CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’entretien qui suit est traduit et présenté du japonais à partir d’échanges par courriel et téléphone, en mai-juin 2009, avec Matsubara Akira. Il est l’auteur de plusieurs films documentaires sur le mouvement ouvrier japonais et l’un des membres fondateurs du Labornet Japan. Ce site Internet [1] constitue aujourd’hui un réseau foisonnant et hétéroclite dans le paysage syndical japonais. Alors qu’on le croyait moribond, le syndicalisme japonais fait depuis deux ans environ régulièrement parler de lui jusque dans les médias occidentaux. Personnellement (P.J.), mon intérêt pour le mouvement syndical japonais remonte à 1997 lorsque, ayant démarré une recherche de thèse sur la pollution industrielle dans le Japon contemporain, je recherchais d’éventuels contrepouvoirs aux industriels qui avaient provoqué des dégâts écologiques considérables et des centaines de milliers de victimes. Cela m’a permis de rencontrer des militants associatifs et syndicaux au parcours aussi varié qu’exceptionnel, toute une génération d’anciens de « 68 » [2].

2Contrairement à la plupart de leurs congénères reconvertis dans le management selon un processus analogue à celui décrit par Boltanski et Chiappello dans Le Nouvel Esprit du capitalisme, au Japon, ces militants-là avaient gardé l’essentiel de leur engagement de jeunesse en le faisant évoluer de slogans relativement abstraits – pour la lutte des classes, contre la bombe atomique, etc. – vers un engagement toujours aussi diversifié mais de plus en plus concret, auprès des accidentés du travail, des travailleurs immigrés, des femmes en contrat précaire, etc. Il n’est donc pas si étonnant, comme le montre cet entretien, que ce soit ces mêmes militants qui aient su prendre la vague d’Internet au bon moment, afin de rendre au mouvement ouvrier et syndical le tonus qu’il avait perdu et susciter de nouvelles vocations parmi la jeune génération.

Faire du neuf avec du vieux ou les débuts de Labornet au Japon

3Paul Jobin : M. Matsubara, cela n’apparaît pas dans la présentation sur le site, mais je crois que vous avez été un des fondateurs de Labornet Japan. Et je constate par les nombreux courriels que je reçois presque chaque jour que vous en êtes un membre très actif. Pourriez-vous revenir sur la genèse de ce site ?

4Akira Matsubara : Oui en effet, on peut dire que je fais partie des fondateurs. Lorsque Labornet Japan a été créé en février 2001, une soixantaine de personnes avaient répondu présent à la réunion de lancement d’un « réseau d’information sur le monde du travail ». Cette idée avait germé à l’automne 2000 entre Itoh Akinobu, secrétaire général du syndicat national des dockers, Yasuda Yukihiro qui travaillait déjà avec Internet, Takahei Masahiro, un membre du réseau Asia Pacific Workers Solidarity Link, et moi-même.

5En 1997, par sa fonction syndicale au Zenkôwan [3], Itô s’était s’impliqué dans le soutien aux dockers en lutte de Liverpool [4]. Comme Itô était fort en anglais et déjà bien rodé à l’usage d’Internet, il a su en faire un outil pour, malgré la distance, relier cette lutte au mouvement ouvrier japonais qui était lui aussi plutôt mal en point. Itô avait été inspiré aussi par le livre d’Eric Lee, le fondateur du site multilingue Labor Start, sur Internet et le mouvement ouvrier[5]. Il en avait eu connaissance grâce à une recension de Nimura Kazuo [6].

6De mon côté, en 1989, alors que je tournais un film sur le mouvement de lutte des cheminots contre la privatisation du rail, j’avais créé Video Press, une société de production indépendante pour encourager la réalisation de films militants [7]. À San Francisco, Steve Zeltzer avait créé le Labor Video Project [8] et Kim Myoung-Joon, en Corée, le Labor News Production [9]. Nous étions en syntonie, et grâce aux films, nous avions des échanges significatifs par-delà les frontières.

7Yasuda est un informaticien, spécialiste des ordinateurs portables. Il est un des membres fondateurs du JCA-NET, un fournisseur d’accès spécialisé dans les mouvements citoyens [10]. Par ailleurs, il s’intéresse depuis longtemps au mouvement social et syndical coréen. Takahei a travaillé autrefois comme assistant de Ichikawa Makoto, le secrétaire général de la Sôhyô, et l’une de ses figures historiques. Par la suite, il est devenu un des piliers de la revue Rôdô jôhô [Informations ouvrières] qui rassemble beaucoup d’anciens de l’aile gauche de la Sôhyô [11].

