CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Vous êtes historien[1] de formation. Qu’est-ce qui vous a poussé à choisir la bande dessinée comme médium pour raconter des fictions ? Pourquoi ne pas avoir recouru à la forme romanesque ?

2Cette question ne manque pas de sel… puisque c’est le mode d’expression que j’avais tout d’abord choisi. Ma première rencontre avec l’écriture date en effet de l’école primaire. Lauréat d’un petit concours de nouvelles, j’ai commencé à écrire des histoires à dix ans et je n’ai plus cessé depuis. Une fois au collège, je rédigeais sous forme littéraire des feuilletons policiers destinés au journal des élèves. De la bande dessinée, je ne connaissais guère que Mickey et des comics comme Akim ou Zembla, que je lisais avec plaisir mais sans plus. Je préférais les romans d’Alexandre Dumas ou de Jules Verne. Ce n’est qu’au début des années 1970, en découvrant le magazine Pilote, que je suis tombé sous le charme du neuvième art. J’étais déjà grand amateur de cinéma, de photo, de peinture ou de dessin, et cette alliance entre le récit et l’image, portée à ce degré de qualité, m’a enthousiasmé. J’ai alors décidé d’abandonner la forme romanesque pour la narration illustrée.

3« Louis la Guigne », « Mandrill », « Azrayen », sont autant de séries ou de titres qui vous ont apporté un succès d’estime certain de la part de la profession. Comment expliquez-vous, face à celui-ci, le succès populaire du « Décalogue ? »

4Avec les titres que vous avez d’abord cités, je racontais des histoires originales, mais la forme restait classique. Avec Le Décalogue, j’ai créé un nouveau concept [2], largement imité depuis. Le fond était toujours là, avec des thèmes brûlants ou universels (l’intégrisme, la quête d’identité, les sources de l’inspiration, la nature exacte du talent, les différentes voies de l’amour, la liberté individuelle face à la raison d’État…) et s’y ajoutait en prime un système de lecture inédit. Mentionnons en prime le travail remarquable des maquettistes et de l’éditeur, et voilà déjà quelques pistes pour expliquer le succès de la série.

5Y a-t-il deux types de lectorat différents et étanches qui interviennent ? Finalement, pour qui faites-vous une bande dessinée ?

6Lorsqu’on dépasse 50 000 exemplaires (et pour Le Décalogue, la moyenne par tome est d’environ 120 000), on ne touche plus seulement des fans de BD ; l’essentiel du public est constitué de lecteurs de romans, de cinéphiles ou autres amateurs de théâtre, pour lesquels la BD n’est qu’un produit culturel parmi d’autres et qui ne possèdent pas forcément un grand nombre d’albums dans leur bibliothèque. Conséquence : les lecteurs d’Azrayen ou des Oubliés d’Annam ont à peu près tous lu Le Décalogue, mais la plupart des lecteurs du Décalogue n’ont jamais entendu parler d’Azrayen ou des Oubliés d’Annam !

7Y a-t-il selon vous une BD populaire séparée d’une BD légitimée culturellement ?

