne fait aucun doute que la répression et le nettoyage graduels témoignent de la permanence de la maîtrise de l’agenda des réformes. Les émeutes au Tibet (mars 2008) ou au Xinjiang (été 2009) entraînent un black-out complet, y compris le blocage de Youtube, tout comme la circulation de la « Charte 08 » signées initialement par 303 intellectuels chinois appelant à une démocratisation du régime. Même la relative tolérance initiale des autorités après le tremblement de terre du Sichuan en mai 2008 est bien vite contrariée sitôt que les internautes citoyens commencent à enquêter sur le pourquoi de l’effondrement de certains bâtiments publics et notamment des écoles. S’agissant des Jeux olympiques, la trêve des libertés n’aura duré que du 1er janvier au 1er octobre 2008…
24Les mèmes [28] de l’Internet chinois ont raison de dire que le « cheval de l’herbe et de la boue » (homophone de caonima, « nique ta mère », symbole de résistance à la censure sur le Net) est menacé par les « crabes de rivières » (homophone de hexie, l’harmonie, principal précepte de l’équipe dirigeante actuelle) : les armes des faibles demeurent de faibles armes [29]. Si l’obligation d’harmonie tant professée semble devoir s’accommoder de formes renouvelées de « consultation de l’opinion », n’est-ce pas le meilleur moyen de préserver l’essentiel ? Pour le régime, la règle du jeu principielle est la conservation du monopole sur la « prise de décision » : peut-on vraiment croire, au final, qu’une forme d’« autoritarisme éclairé » [30] corresponde à une libéralisation effective ? Est-ce vraiment l’indication de la fin d’un « mythe », celui de la transition démocratique en Chine [31] ? Ou au contraire la preuve, qu’après trente ans de politique de réforme et d’ouverture, l’État-parti chinois sait toujours s’adapter en maîtrisant les règles de sa réactivité à la réalité ? En Chine, le « pragmatisme » est une vertu érigée en idéologie d’État.
Notes
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[1]
Gudrun Wacker, « The Internet and Censorship in China », in Christopher R. Hughes & Gudrun Wacker (dir.), China and the Internet : Politics of the Digital Leap Forward, Routledge Courzon, 2003, p. 58-82.
-
[2]
Voir le Rapport d’enquête statistique sur le développement de l’Internet en Chine, juillet 2009, ainsi que le Rapport d’étude sur le marché des blogs et les comportements des blogueurs 2008-2009.
-
[3]
Rapport d’enquête statistique, op. cit.
-
[4]
Voir par exemple « Twitterers defy China’s firewall », 10 juin 2009, sur le site <http://news.bbc.co.uk/2/hi/asia-pacific/8091411.stm>.
-
[5]
Formule par laquelle Xiao Qiang, le créateur de China Digital Times termine tous ses courriels. Voir également Xiao Qiang, « The “blog” revolution sweeps across China », New Scientist, 24 novembre 2004.
-
[6]
Pour un récit détaillé, voir Isabelle Thireau et Hua Linshan, « De l’épreuve publique à la reconnaissance d’un public : le scandale Sun Zhigang », Politix, 2005/3, n° 71, p. 137-164. En ligne
-
[7]
Selon l’expression de Zhang Yuhong, reprise par Wang Shaoguang
-
[8]
Sophie Beach, « Rise of Rights ? », China Digital Times, 27 mai 2005.
-
[9]
Wang Xing, « Les secrets des exclusivités de “Net Eyes” », Le Weekend du Sud, 27 décembre 2007 (cet article et ceux qui suivent peuvent être consultés sur www.zonaeuropa.com, le blog de Roland Soong).
-
[10]
Chen Wanying, « La “plus belle des maisons-clou” marque la naissance du journalisme citoyen », Le Week-end du Sud, 29 mars 2007.
-
[11]
Ping Ke, « Deux pas en avant, un pas en arrière ? Panorama de l’Internet chinois en 2008 », Le Week-end du Sud, 21 janvier 2009.
-
[12]
Motan Lixiang, « Pourquoi j’ai publié le nom de Sanlu », <Tianya.cn>.
-
[13]
Ren Ke, « China’s newly emerging middle class », Xinhua, 6 octobre 2008.
-
[14]
Zhu Hongjun, « À Xiamen, le projet d’Usine chimique PX est arrêté en raison de la crise publique qu’il a provoqué », Weekend du Sud, 28 mai 2007.
-
[15]
Voir le site <http://chinadigitaltimes.net/china/maglev-protests/>.
-
[16]
Pour les plus synthétiques, voir Reporters sans frontières, Chine — Voyage au cœur de la censure d’Internet, Rapport d’enquête, octobre 2007, disponible à et le rapport annuel 2008 de l’OpenNet Initiative intitulé Internet Filtering in China.
-
[17]
Ethan Gutmann, « Who Lost China’s Internet ? », The Weekly Standard, 2 février 2002.
-
[18]
Voir « Green Dam is breached… Now what ? », sur le blog de Rebecca MacKinnon, <http://rconversation.blogs.com>.
-
[19]
Voyage au cœur de la censure d’Internet, op. cit.
- [20]
-
[21]
Voir notre « Les œillères de l’illusion technologique », Hommes et Libertés, n° 142, mai 2008, p. 33-35.
-
[22]
Jean-Philippe Béja, À la recherche d’une ombre chinoise — Le mouvement pour la démocratie en Chine, 1919-2004, Paris, Seuil, 2004.
-
[23]
Voir son ouvrage Republic.com, Princeton University Press, 2001.
-
[24]
Xiao Qiang, « The “blog” revolution sweeps… », op. cit., et Ashley Esarey & Xiao Qiang, « Political Expression in the Chinese Blogosphere : Below the Radar », Asian Survey, septembre-octobre 2008, vol. 48, n° 5, p. 752-772.
-
[25]
Yang Guobin, The Power of the Internet in China : Citizen Activism Online, Columbia University Press, 2009.
-
[26]
Zheng Yongnian, Technological Empowerment — The Internet, State, and Society in China, Stanford University Press, 2008, 246 p.
-
[27]
Wang Shaoguang, « Changing Models of China’s Policy Agenda Stting », Modern China, vol. 34, n° 1, janvier 2008, p. 56-87.
-
[28]
Mème : expression proposée par Richard Dawkins pour qualifier un élément culturel imité et répété. Voir <http://fr.wikipedia.org/wiki/mème>.
-
[29]
Nous empruntons l’expression à Lucien Bianco (pour qualifier les révoltes paysannes contemporaines).
-
[30]
Jean-Pierre Cabestan, « La Chine évoluerait-elle vers un autoritarisme “éclairé” mais ploutocratique ? », Perspectives chinoises, juillet-août 2004, p. 21-28.
-
[31]
Matthieu Timmerman, « Le mythe de la transition démocratique en Chine, 1989-2008 », La Vie des idées, mai 2008.