CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En mars 2008, une gouache de Tintin réalisée par Hergé en 1932 atteint la somme record de 764 200 euros lors d’une vente chez Acturial à Paris. Les planches originales de Tintin, tout comme les dessins de Tardi, de Moebius, de Bilal (qui détenait jusqu’à ce moment le record avec un dessin adjugé à 177 000 euros) ou de Franquin se négocient désormais en dizaines de milliers d’euros chez les commissaires-priseurs spécialisés dans le neuvième art, mais aussi dans les galeries et les salons dédiés à l’art contemporain. Il est loin le temps où cet objet culturel hybride, mélange maladroit d’images et de textes, n’était destiné qu’au pur divertissement des jeunes enfants, en attente de lectures plus consistantes, quand ils atteindraient l’âge de raison.

2La bande dessinée, comme le roman policier ou la science-fiction, a définitivement quitté le purgatoire de la paralittérature pour entrer de plain-pied dans le champ de la production restreinte, si ces clivages institués par Pierre Bourdieu ont encore du sens dans un champ culturel désormais ouvert aux productions et aux usages les plus diversifiés. S’il faut attendre 1971 pour que Francis Lacassin crée, avec Alain Resnais et Edgar Morin, le Club des bandes dessinées et assure un cours d’histoire de la BD à l’Université Paris I, où elle n’est plus considérée comme un pur objet d’analyse sociologique de la culture de masse mais où elle est analysée comme œuvre à part entière, l’institutionnalisation du champ va aller en s’accélérant. En suivant les mêmes processus de légitimation que la littérature reconnue. Existence d’une critique spécialisée, puis entrée d’articles critiques dans les pages littéraires des quotidiens et des magazines, publication d’histoires du genre et chapitres dans les manuels d’histoire de la littérature française contemporaine, chaires à l’université, festivals avec remises de prix, argus permettant d’assurer une hiérarchie des auteurs et des œuvres via des cotations, présence dans les ventes publiques et les marchés d’art contemporain.

3Dans cette quête de reconnaissance, Hergé va jouer un rôle moteur, parce qu’il est un des pères fondateurs de l’école belge de la bande dessinée, qu’il apparaît comme le principal animateur de la ligne claire, qu’il est un des plus gros vendeurs de bandes dessinées en albums ou via le magazine qui porte le nom de son héros. Mais Hergé s’intéresse aussi à l’art contemporain, en amateur averti, en collectionneur. Il peut donc apparaître comme le chaînon manquant entre art et bande dessinée, dans une forme de légitimation ultime. À sa mort, la Fondation Hergé va perpétuer son œuvre (dont il a refusé qu’elle soit continuée par des épigones, revendiquant ainsi pleinement le statut d’auteur, de créateur, à la différence de Goscinny et Uderzo), gérer les importantes sommes d’argent générées par les droits d’auteur et les droits dérivés, veiller très strictement à la protection de l’œuvre mais aussi au développement de produits relevant d’un merchandising haut de gamme. Et continuer à entretenir la légende.

4Avec cette consécration suprême : un musée entièrement dédié à Hergé et à Tintin, qui sera inauguré en mai 2009 à Louvain-la-Neuve. Le choix d’une ville universitaire pour la localisation, l’appel à concours international destiné à construire le bâtiment, tout contribue à entretenir la légende et à l’inscrire dans l’histoire de l’art contemporain, et plus seulement dans le champ trop restreint de la bande dessinée. Le musée est d’ailleurs consacré à Hergé, comme créateur, et non à son héros. C’est l’architecte français Christian de Portzamparc, auteur au même moment de la Cité de la musique de Rio de Janeiro, qui a été retenu pour un projet de 3 600 m2 inspiré directement des cases de la ligne claire, et dont le coût de 15 millions d’euros est entièrement assumé par la Fondation Hergé.

5Ce monument apparaît donc comme la pierre angulaire dans un système de célébration d’un genre longtemps méprisé, et cette consécration passe aussi par la remise au premier plan du nom de l’auteur, dans un champ où la logique de production collective l’a longtemps emporté, Hergé lui-même ayant de son vivant fondé et dirigé les studios qui portaient son nom et assuraient les tâches annexes de la création (encrage et mise en couleur des planches, création de dessins animés, de produits dérivés…). L’université elle-même contribue à construire le mythe, puisque l’ouverture du musée coïncide avec le lancement de projets de recherche, à l’UCL voisine, visant « à sensibiliser un large public à la prégnance exercée par l’imaginaire hergéen dans nos manières de voir et de parler le monde depuis 1929, année de la prépublication de Tintin au pays des Soviets dans Le Petit Vingtième ». Ainsi, l’édifice est achevé et la bande dessinée intégrée dans les champs littéraire et culturel, avec leurs procédés de légitimation les plus habituels.

Marc Lits
Marc Lits est professeur au département de communication de l’Université Catholique de Louvain, directeur de l’Observatoire du récit médiatique et président de la Commission doctorale en information et communication de l’Académie de Louvain. Il a publié récemment Le vrai-faux journal de la RTBF. Les réalités de l’information (Bruxelles, Couleur Livres, 2007) et Du récit au récit médiatique (Bruxelles, De Boeck, 2008).
Courriel : <marc.lits@uclouvain.be>.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 12/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/31555
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