1Lorsqu’on considère les succès commerciaux et médiatiques de certains créateurs de bandes dessinées (Zep, avec Titeuf, en est l’exemple le plus évident), la reconnaissance critique et institutionnelle accordée à d’autres (l’Américain Chris Ware, le Japonais Shigeru Mizuki) et la réussite d’auteurs tels que Joann Sfar ou Marjane Satrapi qui cumulent tout cela, il semble que la légitimité culturelle de la bande dessinée est définitivement acquise [1]. Cependant, à rebours de cette perspective, les motifs sont nombreux de voir en cette situation une reconnaissance en demi-teinte (Maigret, 1994), aboutissement d’un processus aux résultats mitigés (Groensteen, 2002). Et, malgré les évolutions récentes liées à l’émergence de ce qui a pu être appelé la « nouvelle bande dessinée » (Beaty, 2006), il apparaît que, pour l’essentiel de ses usages et de son inscription dans le paysage culturel, la bande dessinée conserve un statut intermédiaire.
2Comment comprendre cette faible légitimité dont jouit la bande dessinée ? Elle résulte probablement d’une pluralité de logiques, tenant à la fois à son entre-deux formel (entre littérature et illustration), à certaines modalités de sa diffusion commerciale (qui l’inscrivent dans un ensemble de pratiques de loisirs débordant l’univers culturel : divertissement, produits dérivés…) ou encore aux caractéristiques de son lectorat (dont la jeunesse confère aux bandes dessinées un statut de lecture subalterne ou, au mieux, de lecture de transition). Mais cette illégitimité a aussi une histoire : les évolutions du statut social de la bande dessinée sont le fruit d’un processus historique croisant discours hostiles et entreprises de canonisation. Il s’agira de montrer ici comment certains de ces discours critiques ont pu trouver des formes de reconnaissance officielle et une institutionnalisation relativement pérenne, leur permettant de marquer profondément les représentations sociales attachées à la bande dessinée [2].
3La loi du 16 juillet 1949 dite « sur les publications destinées à l’enfance et à l’adolescence » et la Commission de surveillance et de contrôle (ci-après CSC [3]), qu’elle instaure, ont participé de cette institutionnalisation de la critique. Elles ont été à la fois un miroir et un instrument de ces discours et leur ont offert une assise institutionnelle importante : la loi est toujours en vigueur et la CSC a joui, après sa création, d’un certain prestige pendant près d’une vingtaine d’années. Nous verrons ici en quoi la mise en œuvre de la loi de 1949 a permis le prolongement de discours hostiles (entre autres [4]) à la bande dessinée avant de céder à un processus de consécration la dépassant.
Contre les « mauvais » journaux pour enfants et leurs bandes dessinées
4C’est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que plusieurs mobilisations mettant en cause les « mauvais » journaux pour enfants peuvent se rencontrer et prendre une nouvelle ampleur. Les dénonciations sont parfois anciennes – datant au moins des années 1930 – mais, à la faveur de la situation particulière née de la reconstruction nationale ainsi que de la nouvelle situation internationale, le débat sur la lecture des jeunes et son encadrement [5] est réactualisé et relancé. Le contexte de reconstitution du marché éditorial de la presse enfantine, dont les premiers titres commencent à reparaître, en accentue les enjeux. Cette question de la lecture acquiert encore une dimension supplémentaire, en raison des initiatives publiques et institutionnelles d’alors concernant la jeunesse en général et la délinquance juvénile en particulier, dont les journaux pour enfants seraient l’une des causes.
5La mobilisation qui met ainsi en cause les journaux pour enfants est composite, et renvoie à des revendications diverses. Elle rassemble des entrepreneurs de morale (Becker, 1985), comme les ligues de moralité actives depuis la fin du xixe siècle (Stora-Lamarre, 1990), des éducateurs et des associations familiales, des professionnels de la presse (porteurs de revendications protectionnistes) et des partis politiques (principalement le MRP, à l’écoute de son électorat catholique, et le PCF, dénonçant, dans le contexte de la Guerre froide, l’impérialisme économique et culturel incarné par les bandes dessinées américaines).
6Ce sont les « journaux pour enfants », les « illustrés » qui sont ainsi critiqués. La bande dessinée n’est pas visée en tant que telle, car elle n’est pas pensée pour elle-même : le terme « illustré » est ici significatif, réduisant la narration en image à un simple principe d’illustration d’un texte, d’une histoire. Et souvent, les publications évoquées ne se réduisent en effet pas à la bande dessinée, proposant à leurs lecteurs feuilletons, articles, jeux, blagues, etc. Cependant, de fait, ce sont la forme même de la bande dessinée, ses principaux genres narratifs, ses principales figures qui sont ainsi mis en cause. À travers la critique des « journaux pour enfants » se formalise une disqualification de la bande dessinée en elle-même.
