1QRN sur Bretzelburg [1] n’est pas seulement un album de BD, c’est aussi un véritable essai sur les possibilités d’expression de la BD. Franquin et Greg nous invitent en effet à les suivre dans une exploration singulièrement réussie de trois de nos sens particulièrement difficiles à rendre en BD, l’ouïe (le son), le goût et l’odorat. Mais, pour autant, le regard ou le toucher ne sont évidemment pas oubliés. Les auteurs nous entraînent dans une véritable expérience de pensée (sociologique) sur ce qui s’ensuit lorsque nos sens se brouillent ou sont brouillés – le titre lui-même sonne comme une énigme au sens incertain. Or, ce qu’il advient c’est une perte du sens, à commencer par le bon sens, ce qui ne manque pas de produire d’étranges inversions et exige un difficile travail de rétablissement du bon sens qui passe d’abord par celui de sens sains.
2Bref, la brouille des sens sert en quelque sorte de propédeutique à un vacillement du sens qui ouvre la porte à ce que j’appelle l’incommunication [2]. Or, l’incommunication, première et toujours potentiellement présente, seulement refoulée ou en retrait, revient lorsque l’on ne parvient pas à gérer ces paradoxes [3] qui ensemencent et nouent régulièrement le tissu social. Seuls les cadres de la normativité sociale, en amont ou en aval, parviennent soit à l’endiguer soit à la canaliser ou à rétablir un état qui n’est pas celui de la communication, mais seulement d’une non-incommunication ou plutôt d’une incommunication maîtrisée. C’est exactement ce qui arrive dans QRN [4].
3La théorie de l’incommunication ne prenait pas encore en compte la question des sens. Cette rencontre avec la BD est l’occasion d’un véritable échange, car si l’on peut facilement reconnaître que la théorie éclaire la BD, n’oublions pas que la BD, dans la richesse de son langage et de sa mise en scène, peut tout aussi bien informer la théorie et l’aider à se construire. Autrement dit, la recherche en SIC ne peut que gagner à fréquenter un « objet » trop souvent négligé, mais qui se révèle au moins aussi riche que le cinéma ou la télévision.
Un joyeux renversement de l’incommunication

Un joyeux renversement de l’incommunication
Beaucoup de bruit pour (presque) rien, ou comment consommer les médias
4Tout commence dans la maison de Spirou et Fantasio. Une maison que l’on suppose paisible… mais c’est sans compter avec l’amour immodéré que Fantasio voue aux postes à transistors (en voilà six en deux cases !). Ils ensemencent littéralement la maison, hurlant à tue-tête une musique qui devient véritablement envahissante.
5Paradoxe n° 1 : la radio, au lieu d’accompagner la vie quotidienne, la parasite totalement, dans une interférence qui empêche d’entendre ce qui se passe ou ce qui se dit. L’énoncé de l’être ensemble est ainsi directement brouillé par les conditions d’énonciation singulièrement bruyantes que créent les multiples postes de radio. Bref, au sens propre comme au figuré on ne s’entend plus – c’est dire que l’on est bien dans une logique d’incommunication.
6Paradoxe n° 2 : la technologie, admirée par Fantasio, qui devrait nous faciliter la vie, devient une véritable contrainte.
7Paradoxe n° 3 : c’est en voulant empêcher Fantasio de mettre en marche son micro-poste que Spip (l’écureuil malicieux), en le mordant à la jambe, lui fait lâcher le transistor qui est alors rattrapé au vol et littéralement gobé par le Marsupilami.
8Les deux premiers paradoxes se rejoignent justement dans le troisième, lorsque le Marsupilami phagocyte la micro-radio, symbole de la nouveauté technologique [5]. Spirou justifie ce que Fantasio appelle la goinfrerie du Marsupilami en ce qu’il aurait confondu cette mini-radio avec un caramel. Où l’on voit d’emblée s’ériger l’opposition qui va globalement régler la démonstration de Franquin : au son, agressif et mauvais, il oppose la nourriture, ici la friandise, connotée positivement. Cependant, même consommé (au sens propre) le média reste mauvais.
9Le Marsupilami devient le porteur sain d’une sorte de maladie : celle d’une radio qui ne cesse de marcher, que l’on ne peut plus fermer et qui finit par s’installer dans son nez. Fantasio le prend d’abord avec humour, constatant que, lorsque le Marsupilami éternue, la radio change de longueur d’onde, mais il se fâche lorsque, répondant à M. Dupuis en personne au téléphone, la proche présence du Marsupilami en vient à totalement parasiter leur conversation (incommunication).
