1Sur la couverture des albums parus aux éditions Delcourt, on peut lire « Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, adaptation et illustrations de Stéphane Heuet ». En affichant ainsi son rôle avec modestie, l’adaptateur-illustrateur réussit à faire endosser à Proust la paternité littéraire d’une BD (5 volumes parus chez Delcourt), ce qui n’est pas rien. Comble d’ironie ou de provocation, la Recherche illustrée par Heuet, c’est Tintin au pays des Guermantes. Dans les cases rectangulaires d’un strip standard au graphisme résolument « ligne claire », ceux qui aiment la phrase proustienne en ses méandres, avec sa lecture au lent cours, découvrent une ligne TGV : Un amour de Swann en deux albums de 517 dessins, au lieu des 200 pages en Pléiade. Cette alliance contre-nature laisse imaginer le pire. La BD est réduite au rang de médium facile, parfait pour fournir aux « petits caniches paresseux » (Le Figaro, août 2008) la nourriture précuite du Reader’s Digest. Voici le petit Proust illustré pour les nuls, lycéens n’aimant pas lire, étudiants incapables, khâgneux hypocrites, profs découragés, frimeurs pressés, paresseux de 17 à 77 ans.
Le succès national et international
2Comme on aurait dû s’en douter, le créneau est porteur, car il y a foule. Sans autre publicité que la riposte de Libération à la critique horrifiée du Figaro (« C’est Proust qu’on assassine ! »), Combray est épuisé en quelques semaines. Même succès pour les quatre albums suivants, À l’ombre des jeunes filles en fleurs en 2000 et 2002, Un amour de Swann en 2006 et 2008. Entre-temps, des traductions ont paru dans le monde entier : États-Unis (NBM) où Heuet a été à la Une du New York Times, Brésil (Zahar), Pays-Bas (Atlas), Croatie (Vudovic & Runjic), Italie (Grifo Edizioni), Corée (Youlhwadang), Taiwan (Dala), Chine (99 Reader’s Digest Company), Mexique (Sexto Piso), Japon (Buyakuya Shobo), Suède (Agering), Indonésie (Gramedia). Au pays des mangas, c’est le professeur Chuzyo Shohei, grand spécialiste de Proust à l’université de Gakushuin, qui a traduit le texte. L’Indonésie, où Tintin a été traduit mais pas la Recherche, est le premier pays musulman à offrir une version grand public et en images de cette saga où la sexualité (hétéro et homo) tient une place centrale. Les éditeurs ont-ils été rassurés par la ligne claire, qui semble garantir un scénario « tout public » ? La BD sera-t-elle traduite en arabe ? en persan ?
3Invité par les missions culturelles, les foires internationales, les éditeurs, les salons du livre, Stéphane Heuet est devenu un ambassadeur mondial de Proust, réconciliant la BD, réputée jeune et branchée, avec la « qualité française », hors mode. Un contrat de longue durée. Douze albums restent à faire, sans doute vingt ans de travail. Cependant, le phénomène éditorial est une chose, le travail de transposition en est une autre. Ce qui intrigue, c’est que le public ait plébiscité ce choix stylistique inattendu. Quelles ressources propres à la BD Stéphane Heuet a-t-il mobilisées pour jouer son rôle de passeur ?
La BD pour faire voir et faire comprendre
4Il est facile (après-coup) d’expliquer la réussite à l’exportation : Proust est un monument français célèbre, mais difficile à visiter. Ceux qui veulent aujourd’hui suivre Marcel sur la route de Martinville, dans le train pour Balbec ou « dans le monde » (celui des Guermantes au temps de Jules Grévy), sont aussi dépaysés que Lévi-Strauss chez les Nambikwaras. Pour les Brésiliens, les éditeurs ont joint à l’album des plans situant la rue La Pérouse, le Faubourg Saint-Germain et une petite encyclopédie illustrée de la Belle Époque (les catleyas, la fontaine Wallace).
