1En marge des mass media, mais fort d’une longue histoire, le reportage dessiné peut-être une voie non conformiste de se confronter à la réalité, il le prouve au fil des livres publiés. Avec une subjectivité assumée, une approche artistique mais aussi des moyens techniques qui lui sont propres, cette manière de faire du reportage est à la fois originale et proche du travail sur la réalité d’écrivains, de cinéastes, d’artistes mais aussi de certains... journalistes. La petite voix du reportage dessiné est de celles qui redonnent du sens à la notion même de reportage.
Une revue de reportages graphique : « La Lunette »
2De 2003 à 2006, le temps de sept numéros publiés, nous avons à quelques-uns – libraires, journalistes, auteurs de bandes dessinées, écrivains, photographes, graphistes... – animé une revue baptisée La Lunette dont le propos était de publier des reportages graphiques réalisés par des auteurs qui pour la grande majorité ne faisaient pas profession de journalisme. Nous voulions croiser les genres et les écritures, insister sur la subjectivité évidente du regard de chacun et mettre en évidence un regard artistique sur la réalité. L’idée était d’élargir le plus possible le sens du mot « reportage ». Nous publiions dans chaque numéro un entretien avec un auteur qui s’inscrivait dans des formes très différentes de reportages en bande dessinée (Étienne Davodeau, Emmanuel Guibert, Jean-Christophe Menu, Troub’s, Fabrice Neaud, Philippe Squarzoni, Pascal Rabaté). Nous espérions bien avoir un entretien avec Joe Sacco, l’auteur américain qui d’une certaine façon a fait reconnaître le reportage en bande dessinée avec ses livres se déroulant en Palestine ou en Bosnie, Jean-Philippe Stassen pour son travail au Rwanda ou encore Robert Crumb qui a écrit ses Sketchbook Reports dès 1964. Il va sans dire que si Tintin avait jamais écrit un reportage, nous aurions aimé le publier [1].
3Nous étions évidemment en réaction vis-à-vis d’un traitement journalistique conformiste et formaté, et nous voulions proposer une autre forme plus librement portée sur un questionnement artistique et humain. Autant par choix que par manque de moyens financiers, nous ne faisions pas réellement de « commandes » mais dépendions entièrement des désirs des auteurs de partir en reportage, de faire des essais dans la revue, de prolonger des fictions d’une autre façon. Un personnage de reporter, aussi caricatural que tendre, surnommé Jean-Dextre Pendar par son créateur, Nicolas Dumontheuil, est né dans la revue et poursuit maintenant ses enquêtes loufoques sous la forme de livres. Faute de moyens et pour des questions liées à la distribution, nous avons arrêté l’aventure de la revue. Personnellement, cette revue poursuivait un travail que j’avais entamé en ex-Yougoslavie avec le dessinateur David Prudhomme [2], qui mêlait textes et dessins (sans case), le reportage et un questionnement plus intime.
La BD de reportage : un genre à part entière
4Depuis des caricaturistes comme Daumier apparus au début du xixe siècle avec l’émergence de la presse jusqu’au travail de Rodolphe Töpffer ou Gustave Doré, depuis les récits au xxe siècle de Saul Steinberg et de Will Eisner (pionnier du graphic novel) jusqu’à Art Spiegelman aux États-Unis, puis des dessinateurs de Hara-Kiri et Charlie Hebdo aux expérimentations de Pierre Christin et Enki Bilal en France, la liste est longue (et extrêmement réduite ici) de ceux qui ont contribué à inscrire dans la durée une forme liant reportage et dessin.
5L’historique et le panorama concernant le reportage dessiné ayant été fait d’une belle manière par la revue 9e Art [3] (n° 7, janvier 2002) et par d’autres publications, je voudrais juste insister sur quelques points liés à ce qui peut être défini comme un genre, ainsi que l’a fait Thierry Groensteen dès 1985, et qui a pour origine le désir d’auteurs voulant de manière plus explicite évoquer une réalité donnée, se préoccuper d’actualité hors du dessin de presse, avec un questionnement différent de celui du carnet de voyage, malgré la frontière souvent floue entre ces deux genres. De la même façon que peuvent ponctuellement le faire certains journalistes, des photographes, des écrivains, des artistes et pour l’audiovisuel, de façon plus ancrée, des réalisateurs de documentaire de création. Le succès de certains auteurs de bandes dessinées, dont ceux cités plus haut, depuis le milieu des années 1990, a eu son propre effet d’entraînement autant chez les auteurs que chez les éditeurs, et le reportage dessiné est maintenant plus présent dans le paysage, comme aujourd’hui dans l’intéressante revue XXI. Ce qui en fait l’originalité est l’utilisation de tout ou partie des codes de la bande dessinée (cases, séquences, bulles, texte narratif, jeux entre le texte et l’image…) et potentiellement une approche de la réalité qui lui est propre.