8Donc Itô, Yasuda, Takahei et moi, nous appartenions à trois univers assez différents, mais nous avions en commun un intérêt pour le mouvement ouvrier et une attirance pour les nouveaux médias. L’idée d’amener le mouvement ouvrier sur le Net, ou plutôt, d’utiliser le Net comme un outil pour la lutte, nous est donc venue assez naturellement. Et puis il y a eu la rencontre avec Chris Bailey, le fondateur de Labornet en Angleterre, Notre rencontre avec lui à l’automne 2000 nous a beaucoup aidé à concrétiser cette idée.

9Où et comment avez-vous fait connaissance ? Etes-vous de la même génération ?

10Takahei, Itô et moi sommes de la génération des mouvements gauchistes de 68, au début comme militants politiques, et en électrons libres par la suite. Takahei et Itô ont toujours été des syndicalistes, tandis que moi j’ai commencé par m’engager dans l’opposition à la guerre du Vietnam et différents mouvements citoyens [12]. Quant à Yasuda, le plus jeune, il n’est pas du tout gauchiste. Je dirais que c’est un « anarchiste tendance mouvement citoyen ».

11Quels étaient vos objectifs lorsque vous avez créé Labornet Japan ?

12Comme c’est inscrit sur le site, nous souhaitions « faire vivre le mouvement ouvrier à travers l’échange d’informations sur Internet, pour aider les travailleurs à faire valoir leurs droits ». L’inscription annuelle a été fixée à 3 000 yens. Pour le meeting de création en février 2001, nous avons invité le Coréen Lee Yon-Gun qui était le porte-parole de Labornet Corée.

13Et pourquoi ne pas inviter plutôt, ou aussi, les fondateurs de Labornet qui sont américains ?

14Parce que les billets d’avion sont moins chers avec la Corée ! [rires] Et parce que Yasuda avait beaucoup de liens avec la Corée et que le Labornet coréen était déjà très actif, avec environ 2 000 visites par jour. Au début, au Japon, nous n’avions qu’une centaine de visites, alors on s’est fixé comme objectif de rejoindre la Corée.

15Et vous, M. Matsubara, personnellement quel était votre objectif ?

16En ce qui me concerne, ce qui m’attirait dans le Net et les nouveaux médias, c’était la possibilité d’aborder le mouvement ouvrier sous un nouveau jour. Dans mon intervention lors du meeting de création (les copains m’avaient nommé secrétaire général), j’ai appelé de mes vœux un mouvement ouvrier qui se débarrasse de son image de vieux machin morne, ringard et rigide, pour devenir quelque chose de tonique, cool et branché ! Le Net semblait l’outil idéal pour y parvenir.

17Labornet qui a été créé aux États-Unis en 1991, puis en Angleterre en 1995 [13], était déjà actif en Corée et d’autres pays. C’était donc un réseau mondial, mais il n’y avait aucune structure, aucune organisation bien définie. Les orientations sont très semblables d’un pays à l’autre, mais ça fonctionne de façon autonome dans chaque pays. Nous avons donc d’abord débattu des orientations que nous voulions lui donner concrètement au Japon.

18Et nous avons adopté trois grands principes. Premièrement, le site devait émettre des informations à raison d’une dizaine par jour environ ; deuxièmement, un échange d’informations par une mailing list des membres ; troisièmement, des meetings de temps en temps pour que les liens n’en reste pas au stade virtuel, notamment une rencontre mensuelle du comité de gestion élargi, entre dix et quinze personnes. Pour ce qui est du site, Yasuda a proposé d’adopter le système ZOPE qui ne nécessite pas de webmestre. Il suffit que chaque membre ait un code d’accès et il peut directement écrire sur le site.

19C’était la première fois que ce système était adopté au Japon. Ce qui nous a plu, c’est que tous ceux qui le souhaitent peuvent être libres de participer à la création du site, et que chacun peut en devenir une sorte de héros, d’acteur à part entière. À l’époque, le nombre de ceux qui pouvaient apporter des informations ou des scoops était limité, mais ce système présentait l’avantage de devenir de plus en plus vivant. Au début, même si nous n’avions qu’une centaine de visites par jour, à chaque fois qu’il se passait quelque chose, par exemple une répression contre une grève ou quelque chose de ce genre, la nouvelle était très vite relayée par le site, ce qui attirait de nouveaux visiteurs.