5Proust serait-il un auteur facile à lire dès qu’est franchi ce premier abîme séparant le monde du texte du monde du lecteur ? Plus facile à suivre, en tout cas. Les vignettes livrent, toutes montées, les images que doit se fabriquer seul celui qui avance dans le livre de descriptions en digressions, et de digressions en souvenirs : paysages, monuments, habitations, tout un monde englouti que la BD ressuscite avec un scrupule maniaque. Comme Hergé et Jacobs, Heuet se documente : les chapeaux et déshabillés d’Odette sortent des catalogues dictant le dernier cri des années 1875. « Le grand hôtel de Balbec est très proche du Grand Hôtel de Cabourg. L’auberge Guillaume-le-Conquérant est dessinée très exactement. L’église que je dessine, couverte de lierre, existe vraiment, à Cricquebœuf. L’église de Dives, c’est l’église de Balbec » (Ouest-France, 2007).
6Même prévenance pour le lecteur confronté à des références picturales que la BD, contrairement au livre, ne suppose pas « naturellement » partagées : il verra La Charité de Giotto en face de la fille de cuisine enceinte qui lui ressemble tant, en face d’Odette, La Fille de Jethro peinte par Botticelli dans la Sixtine, le Mahomet de Bellini au moment où Swann l’évoque. Mais Heuet se garde de reproduire Monet, Helleu ou Vuillard, quand il « invente » les marines d’Elstir, qui les représente tous. Cette fidélité ne va pas sans invention. Les situations racontées à l’imparfait, à la récurrence rassurante (le repas de famille) ou obsédante (la jalousie et sa pieuvre dévorante), sont stylisées en petites ombres chinoises ouvrant ou fermant un épisode. Mais c’est une planche entière qui évoque les « exploits de Françoise », mélange de Bécassine et de sainte Marthe nourricière, radieuse dans la mandorle de ses mets miraculeux disposés en médaillons. La rareté de ces dérogations donne plus de force aux circonstances qui font éclater la succession sage des vignettes : les périlleux morceaux de bravoure retenus par la mémoire collective (tasse fumante et madeleine, petite phrase de Vinteuil), sont ainsi traités hors cadre, comme des tableaux en multiples strates, à lire aussi bien verticalement qu’horizontalement.
7Devant cette somptueuse toile de fond s’agitent les personnages de second plan, croqués par un dessin qui réduit les corps à des silhouettes comiques ou émouvantes, grotesques ou charmantes, et leurs visages à quelques expressions stylisées. Lorsqu’on découvre aussi les gags (les deux Dupondt dans la foule de Balbec, Philippe Sollers dans le salon de Madame de Saint-Euverte), on se demande si ce luxe de détails n’est pas aussi une ruse pour piéger le regard au-delà du premier plan, distraire l’attention en l’incitant à digresser, retarder la suite et ralentir la lecture. Ou pour susciter des relectures flâneuses ?
Le quitus des proustiens
8Reste que l’histoire se déroule au premier plan, là où les protagonistes « évoluent ». Comme le regard du narrateur sur eux n’a cessé de changer au fil du temps, l’écriture les enveloppe d’un flou mystérieux, les fait lentement émerger des strates de souvenirs contradictoires, alors que la ligne claire… est claire. On voit le risque : transformer en clichés ce que la prose fluide déploie dans la brume incertaine du travail de mémoire, photos de famille (« ma grand-mère », « maman », et bien sûr Marcel en chemise de nuit, en culottes courtes, en chapeau de paille), diapos des vacances à la plage, instantanés des visages figés et des rencontres fugitives. Qu’en ont pensé les proustiens ?
9S’il y a ceux pour qui l’album « tombe sur les lecteurs comme une tonne de briques » (Mudede/http://www.thestranger.com/seattle, juillet 2001), pour d’autres sommités du monde académique, il a été une surprise bienvenue. Jean-Yves Tadié, professeur à la Sorbonne, éditeur de Proust en Pléiade et en Poche, auteur de LA biographie de référence (Marcel Proust, biographie, 1996, 1000 pages) a donné son quitus. Attaché lui aussi à guider les pas incertains des néophytes, il a publié dans La Cathédrale du Temps (1999) les photos de ceux que la Recherche a transfigurés et il a dû être ravi de retrouver la corpulente Lydie Aubernon dans le crayonné de Madame Verdurin, ou l’élégante silhouette de Charles Haas que Proust « voyait » derrière Swann. Alors qu’ils sont réduits à quelques traits, Heuet sait faire vieillir ses modèles et on reconnaît sans effort, dans son atelier, le jeune Biche devenu vieil Elstir. Inversement, son crayon est parvenu à faire de Marcel un enfant puis un adolescent sans âge (comme Tintin), le visage souvent réduit au seul regard, étonné, incrédule ou stupéfait.