6Ainsi que le dit Jean-Christophe Menu, auteur et l’un des fondateurs de L’Association, c’est « comme si la sursaturation d’images ordinaires équivalait à leur inexistence, et comme si le reportage devait se trouver un nouveau langage pour redevenir humain ». Art Spiegelman, l’auteur de Maus, dira de son côté : « Dans un monde où les caméras mentent, autant prendre son mensonge directement de l’artiste. » Joe Sacco affirme, lui : « Je suis sceptique quant au concept de journalisme objectif. Je crois qu’une personne extérieure aborde toujours un sujet avec ses propres préjugés. En me mettant en scène, je dévoile ce grand secret au lecteur. » Et pour clore ces citations, Étienne Davodeau souligne : « Raconter, c’est cadrer. Cadrer, c’est éluder. Éluder, c’est mentir. L’objectivité est un leurre [4]. »
7Car si le journalisme a lui-même ses traditions de traitement non-conformiste (reportages d’écrivains au xxe siècle, usage du « je » dans le magazine américain Rolling Stones, le journalisme « gonzo », l’approche de Mickael Herr dans le magazine Esquire puis dans son livre Putain de mort, le travail de nombreuses revues dans tous les pays…) et que même le journalisme le plus conventionnel use de ficelles fictionnelles pour capter l’attention, il est évident que le reportage dessiné cherche un chemin non emprunté par les médias de masse et peut-être plus particulièrement par la télévision. Il peut également aller contre le silence des médias dominants sur certains sujets, se démarquer d’un traitement journalistique rivé à l’actualité spectaculaire ou institutionnelle, s’inscrire ailleurs que dans une vision consensuelle de la réalité (voir évidemment les positions de Pierre Bourdieu et d’autres chercheurs sur ces questions). Le fait que ces publications existent souvent sous la forme de livres, qui ne se fabriquent pas en quelques heures, induisent un rapport au temps différent et peut-être une attention différente du lecteur.
David Prudhomme, « Les souffleurs de la partie », Serbie, La Lunette n° 5

David Prudhomme, « Les souffleurs de la partie », Serbie, La Lunette n° 5
8Il faut au fond que nous soyons persuadés des limites de ces médias de masse à représenter le réel voire de leur propension à en fabriquer un, il faut que nous en soyons lassés pour accepter de suivre un individu (ou un duo textes/dessins) seulement pourvu de crayons et manifestant de prime abord une certaine fragilité. Comme il y a infiniment plus de traits qu’il n’y a de qualités d’images télévisuelles et que le dessin tout comme l’écriture offrent plus de possibilités de se détacher d’une représentation réaliste ou naturaliste, l’évidente subjectivité qui se dégage d’un reportage dessiné nous permet peut-être de retrouver ce sentiment de réalité dont par ailleurs, du fait de la standardisation, il nous semble nous éloigner. Paradoxalement, la majoritaire image de télévision redonne au symbolique dessin tout son poids d’évocation de la réalité.
9La question n’est pas de naïvement y reporter la foi que nous avions en l’image photographique ou audiovisuelle comme révélatrice de Vérité (comme tout outil qui tranche dans le réel, le reportage dessiné n’est en soi garant de rien), mais de partager une expérience de la réalité et des « choses vues » qui comprendra, ou non, un travail journalistique au sens d’une collecte d’informations recoupées. Soumis au même regard critique quant au contenu, le reportage dessiné prendra des processus et formes très différentes suivant les auteurs pour – c’est peut-être l’essentiel – nous amener à voir un pan de la réalité avec une appréhension sensible. Qu’il soit dans un registre autobiographique, qu’il procède à une mise en scène de soi, que son engagement soit plus ou moins prononcé ou qu’il garde une certaine distance.