20Mais est-ce que ce système ne présente pas le risque que des « éléments indésirables », par exemple des partisans de la collaboration syndicale ne viennent ramollir le climat actuel ? Ou bien encore que ceux qu’on appelle les « fachos du Net » (netto uyoku) ne tentent de saboter le site ?

21Oui, c’est vrai que nous ne sommes pas à l’abri de ce genre d’attaque, mais jusqu’à présent, nous n’avons subi aucune tentative de la sorte. Sans doute sont-elles contenues par la procédure d’adhésion qui inclut le paiement des frais pour obtenir un code d’accès. Et si cela arrivait, on riposterait immédiatement. Je pense que nous sommes pour la plupart très sensibles et réactifs à ce genre d’attitude. On les verrait venir assez vite…

La « Labor Fiesta » ou la force de la culture

22Je voudrais revenir sur votre motivation initiale. Quand vous disiez que vous comptiez en quelque sorte « déringardiser » le mouvement ouvrier japonais, est-ce parce que vous pensiez ainsi pouvoir attirer plus de jeunes ?

23Oui ça c’est sûr, absolument, ça faisait partie des objectifs prioritaires. On sentait bien que dans les organisations traditionnelles, le relais ne se faisait plus auprès des jeunes. L’usage d’Internet a permis d’attirer beaucoup de jeunes et de transmettre le courant à toute une nouvelle génération. À ce sujet, je dois dire que les militants plus jeunes ont été particulièrement stimulés par le Labor Culture Festival qui se déroulait en Corée chaque année en novembre avec plein de musiques et de danses bien rythmées qui durent toute la nuit. Il y avait aussi quelque chose d’analogue à San Francisco. Il y a un jeune qui a eu envie de faire la même chose au Japon. Et c’est comme ça que la « Labor Fiesta » a commencé. L’idée c’était vraiment de faire du mouvement ouvrier quelque chose d’attirant, plus « fun », avec des films et de la musique. Pour la première fois, en décembre 2002, nous avons projeté Bred & Roses de Ken Loach. Ça a été un beau succès.

24Par la suite, on s’est dit qu’on ne pouvait pas se contenter de regarder des films. C’était un peu passif, il fallait trouver quelque chose pour impliquer les gens, quelque chose qui leur permette de s’exprimer eux-mêmes. Et nous avons eu l’idée d’inciter la réalisation de vidéos sous un format de 3 minutes. Libre à chacun de choisir le contenu : son lieu de travail, sa vie quotidienne, une lutte, peu importe, pourvu que ce soit vivant. On en a récolté plein dès l’année suivante, en 2003, et ça a remporté un succès fou ! Depuis, chaque année, c’est ce qui suscite le plus d’intérêt. En 2008, la vidéo « Kawayanagi, un working poor » a même fait naître un genre nouveau…

25Comment expliquez-vous ce succès ?

26Ce qu’on a compris avec la Labor Fiesta, c’est la force de la culture. La culture tend de plus en plus à être confondue avec les loisirs, pour se réduire finalement au plaisir que l’on prend avec des trucs marrants. Bref, le degré zéro de la culture. Non, une culture qui a de la force c’est d’abord parce qu’elle invite à penser. Personnellement, les différentes activités de la Labor Fiesta m’ont amené à considérer le triptyque formé par l’information, les médias et la culture comme une sorte de clé pour revitaliser le mouvement ouvrier japonais.

27Oui, c’est-à-dire ?

28Eh bien, d’ordinaire, les syndicats ne voient guère plus loin que leur horizon immédiat, leur secteur professionnel. Et au Japon, comme le suggère l’expression de « syndicat maison » (kigyô kumiai), leur horizon se réduit même à l’entreprise. Il n’y a même pas de solidarité sectorielle, par exemple entre les ouvriers du secteur automobile qui sont pourtant tous touchés de la même façon par la crise actuelle. Ils sont pratiquement tous focalisés sur « la compétitivité » de leur entreprise ! Et cette attitude se répercute au niveau des confédérations, d’où la faiblesse des revendications. C’est dramatique !