10Il faut attendre la fin des émissions pour pouvoir enfin aller se coucher, exténué, le Marsupilami sur le lit de Fantasio… mais c’est sans compter avec l’émission de milieu de nuit qui les réveille en sursaut. C’est alors que le Marsupilami, excédé, fait taire cet enfer sonore d’un fabuleux coup, de sa queue nouée, sur sa propre truffe… et s’assomme lui-même. Le voilà doublement victime : du bruit et du rhume, double brouillage de l’ouïe et de l’odorat, si important pour le Marsupilami, qui désormais est affublé d’une truffe rouge, comme transformé en clown par le média.
11Autrement dit, il faut une sorte de rituel d’automutilation, une sorte de sacrifice, pour contrecarrer la violence symbolique et pleinement physique de la radio ouverte par l’incommunication. De manière plus amusante, et comme en contrepoint d’ailleurs, Spip se propose, quant à lui, de quitter la maison, son baluchon sur l’épaule, autre nom de la fuite, qui permet d’échapper tout à la fois, au bruit, au paradoxe et à l’incommunication qui s’ensuit.
12Cet envahissement, cette violence sonore est formidablement mise en scène par ce que J.-B. Renard appelle le code idéographique [6] de la BD : l’image du son envahit l’image comme le son de la radio envahit la maison. Comme le souligne B. Peeters [7], il nous fait littéralement sentir physiquement cette présence oppressante du bruit.
Parasites et quiproquo
13Comme il existe des demi-dieux, il existe des demi-héros. Fantasio est de ceux-là, car si le héros est résistant, ce qui est (presque) toujours le cas de Spirou, Fantasio lui, nous venons de le voir, cède facilement à la tentation, ce qui, pour sa défense, ouvre toutefois sur la possibilité même de l’aventure.
14Parasite local, la radio abîmée, va, cette fois, devenir une sorte de parasite global, en tout cas changer d’échelle et passer de la maison à celle du quartier : l’exploration entre dans sa deuxième phase, celle d’un élargissement progressif. Et le spectre des types de radio s’étend également, puisque de la radiodiffusion on passe à la radiocommunication, du un-tous, on verse dans le un-un ou le un/uns, voire dans la radiogoniométrie [8] (radio-mesure). Voilà justement un radio-amateur, dans la nuit, qui semble correspondre avec un souverain, un roi (« majesté » lui prête-t-il)… Or, son message est brouillé, mais par qui ? Il part à la recherche du coupable.
15Le radio-amateur débarque en pleine nuit sans crier gare chez Spirou et Fantasio, mais en actionnant de manière agressive et très bruyante la sonnette. Il monte ensuite à l’étage sans rien demander à personne avant d’être plaqué au sol par Spirou et mordu au mollet par un Spip décidément plein du goût des autres (puisqu’il vient de mordre successivement Fantasio et le radioamateur). Mais rapidement tout le monde s’explique : le transistor détraqué par le coup du Marsupilami sur sa propre truffe a perturbé la tentative de communication du radio-amateur [9]. Où l’on découvre que M. Switch (le bien nommé, puisqu’en anglais le mot signifie commutateur, interrupteur, mais aussi – avec off, on, over – couper, mettre en marche, ou changer de station ou de chaîne) correspond avec le roi Ladislas de Bretzelburg. Mais le roi, et c’est là que l’affaire devient étrange, prétend être surveillé et communiquer clandestinement.
16Un peu plus tard Spirou mène le Marsupilami chez le vétérinaire : l’animal boxe l’anesthésiste et blesse un autre intervenant. De même qu’il a résisté à l’agression par la radio, quitte à s’assommer lui-même, le Marsupilami résiste lorsque l’on veut brouiller ses sens et la réaction, physique, est vive (dans une utilisation plutôt virile du toucher).
17On pourrait en rester là si M. Switch n’avait pas été lui-même découvert par la police bretzelburgeoise et son domicile repéré (où s’est rendu Fantasio resté seul). Les policiers sonnent à la porte, sautent littéralement sur Fantasio et l’endorment alors à l’aide d’un chiffon chloroformé : ses sens brouillés, il ne peut résister et est enlevé en lieu et place de Switch. Soulignons que le quiproquo, par où on les confond, correspond lui-même à une forme de brouillage de la communication et de l’action. Lorsqu’ils passent la frontière les policiers utilisent à nouveau le chloroforme pour brouiller les sens du douanier et passer en toute impunité. Le quiproquo se poursuit lorsque Spirou et Switch arrivent devant la maison de ce dernier : la femme de ménage se lamente sur sa disparition, avant de se rendre compte qu’il n’a pas été enlevé… c’est donc Fantasio qui l’a été. C’est le véritable début de l’aventure pour nos héros, dans le sillage de laquelle ils vont entraîner un Switch réticent alors même qu’il en est la cause. Là encore il en va d’un brouillage, mais d’interprétation.