10Comme les « événements » de la Recherche sont des rencontres, des séparations, des situations ressenties comme énigmatiques, des scènes entraperçues restées inexpliquées, la BD peut les « mettre en scène » presque sans coupure, dans un découpage proche du roman. Les bulles sont nourries des dialogues du livre et la célèbre « voix off » du narrateur court dans les cartouches, imprimée sur fond jaune, comme un récitatif allant du piano au fortissimo, selon qu’elle se retire ou envahit l’espace (cf. illustration). Ces citations enchaînées font que le texte à lire, pour une BD, est incroyablement long. Mais très bref par rapport au commentaire qui déploie dans le roman l’éventail des espoirs, soupçons, angoisses, ramifications songeuses que ces événements ont fait naître. Pierre Bayard, avant son célèbre essai Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? (2007), avait proposé de réécrire Proust en supprimant les digressions (Le Hors-sujet, 1996) et, raconte-t-il avec flegme, « il s’est trouvé des proustiens très sérieux pour m’expliquer que ce n’était pas possible parce que l’intérêt de l’œuvre de Proust tenait justement à ces digressions… » (entretien, Vox poetica, 2006). Heuet, disciple caché de Bayard ?
Le processus de construction d’une page de « À la recherche du temps perdu »

Le processus de construction d’une page de « À la recherche du temps perdu »
11Ceux qui sont « du côté de chez Proust », comme ils croisent rarement ceux qui sont « du côté de la BD », n’en attendaient déjà pas tant. Tous ces efforts pour « sortir Proust du ghetto des snobs » (Heuet, New York Times) en bradant la cotisation d’entrée au club, méritaient une reconnaissance officielle. En 2007, Heuet reçoit le prix des Écrivains du Sud, dédié à « une œuvre de langue française remarquable pour sa mise en valeur de la littérature ». Présidé par la fille de Giono, le jury (Paule Constant, Michel Déon, Gilles Lapouge, Pierre Lepape…) n’avait jamais primé une BD. Que demander de plus ?
Les malentendus entre littérature et « roman graphique »
12Les détracteurs se trouvent ailleurs. Il y a d’abord l’alarme devant la floraison de ces béquilles pédagogiques, complaisamment adoptées dans les collèges et lycées : collection « Ex Libris » chez Delcourt, « Fétiche » chez Gallimard, « Romans de toujours en BD » chez Glénat. S’agissant du Proust, hors collection, mais qui semble avoir donné le branle, « on salue le courage du dessinateur. C’est bien la seule chose que l’on puisse saluer », (www.contrebandes.net/4-10-2008). Car ces romans graphiques, s’ils aident à lire, n’aident pas à lire la littérature, puisqu’une œuvre littéraire est « bien plus que ce qu’elle raconte ». Pas plus que la lecture d’un scénario ne fait connaître un film, la vue des planches illustrées ne fait « connaître une œuvre ».
13Tout cela est bien vrai, mais pas plus pour les BD que pour les autres béquilles de la tradition scolaire, éditions expurgées, illustrées, Ad usum delphini, Petits Classiques Hachette, Lagarde et Michard, Profil d’une œuvre, etc. Jusqu’en 1970, les lycéens « connaissaient » Chateaubriand et Balzac, pour avoir lu une notice sur « la vie et l’œuvre » et des extraits d’Atala et des Mémoires d’Outre-Tombe, du Père Goriot et du Lys dans la Vallée. La galerie littéraire était là, rarement les œuvres. L’injonction des années 1970-80 est de s’ouvrir à la littérature mondiale vivante et de faire lire l’œuvre intégrale. Elle produit des effets paradoxaux : la galerie littéraire nationale s’estompe, le corpus démesuré où chacun ne peut puiser que quelques titres fait éclater les références. Les adaptations en BD (le mensuel Je Bouquine, par exemple) misent sur les images pour perpétuer un fond d’histoires connues, parmi les grands classiques (Stevenson, Dickens, Victor Hugo). Qui peut le leur reprocher ? Parfois superbes, parfois insipides, elles ne réussissent pas toujours à élargir le public des « vrais lecteurs », mais on ne voit pas en quoi elles nuiraient à la littérature. Aucune n’a jamais prétendu se substituer à l’œuvre et chacune doit être jugée au cas par cas, selon le talent de son adaptateur illustrateur. Reste cette constante graphique : toujours la ligne claire !
