CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Un média peut être dit participatif lorsqu’une part essentielle de son contenu provient de la contribution directe de ses utilisateurs. Il peut s’agir de blogs ou de réseaux sociaux dont les caractéristiques transforment naturellement la structure des pouvoirs entre l’éditeur et le lecteur, celui-ci n’étant plus passif, fidèle et déconnecté. Par l’avènement des contenus numériques auto-édités [1], tout se passe comme si le « pluralisme » devenait aussi l’apanage des lecteurs, devenus force collective : une force imprévisible, productive et, pour le dire comme Jenkins (2006), visible et bruyante.

2Ce phénomène de crowdsourcing, de production collaborative, a logiquement été qualifié d’économie de la participation ou de la conversation [2]. Cette intrusion du lecteur dans le processus de création médiatique a été comparée par Bauwens à celle que connurent il y a quelques années les éditeurs de logiciels avec l’émergence du phénomène Linux (2005). Si elle a pu également faire penser à la gift economy de Richard Barbrook, il n’en est plus de même aujourd’hui : ces plates-formes participatives souhaitent d’abord étendre leur activité et leur public, quitte à occuper la place dévolue aux médias traditionnels. Avec une audience qui en constitue tout aussi bien le moyen que la fin.

3Que devient, dans ce nouveau cycle de production, le rôle habituel du journaliste ? Comme son ancêtre le porteur de sel, il a définitivement émergé à une époque où l’information était d’autant plus importante qu’elle était rare. Époque révolue puisque aujourd’hui l’information est surabondante. Le journalisme de révélation ne peut dès lors que se transformer en journalisme de validation. De gatekeeper (Shoemaker, 1991 ; Johanna et Adams-Bloom, 2008), sorte de gardien du temple de l’information publiable, le journaliste est devenu le gatewatcher (Bruns, 2005), un auditeur vigilant du flux informationnel [3]. Il intervient aussi bien en amont, dans la sélection des contributions, qu’en aval, pour participer à son tour en apportant un éclairage professionnel. Selon Gillmor, défenseur zélé de la cause collaborative, cette mutation est indispensable et correspond à une nécessaire évolution de la société démocratique (2005). Pour illustrer sa position, il prend un exemple emblématique, cité dans le monde entier, le site coréen OhmyNews, un modèle hybride de média participatif associant citoyens reporters et reporters citoyens.

« Chaque citoyen est aussi un reporter »

4Lancé le 22 février 2000 à 2 h 22, comme pour ouvrir une nouvel ère du journalisme, OhmyNews a connu un succès surprenant, comptant 727 reporters en février 2000, 21 600 trois ans plus tard, 42 000 en 2006 et plus de 50 000 aujourd’hui. Célébré en 2004 par le 5e Forum mondial de l’e-démocratie [4] comme l’un des acteurs susceptibles de transformer le monde, personne ne lui conteste le titre de pionnier du journalisme citoyen, promoteur d’une circulation ascendante de l’information.

5Dans ce pays réputé pour sa forte pénétration de l’internet haut débit [5], OhmyNews peut être considéré comme une plate-forme de communication alternative, accessible à tous, même aux journalistes professionnels qui constituent 8,3 % des rédacteurs, adoptant une position critique face aux médias dominants et « établis » [6]. Plus personne en Corée ne peut ignorer l’existence de cette marque, reconnue pour avoir joué un rôle dans l’élection du Président coréen en 2002 [7], lequel donnera sa première interview au site après son élection. Faiseuse de roi à la notoriété excellente [8], surtout auprès des jeunes, son image demeure pourtant quelque peu sulfureuse. En cela, elle est bien la plus parfaite « illustration du journalisme participatif » (Delmas-Marty et Massit-Folléa, 2007, p. 64) et du contre-journalisme (Woo-Young, 2005).