18Ce deuxième moment se clôt avec la découverte du roi – qui communique, caché sous son bureau – par le général en chef de l’armée bretzelburgeoise. Le roi et le général ne s’entendent manifestement pas : le général convoque facilement l’argument de la sécurité nationale pour empêcher la radio-communication – dont le signe, aux yeux des auteurs, est positif, à la différence de celui de la radiodiffusion, parce que l’une transmet de l’information utile, à la résistance par exemple, alors que l’autre n’est que bruit ou diarrhée verbale et musicale. Il apprend au roi que l’espion avec lequel il communiquait a été arrêté et se trouve détenu à la forteresse de Schnappsfürmich (encore une affaire de goût ? ; l’alcool semble en tout cas connotée négativement). Le roi ne peut que conclure lui-même à sa propre faiblesse.
Le « mur du son »
19Au château, nous retrouvons le général et Fantasio. Celui-ci décline en vain son identité. Le général croit à une manœuvre et veut l’acheter pour qu’il n’ébruite pas l’affaire : ce geste est perçu comme singulièrement de mauvais goût par un Fantasio qui, au lieu d’écrire la lettre attendue par le général, lui jette l’encre au visage. Encre noire sur uniforme blanc : voulant blanchir la situation le général se retrouve tout maculé, sombre comme son âme. Où Fantasio brouille le geste de prévarication du général et se brouille avec lui en brouillant les couleurs physiques et morales. Où le méchant, qui se présente tout en blanc, afin de brouiller sa perception, lorsqu’il est brouillé prend une couleur, noire, à l’image de ce qu’il est vraiment : en brouillant le brouillé, on débrouille la situation.
20Pour limiter a priori les risques, Spirou, Switch (et Spip) prennent le train. Or la police contrôle également les wagons. Ils décident alors de descendre à contrevoie. Mais le chien d’une patrouille de soldats bretzelburgeois renifle l’odeur de Spip et se met à le poursuivre avec la ferme intention de le manger. Dans la folle course qui s’ensuit toute la troupe tombe sur deux ouvriers qui sont en train de manipuler une grosse caisse, qui chute à terre laissant apparaître une multitude de saucisses sur lesquelles se jette avec voracité le chien policier, bientôt enfermé dans la caisse par les manutentionnaires. Les deux hommes indiquent une mauvaise direction aux soldats : Spirou, Switch et Spip viennent de faire connaissance avec la résistance bretzelburgeoise (qui va les transporter jusqu’à la capitale). Le chien veut manger Spip mais se retrouve piégé par les delicatessen : ses sens affolés le mènent droit à ce piège où l’enferme le bon sens des résistants.
21Mais que devient Fantasio ? Car il est toujours au château et après son altercation avec le général, son destin semble scellé : être soumis à la question. Le docteur Kilikil jouit manifestement d’une terrible réputation. Sa méthode ? Le bruit, en effet inhumain, du crissement d’une craie sur le tableau noir [10], qui met les nerfs de Fantasio à rude épreuve. Ironie du sort, celui qui « torturait » Spip et Spirou ainsi que le Marsupilami avec ses postes radio se trouve lui-même victime du bruit (il précise qu’il n’a « jamais pu supporter ce genre de bruit »). De même que la radio devenait une véritable arme sonore, la craie devient un véritable instrument de torture sonore. Le son, dans son usage passé à la limite, serait donc sinon l’arme absolue, du moins celle qui fait mal, qui trouble/brouille les sens jusqu’à la douleur et la perte du self control [11]. Le docteur Kilikil est cependant puni en se retournant un ongle : il a au moins aussi mal que celui qu’il devait torturer. Une deuxième séance de torture se terminera encore plus mal puisque le docteur se heurte au plafond – qui n’est autre que le trait supérieur de la case ! – et s’assomme lui-même (le son est décidément bien « assommant » dans cette histoire).