10Il s’agit peut-être là de variations, l’important étant l’intention de rendre compte par une vision personnelle qui s’appuiera sur des éléments de la réalité et qui sera en quête d’une forme de vérité. Son intérêt sera dans le subjectivisme le plus poussé et ce même aspect pourra être également sa limite. L’idée de reportage induisant malgré tout une tension vers un « extérieur », une forme nombriliste fera sortir le récit de ce genre. De la même façon, une approche du reportage qui choisit d’être et de rester dans un « camp », souvent le « bon », a tout son intérêt sauf à tomber dans la propagande ou une forme plus ou moins subtile de communication. Ce que l’on appelle à tort « l’engagement », comme si ce choix supposait de ne pas tenir compte de la complexité de la réalité. Le regard, le travail de documentation et le recul du reporter dessinateur feront la différence.
Fragilité et modestie
11La fragilité que j’évoquais provient sans doute aussi de la modestie du dispositif, un crayon et un carnet, qui n’est pas une captation matérielle via un appareil photographique ou une caméra. La question de la discrétion renvoie aux pratiques de chacun, mais il y a dans le dessin la possibilité de faire surgir de l’image sur le moment ou après, éventuellement dans une reconstruction hors du regard de ceux que l’on approche. D’un point de vue technique, cette production d’image hors de l’immédiateté offre de nombreuses possibilités d’associations et de narrations. Et ceux qui sont dessinés n’éprouvent peut-être pas le sentiment d’être « volés » ou « espionnés » par une machine qui fixera pour toujours une image d’eux. Dans l’imaginaire, le dessinateur n’est pas rattaché à l’univers des médias mais à l’art et, d’ailleurs, il n’est pas pris « au sérieux » en situation de reportage. Peut-être parce qu’on sous-estime justement la capacité de l’art à influer sur la réalité et parce que l’expression en bande dessinée reste pour beaucoup ancrée dans l’enfance et toutes les représentations que l’on peut y associer.
Benjamin Flao, « Au large du Kenya », La Lunette n° 5

Benjamin Flao, « Au large du Kenya », La Lunette n° 5
12Le reporter dessinateur a ainsi des chances de se situer en dehors des mises en scènes faites à l’attention des médias et plus simplement de ne pas suivre les parcours ordinaires des journalistes. Il peut aussi, dans la mesure où rien n’est préparé à son intention, être de plein pied dans une réalité, au contact de gens qui cherchent moins à contrôler leur image. N’étant pas obligé d’être là où l’on produit de l’information, là où on accède avec une carte de presse, il doit donc aller « ailleurs », parfois se laisser immerger dans une « banalité » (thème récurrent dans les récits de reportage en bande dessinée) – c’est-à-dire la vie que l’on connaît tous – et y chercher l’existence, des caractéristiques profondes du lieu dans lequel il se trouve, le « vécu » de ceux avec lesquels il vit de façon éphémère et qu’il observe.
13Je dois cependant dire que, à titre personnel, l’expérience des voyages en Serbie avec le dessinateur David Prudhomme a confirmé une posture du dessinateur face à ceux que l’on rencontre, avec tout ce que je viens d’énoncer, mais il a aussi infirmé cette idée selon laquelle un dessinateur « volerait » moins l’image qu’un photographe ou un cameraman… Nous avons souvent eu des réactions vives – à la façon balkanique, entre l’agression et le rire – précisément parce que le dessin était une interprétation de celui ou celle que l’on avait face à nous et qu’il était en cela plus intrusif qu’une image cantonnée à l’enveloppe corporelle… Peut-être que ces gens-là n’avaient pas tout à fait tort, mais nous nous sommes rassurés en pensant qu’une contamination paranoïaque avait profondément fait son chemin dans ce pays…
Un autre rapport au temps
14Pour revenir au reportage dessiné, la contrainte du temps, extrême dans l’univers médiatique (temps d’exécution du reportage, longueur du reportage, ancrage dans l’actualité), peut être beaucoup moins forte dans un travail d’auteur et sa prise en compte peut au contraire être un élément fort du récit. Il faut simplement du temps pour faire un dessin, un temps immobile d’imprégnation, une durée particulière de présence / absence.