6Les règles de validation de l’information sont pour le moins atypiques : ce sont les journalistes qui sélectionnent les papiers : environ 70 % seront publiés. Sont « saengnamul » les articles en attente de validation ; deviennent « ingeul » ceux qui sont finalement acceptés. Les auteurs peuvent être récompensés à hauteur de deux ou trois dollars par article par OhmyNews ; quant aux lecteurs, ils peuvent également le faire en versant, via leur mobile, jusqu’à environ 60 $ par article. À chaque instant, le reporter citoyen peut voir si son texte a été sélectionné, le nombre de fois où son papier a été lu, le contenu des commentaires reçus et les rémunérations perçues. Enfin un code d’éthique lui est prescrit, dans lequel le rédacteur est contraint de révéler ses sources, ne peut se réclamer d’OhmyNews dans ses reportages et garde toute la responsabilité de ce qu’il publie sous son nom.

De quelques contradictions au pays de l’intelligence collective

7Le décalage entre l’intérêt international suscité par le projet d’OhmyNews et l’enthousiasme pour le moins tempéré que celui-ci inspire à l’opinion sud-coréenne apparaît aujourd’hui flagrant [9]. Nous avons constaté avec étonnement en discutant avec intellectuels, artistes ou simples membres de la société civile, que tous relativisent et la réussite et l’influence réelle du média citoyen. Cette tiédeur vaguement indifférente repose sur le constat de quelques solides contradictions.

8La première contradiction du discours des dirigeants d’OhmyNews tient à l’innovation. Les fondateurs se félicitent en effet d’avoir porté un projet qui aurait révolutionné le paysage médiatique sud-coréen [10] et la conception même du journalisme. On peut toutefois se demander si, neuf ans après sa naissance, l’incessante mise en avant de l’innovation est toujours pertinente. Pour ses dirigeants, le succès d’OhmyNews tient au fait que la Corée du Sud soit un pays d’early adopters, où le temps de diffusion d’une innovation dans la population est extrêmement réduit. Certes, mais l’argument est doublement contestable. D’une part, le Japon tout proche présente exactement la même caractéristique : il aurait donc tout aussi bien pu constituer le berceau d’un tel projet ; lequel du reste a échoué puisque OhmyNews Japon a fermé ses portes en 2008, l’expérience ayant duré deux ans, faute de résultats convaincants et malgré l’investissement de Softbank à hauteur de 11 millions de dollars dans l’opération. D’autre part, et c’est le plus important, l’innovation que représente OhmyNews tient dans son concept même, voire dans son concept seulement : depuis le lancement du site, le projet a très peu évolué, et on a l’impression que le discours un peu convenu sur l’innovation tient autant lieu de remise en question que de ligne de perspective.

9Précisément, la seule véritable nouveauté introduite depuis la création d’OhmyNews nous conduit tout droit à la deuxième contradiction qu’il faut mettre en évidence, tant elle révèle un paradoxe profond : le lancement d’une version papier regroupant au rythme hebdomadaire les meilleurs textes du site. Étrange choix que ce retour vers le passé, alors même que le site incarnait le triomphe de l’ère numérique sur l’âge révolu du poussiéreux papier ! Recherche d’une légitimité encore attachée à la forme matérielle du journal ? Volonté d’élargir l’audience du site à un lectorat plus âgé aux habitudes de lecture plus traditionnelles ? Choix éditorial de valoriser par un focus particulier certains textes en les isolant du flux proposé par le site ? Osons l’hypothèse que cette publication papier affiche les limites mêmes du concept : à force de faire de tout contributeur un citizen reporter, on risque de noyer le lecteur dans l’océan mouvant des informations et des avis entremêlés. Le recours à la version papier peut dès lors se comprendre comme l’affirmation d’un besoin de remise en ordre, de reprise en main éditoriale… le travail d’une rédaction en somme. Le renouvellement incessant des textes sur le Net, qui implique la fin de la périodicité, ne porte-t-elle finalement pas atteinte à la lisibilité, voire même à la pertinence de l’information ?