29Les syndicats traditionnels se contentent d’un canal d’information vertical, de la base vers le sommet et vice-versa. Et plus les organisations prennent de l’ampleur, plus ça se limite à des mots d’ordre allant de haut en bas. Il n’y a pas ou très peu de canaux horizontaux pour diffuser de l’information sans considération de rapports hiérarchiques, pour générer de la culture et de la solidarité. Les activités culturelles sont d’ailleurs négligées par les syndicats classiques. Ils ne s’occupent que de politique, au sens le plus restreint du terme d’ailleurs. C’est-à-dire la définition de stratégie entre tel syndicat et tel parti, voire des combines, des magouilles entre dirigeants. Le cas de Kokurô, le syndicat du rail, en est un exemple emblématique. La projection de notre film en 2001 « Vivre comme des humains, l’hiver de Kokurô », sur la lutte des militants de la base avec la hiérarchie du syndicat a d’ailleurs convergé avec la création de Labornet Japan [14].

30Il n’est donc pas étonnant que ces organisations syndicales se ringardisent, perdent leurs adhérents et leur combativité. Par conséquent, dans ce contexte, la force de Labornet réside à mon avis dans sa capacité à relier les acteurs réels et potentiels du mouvement ouvrier, par-delà les clivages politiques et syndicaux. Ceux qui veulent lutter sur tel ou tel enjeu du monde du travail hésitent moins à monter au créneau parce qu’ils savent qu’à défaut d’un soutien interne à leur organisation d’attache, ils pourront trouver des appuis à l’extérieur, parmi ceux qui partagent des problèmes analogues. Une souplesse et une réactivité plus en phase avec les règles contemporaines du management just-in-time !

31Sur la page d’accueil de Labornet, on peut voir les logos et liens actifs d’une cinquantaine d’organisations. Il s’agit pour la plupart de syndicats indépendants, d’associations ou de groupes de soutien à telle ou telle lutte. On trouve aussi la confédération Zenrôkyô, ce qui n’est guère surprenant, idéologiquement parlant[15]. Mais plus étrange, figure aussi la Zenrôren qui est proche du Parti communiste japonais, ce qui n’est peut-être pas évident pour les anciens gauchistes que vous êtes. Et encore plus surprenant, il y a même la confédération syndicale Rengô dont vous ne partagez pourtant pas la ligne globalement conciliante avec le patronat, n’est-ce pas ?

32Pour ce qui est de la Zenrôkyô, beaucoup de ses membres jouent depuis le début un rôle très actif dans Labornet ; donc rien d’étonnant en effet. Pour ce qui est de la Zenrôren, elle est surtout présente grâce à Kawazoe Makoto, le fondateur du Seinen Union [16], lui aussi très impliqué dans Labornet depuis le début. En ce qui concerne la Rengô, la participation se réduit à quelques membres. Il est certain que nous n’avons guère d’atomes crochus avec les dirigeants de la Rengô, et c’est un euphémisme ! Mais nous sommes entrés depuis quelques années dans une période de reconstruction du mouvement syndical, ce qui suppose de composer avec tout le monde (même si nous ne mâchons pas nos mots lorsqu’il s’agit de critiquer les positions mollassonnes de la Rengô). On voit bien par exemple que les activités organisées par les membres de Labornet pour le 1er mai tranchent nettement avec les défilés ronronnants des syndicats affiliés à la Rengô. Mais compte tenu de son poids encore important dans la vie politique et sociale japonaise, on ne peut pas l’ignorer. Et plus fondamentalement, nous ne voulons exclure aucune personne dont la parole et l’engagement pourraient contribuer à une mobilisation syndicale plus large. Or même parmi les membres de la Rengô, à la base en tout cas, il peut y avoir des gens qui prennent des initiatives intéressantes. En ce sens, Labornet nous oblige à une ouverture intellectuelle inédite, loin des vieux clivages entre communistes, gauchistes et centre-gauche…

Un épiphénomène ou une lame de fond ?

33Quand avez-vous senti que le Labornet commençait à prendre de l’ampleur, je veux dire, à peser de tout son poids sur l’échiquier syndical japonais ?

34On peut dire qu’on est passé à la vitesse supérieure vers 2006, la dernière année du gouvernement de Koizumi qui nous a imposé toutes sortes de mesures néolibérales, les unes après les autres, tandis que se creusaient les écarts entre riches et pauvres. On a vu apparaître l’expression de « travailleur pauvre » (wâkingu pua/working poor), ce qui signifiait que pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il ne suffisait pas d’avoir un travail pour vivre convenablement. On s’apercevait soudain qu’il y avait toute une couche de la population qui bossait mais qui en était presque à ne pas pouvoir se nourrir convenablement, ou du moins, qui n’avait plus accès au système de soin et même, pour les plus jeunes, au logement.