22La torture ne constitue-t-elle pas la forme la plus radicale de l’incommunication ? Car elle repose sur une sorte de paradoxe : elle exige que l’on parle tout en créant les conditions qui entravent l’expression même de la parole. Elle prétend chercher la vérité en utilisant un moyen qui est toujours celui de l’extorsion, alors même que la vérité ne peut être délivrée que volontairement. On peut obtenir ainsi une information vraie, mais qui n’est en rien la vérité ; au contraire toute vraie qu’elle soit, ses conditions d’énonciation même en nient toute vérité. Bref, la torture, acmé de l’incommunication (saturation de bruit ou de silence, de coups ou de croupissement solitaire etc.), ne peut aboutir à aucune communication, bien évidemment, mais seulement à encore plus d’incommunication… mais peut-être ceux qui la pratiquent le savent-ils pertinemment et l’utilisent-ils dans cet objectif, logique du pire qui trouve sa « raison » dans sa seule jouissance sadique. Elle est, par saturation des sens, la perte du sens même.
23Pendant ce temps le Marsupilami s’échappe de la clinique dans une volée de coups puis se met en quête de Spirou et Fantasio et c’est là, à la moitié du récit (p. 31 sur 63) que, au détour d’une case, s’avoue la question qui sous-tend tout l’album : « l’intervention chirurgicale aurait-elle brouillé ses sens prodigieux ? » En effet, le Marsupilami semble s’égarer. Point de basculement de l’album en quelque sorte, car si le Marsupilami lui-même se retrouve totalement désorienté, alors tout le monde le sera, mais si ses sens ne s’avèrent pas réellement perturbés, alors tout le monde sera, peut être, sauvé. Le Marsupilami devient le symbole/symptôme de la quête du rétablissement du sens contre le brouillage des sens (heureusement nous le retrouverons à la page 36 passant la frontière du Bretzelburg).
Couverture et drogues médiatiques
24De leur côté, Spirou et Switch découvrent la dure réalité du Bretzelburg : des files d’attente devant les magasins d’alimentation, la pauvreté du peuple et l’inquiétante présence de la police politique qui interdit que l’on parle « d’avant » – et en trahit par là même l’existence. Car aujourd’hui les gens portent des costumes taillés dans du vieux papier journal et l’on porte donc sur soi les nouvelles d’hier… ce qui peut entraîner un quiproquo lorsque l’on croit découvrir une vente promotionnelle de viande alors que l’on crève de faim : les dates sont les mêmes, mais le magasin est vide désormais, voire fermé. Paradoxe : les médias qui sont censés couvrir l’actualité la plus chaude ne couvrent plus que les corps froids et retardent, n’entraînant qu’une mauvaise communication, de l’incommunication. Remarquons que la radio produisait le même effet, ce que l’apparition de la télévision confirmera d’ailleurs : QRN est aussi une critique des médias qui semblent plus aptes à générer de l’incommunication qu’autre chose, si ce n’est un abrutissement généralisé.
25Spip au détour d’une rue devient d’objet d’un attroupement de badauds qui ne veulent rien moins que le manger ! Au bas de la même case, c’est au tour du Marsupilami à faire saliver et aboyer (encore le son négatif) le chien (le même) du garde-frontière, qui finit dans la cheminée d’un train. Si le peuple, aux yeux de Franquin, a le droit d’avoir faim, l’État, lui, n’a pas à se transformer en ogre.
26Spirou et Switch arrivent enfin au palais, déguisés en laveurs de carreaux – comme pour mieux faire le ménage et redonner de la transparence à ce monde devenu opaque. Ils sont aidés par Hans le jardinier (l’homme de la nature cultivée et lui-même cultivé par la nature), qui détourne l’attention du soldat de faction en retournant son casque (n’y voyant plus rien, il peut faire la sieste) : l’armée aveuglée par sa bêtise même, les choses semblent tourner…
27L’espoir de Spirou et de Switch est d’entrer en contact avec le roi, directement. Or, celui-ci est en train de regarder la télévision : retour partiel de l’œil dans un album largement dominé par le son. Le général intervient pour changer d’autorité le programme que voudrait regarder le roi – Roquet belles-oreilles (!), indicateur de son niveau intellectuel ? – pour l’obliger à écouter l’intervention du prince Farfalla, ennemi du Bretzelburg, qui tient des propos bellicistes qui donnent ainsi du grain à moudre aux ambitions guerrières du général et légitiment ses achats intempestifs d’armes. Bref, la télévision ne donne à voir que des inepties ou des propos belliqueux, et rien d’intéressant. Elle est vide de sens, ne remplissant que les yeux et les oreilles d’imbécillités. Autrement dit, elle brouille elle aussi les sens, et ne donne rien de sensé.