8Sans aucun doute, et c’est le sujet d’un débat récurrent dans le milieu, notamment au moment d’Angoulême. En effet, dans son palmarès comme dans les débats ou les expositions, le festival a tendance à privilégier la seconde au détriment de la première. C’est entre autres pour cette raison que plusieurs éditeurs grand public, comme Dupuis ou Le Lombard, ont longtemps boudé le salon. La bande dessinée « populaire » est celle qui est accessible à tous, tant sur le plan du dessin (un graphisme ligne claire, parfaitement lisible) que du scénario. Les tirages sont considérables et le cinéma louche fréquemment sur ce genre d’albums. Dans la catégorie « BD d’humour », les exemples sont innombrables, de « Titeuf » aux « Profs » en passant par les « Bidochon » ou « Joe Bar Team », tandis que le maître du genre reste Van Hamme dans la catégorie BD réaliste, avec des séries remarquables comme « XIII », « Thorgal » ou « Largo Winch ». Quant à l’autre BD, régulièrement encensée par des prescripteurs culturels plutôt élitistes comme Libération ou Télérama, elle est à l’origine issue d’un mouvement initié par « L’Association » (une maison d’édition fondée par un collectif d’auteurs) ; on y trouve toutes sortes d’illustrations, mais les graphismes minimalistes ou expérimentaux demeurent les plus visibles ; les sujets abordés sont souvent pointus, fréquemment tournés vers l’introspection (Le Journal de Fabrice Neault, L’Ascension du Haut-Mal, Les Pilules bleues…) ou parfois vers le journalisme et l’engagement (les récits de Squarzoni). Généralement, les tirages n’ont rien à voir avec ceux des albums grand public, mais certains titres comme Persepolis ou Le Combat ordinaire connaissent un succès considérable… de même que nombre de titres « populaires » figurent en bonne place chez les amateurs de récits plus pointus. Preuve que dans le monde de la BD, la frontière entre les genres est peut-être moins étanche qu’ailleurs. Et de toute façon, cette ligne de faille n’a rien d’étonnant : elle existe également au cinéma, au théâtre, en musique ou en littérature. C’est d’ailleurs un indice supplémentaire permettant d’affirmer que la bande dessinée a atteint sa pleine maturité et son statut de véritable média.

9Vous pensez donc que la bande dessinée puisse être un média à part entière, au même titre que la presse ou la télévision ?

10La bande dessinée est un art aussi ancien que le cinéma, mais pendant longtemps, elle est restée destinée aux enfants et aux adolescents. D’où sa marginalisation. Mais depuis une vingtaine d’années, elle aborde absolument tous les genres, tous les thèmes et sous toutes les formes. Quel que soit l’âge du lecteur ou sa catégorie socioprofessionnelle, quels que soient ses centres d’intérêt, il est impossible qu’il ne trouve pas son bonheur parmi les quatre mille titres qui paraissent chaque année. La BD touche donc aujourd’hui tous les publics ; elle est présente dans tous les médias (il existe des critiques professionnels spécialisés en bande dessinée, des rubriques régulières dans la grande presse et des émissions qui lui sont exclusivement consacrées) ; il ne se passe pas une année sans que plusieurs albums soient adaptés au cinéma, et son poids économique est considérable (malgré un tassement dû à la surproduction, les tirages restent très largement supérieurs à ceux de la littérature). Alors, oui : tout en demeurant un art en mouvement, englobant l’écrit et l’image, tout en restant un creuset d’expériences permanentes, la BD est bel et bien devenue un média à part entière.

11Depuis le succès fulgurant du « Décalogue », vous avez publié plusieurs séries à succès. Quel(s) rôle(s) jouent désormais les éditeurs dans votre entreprise de création ? Qu’est-ce qui change (ou non) lorsque l’on devient un auteur à fort tirage éditorial ?

12Avant Le Décalogue, je dilapidais une bonne partie de mon temps et de mon énergie dans le démarchage (il me fallait convaincre éditeurs et dessinateurs de s’intéresser à mes scénarios) et une autre partie à digérer les refus. À partir de 2001, je suis passé du statut de solliciteur à celui de sollicité et j’ai pu consacrer l’intégralité de mes forces à la seule création. Aujourd’hui, j’ai également l’assurance que mes titres seront bien défendus. Toutefois, les éditeurs étant brusquement devenus moins critiques, je dois m’entourer de nouveaux garde-fous. L’un d’eux est un cercle de lecture composé d’amis scénaristes, romanciers, cinéastes et dramaturges ; il se réunit tous les mois et chacun y présente son travail en cours pour le soumettre au commentaire des autres. Les résultats sont remarquables… et facilitent le travail de l’éditeur !

13Quels liens entretenez-vous avec vos dessinateurs, surtout dans des projets comme « Le Décalogue » ou « Quintett » qui en voient se côtoyer plusieurs ?