35Les syndicats de fonctionnaires et des grandes entreprises ne savaient pas comment réagir, et ce sont les syndicats minoritaires dont l’adhésion est individuelle qui se sont emparés de cette question [17]. Et puis les travailleurs en contrats précaires se sont mis à créer des syndicats et engager des luttes. Parmi les membres de Labornet, il y a par exemple le Syndicat des jeunes urbains, le Gadenkei rentai [18], le Syndicat de Tokyo-Est, le Syndicat des freeters[19], etc. Ils sont tous basés sur le principe d’une adhésion individuelle. On a vu arriver comme ça plein de nouveaux visages qui ont donné un nouveau souffle au mouvement, et ça s’est bien reflété sur le site. Pour le 1er mai 2006, les travailleurs précaires, la plupart très jeunes, se sont retrouvés au cœur d’une action « Un 1er mai pour la liberté et la survie » qui a fait beaucoup de bruit.

36À propos de ces jeunes working poors, Amamiya Karin est sans doute devenue la porte-parole la plus médiatique de cette nouvelle catégorie[20] : quel rôle a-t-elle joué dans le renouveau du syndicalisme que vous appeliez de vos vœux avec Labornet ?

37Un rôle très important. Elle a d’ailleurs participé à des événements organisés par Labornet. Il n’y a pas de doute qu’elle a su donner de l’ampleur au problème et le médiatiser, en éveillant l’intérêt d’un nombre considérable de jeunes que nous, les vieux gauchistes, nous ne réussissions pas à sensibiliser à l’importance d’une action collective…

38Mais n’êtes-vous pas un peu irrité par son look d’ado attardée et son omniprésence médiatique un peu « cult » ?

39Bah, il faut de tout pour faire du syndicalisme ! Et pour une fois que quelqu’un suscite de jeunes vocations de militants parmi tous ces nouveaux prolétaires jusqu’alors complètement atomisés et repliés dans leur bulle, on ne va pas faire la fine bouche [21]. Mais c’est vrai qu’il faut veiller à ce que l’engouement qu’elle provoque ne retombe pas aussi vite que les modes d’adolescents. Donc la question, c’est plutôt comment transformer son essai, pérenniser le mouvement pour que la fougue de cette jeunesse bigarrée ne s’épuise pas, mais se transforme en syndicats dynamiques, par exemple.

40C’est pour ça que dans la foulée de la Labor Fiesta, en 2007, nous avons lancé la campagne « Union, Yes ! » pour encourager les adhésions à un syndicat, quel qu’il soit. Et pour la Labor Fiesta, on a fait passer le message que si notre contre-culture avait une quelconque force, elle devait pouvoir stimuler la syndicalisation, parce qu’un renforcement du mouvement syndical serait sans doute la meilleure façon d’enrayer le creusement des inégalités. C’est à ce moment que sur le site, à côté des textes et des photos, nous avons introduit le « Union-Tube » [22] (par référence à You-Tube) pour montrer de façon encore plus concrète et vivante, grâce à la vidéo, tous les charmes de l’action syndicale ! Les médias l’ont bien répercuté et cela a permis de faire connaître le Labornet à travers tout le Japon.

41Pourriez-vous nous donner quelques chiffres permettant de mesurer ce que représente le Labornet aujourd’hui ?

42En ce qui concerne le noyau et sa base, nous en sommes aujourd’hui à 410 membres. Ce sont des militants syndicaux bien sûr, mais il y a aussi des enseignants, des chercheurs, des journalistes, des étudiants, des citoyens impliqués dans différents combats… On ratisse large ! [rires]

43Cela ne se limite d’ailleurs pas au Japon puisqu’il y a aussi des Japonais qui habitent aux États-Unis, en Angleterre, en France, en Corée, etc. Ce qui permet de recueillir toutes sortes d’informations, d’avoir une vue globale et directe sur les différentes luttes syndicales qui ont cours à travers le monde. Nous avons même ouvert un blog en anglais tourné vers l’international [23], dont nous retenons chaque mois les dix articles principaux pour le site en japonais. Pour ce qui est de la fréquence quotidienne, nous en sommes à une moyenne de 1 600 accès et 6 000 pages vues par jour. Pour un site de « gauchistes », au Japon, c’est plutôt bien. Mais on ne peut pas s’arrêter là, il faut viser plus…

44Que comptez-vous faire pour cela ?