28Mais nous apprenons, et Spirou avec nous, à travers l’incident qui éclate entre le roi et le général que celui-ci lui administre un médicament qui, selon le roi lui-même, l’abrutit de plus en plus. C’est dire que les sens du roi sont également brouillés par de la drogue, ce qui explique qu’il accepte de prendre des décisions insensées de surarmement qui ruinent le pays (p. 40). Double incommunication. Mais contre laquelle il est peut-être possible de lutter, car à réparer les sens, le sens en sera réhabilité… faut-il encore que le roi soit contacté.
Renversements : du mauvais son au bon goût
29Or, Spirou dans un premier temps se trompe de fenêtre et voit une femme dans sa salle de bain, qui pousse des cris. Incommunication. Puis il fait semblant de laver les carreaux, subterfuge qui lui permet d’entrer en contact avec le roi. L’incommunication va-t-elle être enfin levée ? Nous le saurons progressivement car le récit dès lors lie deux moments simultanés, voire trois avec la progression du Marsupilami : la découverte de la face cachée du docteur Kilikil et l’apprivoisement du roi. Car le roi accepte de libérer Fantasio et se rebelle contre l’idée que son peuple ait faim, ce qui permet à Spirou de renverser la bouteille de drogue, autorisant ainsi un véritable réveil du roi à la situation. Il y a alors inversion de l’inversion ; et le roi va vérifier ultérieurement la véracité du récit de Spirou en versant ladite drogue dans une plante qui en meurt (test à la fois de nocivité de la drogue et de bonne foi de Spirou). C’est là le premier renversement.
30Mais quelle est la face cachée du docteur Kilikil ? En fait celui-ci n’est en rien satisfait par sa situation de tortionnaire, ce qu’il préfère, c’est la gastronomie. Paradoxe du docteur Kilikil cependant : même lorsqu’il est bon, il torture encore. Car le parfum et l’évocation de mets délicieux devant un Fantasio affamé le soumettent effectivement à la torture – puisqu’un homme de main l’empêche d’y goûter ! Bref, derrière la brute, se cache un homme de goût, de bon goût, raffiné : deuxième renversement. Sur ce, arrive le Marsupilami affamé, qui se rue sur la nourriture et s’engage dès lors une homérique bataille dans la cuisine, entre boxe, escrime et tennis ! Fantasio et le Marsupilami gagnent la partie.
31Troisième renversement : le bruit du début de l’album verse dans la catastrophe, le manger de la fin de l’album rétablit le bon ordre des choses. Le mauvais goût du son/bruit détruit l’ordre des choses (d’ailleurs dans la cuisine il dit explicitement la bagarre) ; le bon goût de la nourriture, activité plus civilisée semble-t-il (puisque le son renvoie à la torture et la nourriture au bien-être), rétablit le bon ordre des choses et le bon sens, soit le sens tout court.
32En revanche, l’alcool est du côté du mal : le général fête sa victoire (la signature par le roi d’une vaste commande de matériels de guerre) en compagnie du faux médecin et il nous apprend que ce n’est même pas pour la gloire qu’il agit, mais simplement pour se faire de l’argent.
33Renversement à nouveau : Hans joue avec le soldat de garde, ce qui permet à Spirou et à Switch de s’échapper ; la police politique se retrouve avec un seau sur la tête, aveugle et impuissante. Fantasio s’échappe lui aussi grâce au Marsupilami, un saucisson géant sur l’épaule. Ils se retrouvent tous dans la nature bientôt attaqués par une escouade de soldats. Mais, nouveau symptôme de la connotation positive de la nourriture, ils découvrent que les grenades à main des soldats sont un montage de boîtes de conserve de haricots fichées sur un manche de bois, inoffensives donc.
34Dans la foulée, ils s’engouffrent dans un fin boyau qui débouche sur une grotte où se cache la résistance : autrement dit, c’est du fond du trou où l’on ne voit rien que vient la lumière (au sens propre comme au sens figuré), renversement, mais cette fois vertical. La résistance apprend toute l’histoire – ce qui sauve le roi. Parallèlement, le roi désormais bien éveillé, découvre que son armement est « bidon » (là encore au sens propre comme au figuré, c’est-à-dire, et c’est un nouveau renversement, véritablement fait de bidons).