10La présence de la version papier d’OhmyNews témoigne du fait qu’une information ne dit rien par elle-même, ne fait pas sens par elle-même. C’est sa mise en perspective, sa valorisation donc, qui fait sa qualité. D’où la mise en évidence d’une troisième contradiction au cœur du dispositif OhmyNews. La carte participative, revendiquée haut et fort par le site, n’est pas jouée jusqu’au bout. Coexistent ainsi, dans le processus éditorial, des dizaines de milliers de contributeurs répartis dans 120 pays, et une rédaction de 65 journalistes à temps plein, chargés de faire le tri, de réécrire, de conseiller. Ce faisant, elle semble ne pas véritablement choisir entre une conception horizontale et une conception verticale de l’information. Lorsque Oh Yeon Ho revendique de porter la parole directe, franche et « vraie » de ceux qu’il appelle les Netizens, il se place au cœur d’une insoluble contradiction : d’un côté participer à l’éviction très à la mode des intermédiaires, toujours suspects ; de l’autre, incarner ce rôle essentiel de médiation entre le monde et le lecteur. D’un côté, on estime que l’immédiateté vaut vérité ; de l’autre, on affirme la nécessité d’une subjectivité pensante pour donner forme et sens à la cacophonie.

11Les écarts constatés ici entre les discours et la réalité peuvent constituer une réponse à la perplexité de la société civile sud-coréenne à propos d’OhmyNews. La longévité de cette belle expérience « progressiste » du traitement de l’information permet maintenant d’en saisir tout à la fois les vertus et les limites, lesquelles peuvent être rapprochées des phénomènes de « fatigue de l’information » et de « mésinformation lente » évoqués dans une étude récente consacrée aux expériences françaises comparables (Deslandes, Fonnet et Godbert, 2009).

12À l’âge des Netizens, l’information se donne plus que jamais comme l’incarnation de « ce qui est arrivé près de chez vous », c’est-à-dire comme une information déconnectée de la notion d’événement. Apprivoisée, « proximisée », à la portée de tous, pourra-t-elle longtemps conserver son attrait ?

Notes

  • [1]
    Traduction admise de user-generated content.
  • [2]
    Ou encore peer-to-peer economy.
  • [3]
    Un guidedog selon Bardoel et Deuze, en opposition au terme de watchdog.
  • [4]
    World Forum on E-Democracy.
  • [5]
    Entre 1999 et 2005, le gouvernement coréen a investi 0,25 % du produit intérieur brut du pays dans la construction d’un réseau haut-débit dédié à l’internet (Dyson et Kang, 2007, p. 1029). Avec l’objectif affiché de faire passer le pays d’une économie industrielle à une économie de l’information (Kim, Moon et Yang, 2004). Plus des trois quarts de la population sont connectés à Internet (74,8 % en décembre 2006, selon la Korean Internet Statistics Information System), il existe 25 000 cybercafés et une moyenne de 1,4 ordinateur par foyer.
  • [6]
    Notamment les trois grands quotidiens conservateurs de Corée : Chosun Ilbo, Dong-A Ilbo et Joong Ang Ilbo.
  • [7]
    Le site réalisait 20 millions de pages vues par jour durant l’élection présidentielle de décembre 2002.
  • [8]
    Lors de notre entrevue dans les locaux d’OhmyNews, le directeur international déclarait qu’elle était considérée comme la 6e marque la plus connue en Corée tous médias confondus.
  • [9]
    Un voyage d’étude réalisé entre les 16 et 22 mars dans le cadre du MS ESCP Médias à Séoul a permis aux auteurs de cette étude de rencontrer l’un des principaux dirigeants d’Ohmy-News au siège de l’entreprise, d’échanger avec lui sur la stratégie du site et d’observer plus directement le fonctionnement unique de cette newsroom pour le moins atypique.
  • [10]
    Et mondial, avec le lancement en 2006 de la version en langue anglaise <http://english.ohmynews.com> et de la version japonaise la même année.
Français

Dans l’univers des médias participatifs, lesquels permettent aux lecteurs de devenir auteurs à leur tour, l’audience constitue autant le moyen que la fin. En guise d’illustration, ce texte propose d’étudier le site coréen OhmyNews, cité dans le monde entier, comme un exemple de support médiatique hybride associant citoyens reporters et reporters citoyens. Cette analyse montre les contradictions du modèle et son incapacité à choisir entre une conception horizontale et une conception verticale de l’information.