Ligne claire et neuvième art
14C’est bien autour de ce choix stylistique que se concentre le débat. Certains bédéphiles qu’on peut lire sur la toile sont radicaux (oublions ceux qui n’aiment pas Proust). Résumons leur sentiment : Heuet déconsidérerait le neuvième art, avec sa ligne claire, sage, insipide, aseptisée, rétro, à mille lieues des inventions graphiques d’aujourd’hui. C’est une absurdité d’avoir choisi un graphisme aux contours nets, aux aplats sans ombre, qui se situe aux antipodes de l’écriture proustienne, au lieu d’avoir cherché une équivalence graphique originale. Proust méritait un dessinateur créatif, et non un illustrateur académique, un tintinophile kitch. Derrière ce rejet, il faut entendre deux choses : non, la BD n’est pas un genre mineur, voué à divertir ou instruire la jeunesse, elle est une forme littéraire à part entière dont l’inventivité graphique doit être reconnue ; oui, la ligne claire est un style dépassé, mort de s’être épuisé à mettre en images de « belles histoires ».
15Il est d’autant plus facile d’agréer à la première affirmation que le temps des fanzines est bien loin : le festival d’Angoulême a plus de trente ans, le secteur éditorial est florissant, les éditeurs de BD sont entrés dans l’establishment, la lecture des albums est décomptée dans les enquêtes sur les pratiques culturelles au même titre que celle des romans et de la presse. L’expression « ligne claire » qui date de 1977 marque cette rupture et l’entrée de la BD dans la cour des grands : elle est devenue une ligne éditoriale à part entière (1974, premier festival d’Angoulême et création des Humanoïdes Associés ; 1975, lancement de Fluide Glacial). Une génération plus tard, le discours revendicatif persistant (« on nous marginalise ») perpétue en sourdine une mythologie combattante (« nous sommes toujours des rebelles »). Proposition peu vérifiable mais bien propre à séduire un lectorat qui veut faire jeune. Le choix graphique participe de ce positionnement, comme si la ligne claire était par essence liée à la BD enfantine, politiquement correcte. Apparemment, Stéphane Heuet n’a pas de tels états d’âme.
16Question de génération ? Rappelons qu’au lycée Condorcet, Proust a eu pour professeur de sciences naturelles Georges Coulomb, alias Christophe, père du Sapeur Camember (1890) et du Savant Cosinus (1893). Il est contemporain de Little Nemo (le petit garçon qui voyage en rêve) et de Bécassine (la provinciale qui découvre « le monde » chez la marquise de Grand Air), tous deux parus en 1905. Tous relèvent de la « ligne claire ». Comme le succès d’Hergé a éclipsé tous les autres, on lui a imputé la paternité du graphisme que des générations d’enfants ont absorbé avec Tintin depuis les années 1930, de Bruxelles à Singapour.
17En s’inscrivant dans ce sillage, Heuet ne choisit pas seulement un style : il adopte le langage BD standard que le monde entier connaît, écriture classique au pseudo-réalisme sans prétention, sans ombre ni relief, qui exempte l’illustrateur de toute singularité exhibitionniste (mon style, ma vision du monde). Bref, c’est « le degré zéro de l’écriture », pratiqué spontanément par des bédéistes qui n’ont pas lu Roland Barthes. À l’heure où les logiciels ont révolutionné les technologies graphiques, elle est devenue un marqueur historique fort. Ce qu’on peut aimer ou détester, c’est la collision de ces deux mondes, du côté de chez Proust et du côté de Tintin, totalement disjoints dans les mémoires de plusieurs générations (mais il n’en sera pas de même pour les lecteurs du futur). Elle produit des effets d’incrédulité stupéfaite, bien en phase avec la Recherche où le narrateur, au fur et à mesure qu’il avance à reculons dans le temps perdu, n’en croit pas ses yeux, ni son cœur. On attend donc avec curiosité la mise en image des volumes suivants, où la ligne claire sera de plus en plus mise à l’épreuve du « politiquement incorrect ».