15Cette façon d’être « en retrait », encore une fois, n’est pas spécifique au reporter dessinateur. Des écrivains, des journalistes, des cameramen… cherchent exactement la même chose et y parviennent mais, pour toutes les raisons énoncées, il s’agirait chez les dessinateurs d’une « tendance lourde » alors que, dans l’univers journalistique aujourd’hui, la voie dans laquelle pousse la production de l’information serait à l’envers de cette démarche.
16Il y a de fait, souvent, une modestie (doutes, relativisation, incapacités dites…) mise en avant dans le travail des auteurs, à rebours du discours du spécialiste omniscient et d’une tentative de synthèse globalisante dans lequel peut sombrer le journaliste du fait même du dispositif de travail dans lequel il se trouve (rendre vite un avis éclairé et supposé sûr). L’épaisseur humaine de celui qui raconte n’est ainsi pas occultée, ce qui peut aussi supposer la mise à jour de la tension existant entre l’auteur et son « sujet » et donc l’évocation du cheminement personnel. Une posture qu’un journaliste se permet rarement. La question serait peut-être plus de faire « avec » que de faire « sur », autrement dit s’inclure dans ce que l’on raconte. Cette tendance est renforcée par le fait que l’immense majorité de ces reporters dessinateurs – hormis Joe Sacco – n’ont pas de formation journalistique. Pour le lecteur, cette personnalisation, en place de la discrétion objectivante, induit également une distanciation vis-à-vis du sujet et donc une liberté d’appréciation plus évidente.
17La narration en bande dessinée, avec ou sans cases, et donc son rapport au temps qui suppose une liberté de lecture – arrêt, accélération, relecture, perception du détail et de l’ensemble –, participe pour le lecteur de ce sentiment de liberté non soumis à un enchaînement imposé. L’auteur cherche bien à emmener avec lui le lecteur dans ses séquences, mais il a malgré tout la possibilité d’en choisir le rythme. L’attention portée à l’écoulement du temps et à tous les temps intermédiaires, entre et à côté des temps spectaculaires, souvent présents dans les récits, crée également des décalages, tout comme l’espace inter-iconique, le blanc entre les cases, dans lesquels le lecteur peut entrer. Les effets de concentration et de rassemblement d’éléments dans la case et les effets de dilatation d’actions ou de moments dans les séquences font également la force de ces récits.
Le reportage plus que l’enquête
18Une part essentielle du reportage est de « simplement » raconter, de refaire vivre dans le récit la réalité, d’y inclure la complexité et l’épaisseur existentielle, de douter et de tenter de répondre à ces doutes, de proposer une vision de cette réalité en la faisant partager, de faire entendre des voix dans toute leur richesse. Je ne parle pas ici d’enquête au vrai sens du terme, une part qui est la plus ardue du métier de journaliste, un champ pour lequel les auteurs de bande dessinée ne sont ni les mieux placés ni les mieux préparés. Dans le numéro de 9e Art consacré au genre, Vincent Bernière envisage l’avenir de la façon suivante : « Soit les auteurs de bandes dessinées se transforment en professionnels de l’information, ce dont on peut douter, soit ils continuent à nous faire part de leurs observations en tant qu’auteurs, ce qu’ils sont indubitablement. » L’alternative est peut-être dans une manière d’entendre le reportage, plus large. L’opposition des pratiques serait moins binaire. Des journalistes ont cette démarche personnelle dans tous les médias, des auteurs de BD également, avec leurs propres usages comme ils l’exercent dans les reportages dessinés.
19La marginalité de ces auteurs est également leur force car cette façon d’être « en dehors » peut être pourvoyeuse d’une plus grande liberté. Ce qui est en jeu dans la question du reportage est une réduction de la réalité par des représentations standardisantes et donc une perte de réalité.
Notes
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[1]
Voir les archives de La Lunette sur le site <http://lalunette.free.fr>.
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[2]
Voyages aux pays des Serbes, Autrement, 2003.
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[3]
9e Art, Cahiers du Musée de la bande dessinée, n° 7, CNBDI, janvier 2002.
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[4]
Citations extraites de 9e Art, n° 7, site Internet du CDDP d’Angoulême (www.labd.cndp.fr/img/doc/att00028.doc), et de Télérama n° 308.