45La priorité c’est à mon avis de développer la quantité et la qualité de nos analyses. Pour ce qui est de la vitesse de réaction et de diffusion de l’info, je crois qu’on se débrouille bien, mais ça manque de recul et de profondeur. Il faudrait que nous attirions plus d’auteurs, de vrais plumes.

46Pour finir, pensez-vous que la crise financière globale, et en particulier au Japon, soit un contexte favorable pour le renouveau syndical que vous souhaitez développer à travers Labornet ?

47Oui et non. Avec cette crise financière, on voit que le Japon s’enfonce de nouveau, et d’une façon encore pire que tout ce qu’on a connu depuis vingt ans. Or la plupart des militants syndicaux ont aujourd’hui la soixantaine, ils approchent de la retraite et la base du mouvement syndical tel que nous l’avons connu jusqu’à présent est en train de disparaître. Mais les remplaçants tardent un peu à prendre le relais. Il y a donc urgence pour renouveler cette base, susciter une nouvelle génération de militants. Comme 40 % de la main-d’œuvre de base des entreprises se trouvent, au mieux, embauchés dans des contrats précaires, on peut dire qu’il y a du pain sur la planche en matière de revendications pour l’augmentation des salaires et l’amélioration des conditions de travail ! D’un côté, on peut voir cette situation comme favorable à la syndicalisation puisqu’on a toute une génération de jeunes avec un haut niveau d’études qui se retrouvent coincés dans des boulots précaires, sans aucune perspective d’amélioration avant cinq, dix ans ou plus… De plus, ils manient sans problème tous les nouveaux médias : Internet, les téléphones portables, la vidéo, etc. Bref, un vrai boulevard pour la contestation !

48À travers Labornet, on fait de notre mieux pour développer cette contestation et la canaliser sur l’action syndicale. Mais d’un autre côté, la précarité des contrats de travail fait qu’il est beaucoup plus difficile de susciter une solidarité de site, générer des collectifs de lutte qui survivent à une lutte temporaire. Les luttes sont aussi précaires que les contrats de travail. À la différence de la période de haute croissance où il y avait une part conséquente de la population active en contrats stables, il faut faire avec cette situation inédite qui rappelle parfois les quartiers de travailleurs journaliers [24]. C’est un peu comme si nous devions mobiliser toute une population de sans-abris. Ça n’est pas impossible, mais c’est beaucoup plus difficile. Avec tous ces jeunes contraints de dormir dans les cafés Internet parce qu’ils n’ont plus de quoi se payer un logement : c’est d’ailleurs littéralement la situation dans laquelle se retrouvent des centaines de milliers de jeunes…