Mots-clés

  • économie de la participation
  • médias participatifs
  • contenus auto-édités
  • OhmyNews

Références bibliographiques

  • Barbrook, R., Media Freedom, Londres, Pluto, 1995.
  • Bardoel, J., Deuze, M., « Network journalism : converging competencies of old and new media professionals », Australian Journalism Review, vol. 23, n° 3, décembre 2001, p. 91-103.
  • Bauwens, M., The Political Economy of Peer Production. 1000 days of theory, Arthur and Marilouise Kroker, USA, 2005. Voir <http://www.ctheory.net/articles.aspx?id=499>.
  • Bruns, A., Gatewatching : collaborative online news production, New-York, Peter Lang Publishing, 2005.
  • En ligneDelmas-Marty, M., Massit-Folléa, F., « La démocratisation des savoirs », Rue Descartes, n° 55, PUF, 1er trimestre 2007, p. 59-69.
  • Deslandes, G., Fonnet, L., Godbert, A., « Controlled by customers : the media space in the time of conversation. A French perspective », Agoravox, Rue89, LePost.fr, 6e édition de la conférence annuelle de l’EMMA, 13 février, ESCP Europe, Paris, 2009.
  • Dyson, L.-E., Kang, D.-J., « Internet politics in South Korea : the case of Rohsamo and OhmyNews », 18th Australian Conference on Information Systems, 5-7 decembre 2007, Toowaoomba, p. 1027-1034.
  • En ligneGallhofer, S., Haslma, J., Monk, E., Roberts, C., « Response to Prem Sikka’s reflections on the Internet and possibilities for counter accounts », Accounting, Auditing & Accountability Journal, vol. 19, n° 5, 2006, p. 770-773.
  • Gillmor, D., « Where citizens and journal intersect », Nieman Report, vol. 59, n° 4, Harvard University, Boston, 2005, p. 10-12.
  • En ligneJoyce, M., « The citizen journalism Web site “OhmyNews” and the 2002 South Korean presidential election », Internet & Democracy Case Study Series, Berkman Center Research Publications, n° 15, 2007, p. 2007.
  • Johanna, C., Adams-Bloom, T., « Gatekeeping at the portal : an analysis of local television websites », communication à l’Annual meeting of the Association for Education in Journalism and Mass Communication, Chicago, 6 août 2008, 24 p.
  • Kim, H.-H., Moon, J.-Y., Yang, S., « Broadband penetration and participatory politics : South Korea case », communication à la 37e Hawaï International Conference on System Sciences, vol. 5, 2004, p. 1-10.
  • Kim, K.-D., « Presidential election and social change in Korea », Development and Society, vol. 32, n° 2, 2003, p. 293-314.
  • Shoemaker, P., Gatekeeping, Newbury Park (Californie), Sage Publications, 1991.
  • En ligneWoo-Young, K., « Online civic participation, and political empowerment : online media and public opinion formation in Korea », Media, Culture and Society, vol. 27, n° 6, 2005, p. 925-935.
Ghislain Deslandes
Ghislain Deslandes est professeur associé au département Sciences juridiques, économiques et sociales de ESCP Europe et directeur scientifique du MS Médias. Ses recherches sont consacrées à des sujets d’études pluridisciplinaires mêlant management et philosophie, management et SIC. Il est auteur de l’ouvrage Le Management des médias, éd. La Découverte (2008).
Jocelyn Maixent
Jocelyn Maixent enseigne la communication à l’Université Paris XII - Val-de-Marne et l’analyse de l’image à ESCP Europe. Il est également cofondateur de la revue La Voix du Regard qu’il a dirigée pendant dix ans.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/31511
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