35Enfin (dernier renversement), nous apprenons que le prince Farfalla et le général ne sont qu’un seul et même homme, acteur grimé, qui circule avec son complice entre les deux pays par la même caverne que celle empruntée par Spirou et Fantasio, ce qui permet de les arrêter. Les sens trompés par le subterfuge du déguisement sont à nouveau efficaces lorsque sont mis bas les masques.
36Bientôt les militaires sont interdits dans le pays, par allocution télévisée du roi (où les médias deviennent enfin positifs) ; le roi et la princesse du Maquebasta tombent amoureux ; le docteur Kilikil ouvre une auberge et le général (bien tenu en laisse par un cordon relié à de la dynamite) devient le garde d’opérette du château ; Switch est décoré ; un habitant peut réellement faire un grand ménage des décombres (des armes, en l’occurrence) du régime précédent et désormais défait.
37Bref, nous assistons à un véritable rétablissement, des hommes et du régime, grâce au bon sens de tous, qui lui-même provient directement de la domestication des sens au bénéfice de l’amour, du bien-manger et de l’être-ensemble. Les différents renversements réalignent les énoncés et leurs conditions d’énonciation ou dénoncent les mensonges. Reflux de l’incommunication.
38Contre l’idéologie de la communication, QRN montre (dès 1966) que les médias produisent plus facilement de l’incommunication que de la « communication », avec des effets sociopolitiques considérablement déstabilisants. Ces médias peuvent même, par leur envahissement, fortement troubler nos sens et favoriser une incommunication interpersonnelle. Il y aurait ainsi une logique, de la perturbation des sens à la subversion du sens, qui passerait par l’incommunication, le corps et les médias. Franquin et Greg ne nous incitent-ils pas ainsi à ne pas oublier nos sens dans toute réflexion sur la (l’in)communication, autrement dit qu’il en va d’un bon usage de nos sens (orienté par la jouissance de l’être-ensemble et du bon goût, contre l’artifice médiatico-technico-économico-politique) dont la juridiction s’étend jusqu’à l’administration du sens lui-même ?
Notes
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[1]
André Franquin et Michel Greg, QRN sur Bretzelburg, Dupuis, 1966.
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[2]
Pascal Robert, « De la communication à l’incommunication ? », Communications et langages, n° 146, décembre 2005, p. 3-18.En ligne
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[3]
Rappelons que D. Bougnoux définit le paradoxe comme, non pas une contradiction, une tension entre deux dictions, deux dire, mais bien comme une disjonction, une opposition entre un énoncé et ses conditions d’énonciation. Cf. Daniel Bougnoux, Introduction aux sciences de la communication, La Découverte, 1998, p. 26.
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[4]
L’hypothèse de l’incommunication est d’autant plus intéressante à explorer dans le cas de QRN que Franquin traversait une période de doute, de tension et de maladie. Spirou et le rythme hebdomadaire harassant commençait en effet à lui peser (le dernier épisode dessiné par Franquin – Panade à Champignac – n’est plus qu’une parodie où l’on voit Zorglub habillé en… bébé). Cf. Jean-Louis Boquet et Éric Verhoest, Franquin : chronologie d’une œuvre, Marsu Productions, 2008.
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[5]
Puisque la vertu même de la technologie, c’est justement d’être nouvelle sauf à sombrer dans le kitsch – qui lui-même n’est que la valorisation aujourd’hui d’une ancienne technologie dans ce qu’elle a justement d’ancienne et qui la caractérisait à l’époque comme nouvelle.
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[6]
Jean-Bruno Renard, Clefs pour la bande dessinée, Seghers, 1978.
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[7]
Benoît Peeters, Lire la bande dessinée, Flammarion, 2002, p. 146.
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[8]
« Radiogoniométrie : ensemble des procédés permettant de déterminer la direction et la position d’un poste émetteur radio » (Le Robert).
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[9]
C’est cela, explique Greg, le QRN, une perturbation (orageuse notamment). Cf. Boquet et Verhoest, op. cit.
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[10]
Sombres réminiscences scolaires de Franquin ? Quoi qu’il en soit, il glisse volontiers la question dans la bouche de Fantasio.
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[11]
L’actualité récente ne nous apprend-t-elle pas que le son, la musique en l’occurrence, a pu être utilisé comme véritable instrument de torture à Guantanamo ? Cf. « La musique, nouvelle arme de torture de l’armée américaine », <nouvelobs.com>, 11 décembre 2008.