Notes

  • [1]
  • [2]
    Voir Paul Jobin, Maladies industrielles et renouveau syndical au Japon, Éd. de l’EHESS, 2006.
  • [3]
    All Japan Dock-workers Union/JDU : <http://www.zenkowan.org/>.
  • [4]
    Voir le film de Ken Loach, The Flickering Flame, sorti la même année. Version française en DVD : « Les dockers de Liverpool ».
  • [5]
    Eric Lee, The Labour Movement and the Internet : the New Internationalism, Londres, Pluto Press, 1997. <http://www.labourstart.org>.
  • [6]
    Nimura Kazuo, Ohara shakai mondai kenkyûjo zasshi (Revue du centre d’études des problèmes sociaux Ohara), n° 478 (sept. 1998) et n° 481 (déc. 1998). Nimura Kazuo est un éminent spécialiste du mouvement ouvrier japonais, professeur à l’Université Hôsei (Tôkyô). Son site présente de nombreux articles et documents intéressants (dont certains en anglais) : <http://oohara.mt.tama.hosei.ac.jp/nk/index.html>.
  • [7]
  • [8]
  • [9]
    Celui-ci a été dissous ; pour une introduction en anglais, voir le site <http://www.makeworlds.org/node/136>. Kim Myoung-Joon dirige aujourd’hui le site Mediact : <http://mediact.or.kr/web/>.
  • [10]
  • [11]
    La Sôhyô (Nihon rôdô kumiai sôhyô gikai – Conseil général des syndicats du Japon) fut la principale confédération syndicale de l’après-guerre, depuis sa création en 1950 jusqu’à sa dissolution en 1989. Créée avec l’appui du Parti socialiste japonais et l’appui indirect des forces d’occupation américaine pour faire barrage au communisme, elle prit peu après sa création, et contrairement à ce qu’avaient escompté les Américains, une posture très combative avec le patronat, soutenant des grèves importantes tout au long des années 1950. Mais elle essuya revers sur revers et, après l’échec de la grève des mineurs de Miike en 1959-60, elle perdit la plupart de ses bases dans les industries, conservant toutefois des bases solides dans les syndicats des services publics jusqu’au milieu des années 1980. L’échec de la grève menée par ces derniers en 1975, pour récupérer le droit de grève qui leur avait été retiré en 1947, puis la défaite de la lutte des cheminots contre la privatisation du rail à partir de 1986 acheva sa déroute. En 1989, elle fusionna avec sa rivale, la confédération Dômei pour former la Rengô qui est aujourd’hui la plus grande formation syndicale. Refusant cette alliance contre nature, l’aile gauche de la Sôhyô à laquelle Matsubara fait ici allusion, forma une confédération, la Zenrôkyô, encore active aujourd’hui bien que minoritaire.
  • [12]
    Sur les liens entre mouvement étudiant, lutte contre la guerre du Vietnam et mouvement ouvrier à la fin des années soixante au Japon, voir Paul Jobin, 2006, op.cit., chap. VI « “68”, un tournant syndical », p. 329-388.
  • [13]
    Sur l’origine de Labornet aux USA et en Angleterre, voir le site <http://www.dkrenton.co.uk/research/edgepaper.html>.
  • [14]
    Sur cette lutte, voir Paul Jobin, « Les nouveaux syndicats au Japon : minoritaires et fiers de l’être », Mouvements, N°33/34 mai-août 2004, pp. 173-175 (http://www.cairn.info/). Il existe une version sous-titrée en français de ce film en DVD (yukris@club-internet.fr).
  • [15]
    La Zenrôkyô a été formée par l’aile gauche de la Sôhyô lorsque celle-ci a fusionné avec la Dômei pour former la Rengô. Cf aussi supra note 10.
  • [16]
    Shutoken Seinen Union, le syndicat des jeunes de la zone métropolitaine (http:/seinen-u.org). Kawazoe est aussi, depuis 2007, secrétaire général du Réseau d’entraide contre la pauvreté (Han hinkon tasukeai nettowâku). Voir son interview dans l’hebdomadaire Shûkan kinyôbi, n° 738, 13 février 2009, p. 32-34, et sa participation à une table ronde avec Tôkairin Satoshi et David Malinas dans Tôkairin Satoshi, Hinkon no genba (Le terrain de la misère), Mainichi shinbusha, 2008, p. 168-212.
  • [17]
    Dans la fonction publique et les grandes entreprises, l’adhésion aux syndicats se fait de façon quasi automatique, sur le modèle de l’union shop américain. À l’inverse, à partir des années 1980 sont apparus, sur les ruines des grands syndicats contestataires des années 1960, de nouveaux syndicats centrés sur une base régionale ou d’un secteur professionnel élargi. Rompant avec le principe de l’union shop, ils proposaient une libre adhésion individuelle, en accueillant différentes catégories de populations jusqu’alors exclues du syndicalisme : travailleurs des petites entreprises de sous-traitances, travailleurs émigrés, femmes en temps partiel, etc. Sur la genèse et le développement de ces syndicats, voir la troisième partie de Paul Jobin, 2006, op.cit., chap. VII, p. 389-450. Sur leur actualité récente, voir Courrier international, n° 969, 28 mai 2009, p. 34.
  • [18]
    « Solidarité des Gaden ». Gaden est une revue d’annonces d’intérim. Voir le site <http://www.gatenkeirentai.net/>.
  • [19]
    À l’origine (1987), l’expression freeter (furîtâ = free arbeiter) désignait les personnes qui, au sortir des études, choisissaient librement de n’exercer que des arubaito ou baito (emploi intérimaire, et/ou à temps partiel, généralement occupé par les étudiants), plutôt que de chercher un emploi fixe de « salarié régulier » (seisha in) dans une grande entreprise. D’un peu moins de deux millions en 1990 (plutôt jeunes, et plutôt des hommes), leur nombre avait dépassé les quatre millions lors d’une enquête réalisée en 2001, soit une personne sur cinq dans la tranche des 15-34 ans. La proportion n’a fait que s’amplifier depuis. De moins en moins free, et de plus en plus dépendants de leur famille, les deux tiers d’entre eux cherchent désormais « un emploi régulier ».
  • [20]
    À 34 ans, elle est déjà auteur d’une vingtaine de livres. Elle a d’abord fréquenté des mouvements d’extrême droite avant d’effectuer un virage à gauche anti-libérale. Son talent pour décrire la situation des jeunes travailleurs pauvres, et son look de Gothic Lolita, pour le moins étrange dans le mouvement ouvrier, l’ont propulsé à partir de 2007 sur le devant de la scène médiatique, bien au-delà du cercle jusqu’alors restreint des militants syndicalistes radicaux. En français, voir le dossier de Courrier international, 5 juillet 2007.
  • [21]
    En ce qui concerne l’atomisation des jeunes Japonais, voir Yatabe Kazuhiko, dans J.M. Bouissou, E. Dourille-Feer et K. Yatabe, Japon le renouveau ?, La Documentation française, 2002. Comme l’analyse Yatabe, et contrairement aux clichés qui ont longtemps dominé la lecture qui était donnée à l’étranger de la société japonaise, le Japon a connu à partir des années 1980 une montée de l’individualisme qui a atteint dans les années 1990-2000 un niveau inconnu dans les autres pays industrialisés, exceptés peut-être les pays qui ont suivi son modèle comme la Corée du Sud et Taïwan.
  • [22]
    <http://video.labornetjp.org/>.
  • [23]
  • [24]
    Sur l’histoire de ces quartiers journaliers, les yoseba, très particuliers au Japon moderne et contemporain, voir Philippe Pons, Misère et crime au Japon du xviie à nos jours, Paris, Gallimard, 1999, et Anne Gonon, Précarité et isolement social. Le monde des travailleurs journaliers japonais, Tokyo, Éd. de la Maison franco-japonaise, 1995. Sur les sans-abris au Japon, voir David-Antoine Malinas, « Analyse du renouveau militant de la société civile japonaise : le mouvement des sans-abris de Shinjuku à Tokyo », Ebisu, n° 39, printemps-été 2009, et Les voix souterraines : Le mouvement des sans-abri au Japon, Paris, L’Harmattan, 2009. Voir aussi Mélanie Hours, « La pauvreté urbaine au Japon, réalités et représentations », Transcontinentales, n° 5, 2007, p. 121-138.
Français