14La nature de ma collaboration ne dépend pas de celle de mes projets, mais de la personnalité de mes partenaires. Certains, exclusivement passionnés par le dessin, n’interviennent jamais sur le scénario. D’autres y participent activement, même quand il s’agit d’une œuvre collective. Pour ne citer que deux exemples, Joseph Béhé dans Le Décalogue (et aujourd’hui dans Destins) ou Steve Cuzor dans Quintett sont intervenus bien au-delà du simple tome sur lequel ils travaillaient.

15Quels rapports entretenez-vous avec vos fans ? Ont-ils changé depuis « Le Décalogue » et « Quintett » ?

16Comme je le disais précédemment, leur cercle s’est considérablement élargi. En outre, j’ai pu constater avec un certain plaisir – et même un plaisir certain ! – qu’ils commençaient à jeter un coup d’œil sur la bibliographie figurant au début ou à la fin des albums. Avant, un lecteur de Louis la Guigne découvrait Azrayen ou La Fille aux Ibis par pur hasard. Aujourd’hui, le public se dirige vers L’Expert, Quintett ou Secrets parce qu’il a aimé le Décalogue et qu’il recherche d’autres histoires du même scénariste.

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L’une des dernières œuvres scénarisées par Frank Giroud

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L’une des dernières œuvres scénarisées par Frank Giroud

17Quel est le poids de l’économique dans vos choix artistiques ? Comment se matérialise-t-il ?

18On ne connaîtra jamais – et c’est tant mieux ! – la recette qui mène au succès. Par contre, on connaît le moyen infaillible de ne pas y parvenir : c’est précisément la volonté de faire un « gros coup » à tout prix ! Je crois qu’il ne faut surtout pas confondre la source et le fruit. Si Le Décalogue est devenu un best-seller, c’est aussi parce que je m’étais lancé dans l’aventure avec une exaltation, une énergie et une honnêteté totales ; à aucun moment, je ne me suis demandé ce qu’allait donner une telle idée sur le plan commercial. Cet état de grâce, je l’ai connu aussi avec Quintett et j’espère bien poursuivre dans cette voie. Entre vingt et trente ans, j’ai dû exercer diverses activités alimentaires, souvent à mi-temps, parce que ma seule plume ne parvenait pas à me nourrir. Je vivais donc très chichement ; mais je n’en ai jamais souffert parce que le plaisir inouï de raconter des histoires sublimait tout. Or, non seulement ce plaisir est resté intact, mais il a, me semble-il, grandi au fil des ans. Il est donc hors de question que je l’écorne en me laissant séduire par les sirènes de l’argent et du succès facile. Malgré les garde-fous évoqués plus haut, il se peut que quelque album soit moins réussi qu’un autre. Mais ce n’est certes pas par négligence ou mépris du lecteur. Jusqu’ici, j’ai mis la même exigence et le même enthousiasme dans chacune de mes histoires… et je n’ai pas l’intention de changer !

Notes

  • [1]
    Frank Giroud est agrégé d’histoire et ancien élève de l’École des Chartes.
  • [2]
    Grâce à ce nouveau concept que nous ne dévoilerons pas, l’auteur a pu faire paraître plusieurs titres simultanément au cours de mêmes années civiles, ce qui a permis aux lecteurs de collectionner leur série beaucoup plus vite que d’ordinaire (à titre de comparaison, certaines séries à succès parviennent à publier un titre par an).
Propos recueillis par 
Sandrine Le Pontois
Sandrine Le Pontois enseigne l’expression et la communication à l’IUT de Roanne (Université Jean Monnet de Saint-Etienne). Ses travaux personnels portent sur le domaine de la communication des organisations, et plus particulièrement sur l’usage de la bande dessinée dans les stratégies de communication interpersonnelles et organisationnelles.
auprès de 
Frank Giroud
Frank Giroud fête en 2009 ses trente ans de bande dessinée. Scénariste, il est aussi historien de formation (ancien élève de l’école des Chartes et agrégé d’histoire). Auteur, entre autres, des séries Louis la Guigne, Mandrill, Le Décalogue, Quintett et Secrets, il s’intéresse aux liens qu’entretiennent l’Histoire et l’histoire personnelle de ses personnages.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 12/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/31557
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