Le réseau Labornet a été créé en Californie en 1991 par des syndicalistes, pour donner un nouveau souffle au mouvement ouvrier. Il est aujourd’hui présent dans une dizaine de pays industrialisés, en Amérique du Nord, en Europe et en Asie. La branche japonaise, Labornet Japan, est née en 2001 avec l’aide des militants coréens. À travers une série d’événements annuels comme la Labor Fiesta ou la campagne Union, Yes !, la diffusion de vidéos sur Union-Tube, le réseau Labornet Japan a su développer une nouvelle culture militante qui dépasse les vieux clivages politiques et syndicaux. En dépit de la multiplication des contrats précaires, il attire de nombreux jeunes vers l’action collective.

Mots-clés

  • Internet
  • syndicalisme
  • mouvement ouvrier
  • Japon
Entretien de 
Paul Jobin
Paul Jobin est maître de conférences à l’Université Paris-Diderot, actuellement en détachement à Taïwan où il est directeur de l’antenne de Taïpei du CEFC. Ses recherches croisent la sociologie du travail et les enjeux de santé. Parmi ses articles et publications, on peut citer : « La mort par surtravail et le toyotisme », Les Mondes du Travail, n? 6, 2008 ; « La maladie de Minamata... » in L. Boltanski (dir.), Affaires, scandales et grandes causes, Stock (2007) ; Maladies industrielles et renouveau syndical au Japon, EHESS Éditions (2006).
Courriel : <jobpaul@gmail.com>.
avec 
Akira Matsubara
Akira Matsubara est cinéaste et directeur de la maison de production Video Press. Il a réalisé de nombreux films documentaires sur le mouvement syndical japonais, parmi lesquels Vivre comme des humains - l’hiver des cheminots japonais (2001) est disponible en français. Ses films ont été montrés dans des festivals au Japon, en Corée, à Taïwan, etc. Il est également un des membres fondateurs du site Labornet Japan.
Courriel : <mgg01231@nifty.ne.jp>.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/31510
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...