7« En quoi ces hebdomadaires sont-ils dangereux ? Ces journaux concourent au nivellement de la jeunesse par le médiocre. Ainsi le héros, rendu populaire par ces journaux, est Tarzan, demi-sauvage, qui tient plus de la bête que de l’homme. Nivellement aussi par la laideur : la présentation est laide, les illustrations sont affreuses. Nulle beauté, nulle poésie dans le texte » [6]. Cet extrait – tiré d’un pamphlet publié en 1944, par le Cartel d’action morale, une ligue de moralité avec une certaine notoriété avant et après la guerre, qui a pesé sur l’élaboration de la loi du 16 juillet 1949 – permet d’illustrer ces dénonciations des mauvais journaux. La mise en cause porte sur le contenu : les héros qui n’en sont pas (dans les débats de l’époque, deux personnages sont particulièrement visés, Tarzan et le Fantôme du Bengale, héros américains ayant un important succès en France), l’invraisemblance des histoires, l’immoralité des sentiments et des situations. Mais, on le voit, elle vise également la forme des bandes dessinées (laideur des illustrations, insuffisance et approximation des textes).
8Ces dénonciations sont de plus sous-tendues ou accompagnées d’une théorie ordinaire des effets qui stigmatise tout particulièrement la bande dessinée. En raison de ses caractéristiques mêmes – des images fixes que l’on peut conserver –, la bande dessinée est perçue comme ayant un effet comportemental (incitatif) et moral (démoralisateur) direct sur ses (jeunes) lecteurs, plus encore que d’autres médias alors également décriés : « On a fait le procès du cinéma et du journal illustré ; le cinéma a cependant cet avantage, sur le plan moral, que, la séance finie, l’image s’évanouit peu à peu de la mémoire, tandis que l’image, dans le journal illustré, étalé au kiosque, acheté, reste, persiste, peut être découpée, conservée par l’enfant, l’image du gangster au corps épais, à la tête minuscule, imposant aux mœurs la dictature de la mitrailleuse [7]. » C’est cette conception qui fonde le lien entre hausse de la délinquance juvénile et publications pour la jeunesse et qui va justifier l’adoption de la loi du 16 juillet 1949.
L’institutionnalisation de la critique : la Commission de surveillance et de contrôle et la bande dessinée
9Inscrite à l’agenda parlementaire par le gouvernement en mars 1948, débattue par les parlementaires entre janvier et juillet 1949, la loi sur les publications destinées à l’enfance et à l’adolescence est adoptée le 16 juillet de la même année. Elle organise le contrôle des publications destinées à la jeunesse – et, plus largement, des publications « de toute nature » –, confié à une Commission de surveillance et de contrôle. Par son existence même, mais aussi par sa longévité, par la stabilité de sa composition [8], cette commission représente un prolongement et une institutionnalisation des mobilisations évoquées précédemment et de leur discours – y compris de l’attitude critique ou réticente à l’égard de la bande dessinée.
10Lors de ses quinze premières années, la commission a publié quatre comptes-rendus d’activités : ces rapports représentent la parole officielle, unique et publique de la CSC, et ils permettent de saisir comment, dans l’activité ordinaire de la CSC comme dans ses préconisations plus générales, la bande dessinée continue à occuper une place particulière. Le premier compte-rendu, de 1950, dresse, en vingt-trois points, la liste des constats et griefs formulés par la CSC à l’encontre de la presse enfantine – liste qui servira de base aux commentaires des comptes-rendus suivants.
11Avant tout, ce sont certains types de récits, certains registres narratifs et certaines caractérisations de personnages qui sont déplorés : les commissaires regrettent les « intrigues tissées de perfidie, de cruauté et d’indignités morales diverses » (p. 23), une « ambiance d’épouvante » (p. 26), « l’invraisemblance », « physique, biologique » et « morale » (p. 27-28), « l’abus du loufoque » au détriment de l’humour (p. 29), le « psychisme rudimentaire » des personnages (p. 24), la « vulgarité et la grossièreté » de leur allure (p. 26), le « sex-appeal » des personnages féminins (p. 28). Cependant la dernière des remarques de cette liste montre que, au-delà des thématiques, la forme « bande dessinée » est en elle-même désapprouvée.
12« La presse enfantine d’aujourd’hui semble tendre à l’élimination progressive du texte au profit de l’image. Celle-ci se développe en une série continue qui embrasse la totalité de l’action, alors que le texte se trouve contenu dans les limites étroites d’une légende ou de quelques propos en style direct inscrits dans la bouche du personnage qui les profère. (…) La lecture d’un journal pour enfants modernes ne comporte plus aucune activité intellectuelle ; l’image faisant tout, cette “lecture” consiste en un abandon passif à des impressions sensorielles qui exercent une suggestion violente et éliminent tout contrôle critique. Quant à l’imagination, le champ lui est fermé par la représentation concrète de la totalité des scènes relatées. » (CR 1950, p. 29).
13La bande dessinée – assez clairement analysée ici comme narration en séquences d’images, où le texte n’intervient que pour représenter la parole ou le son – est constituée par la CSC comme l’un des facteurs des effets « démoralisateurs », incitatifs et anti-éducatifs de la presse enfantine. D’où un ensemble de recommandations, qui traverse les trois premiers comptes-rendus de la CSC, appelant les éditeurs à proposer des publications « variées et équilibrées » (CR 1955, p. 11) dans les genres proposés, mais aussi dans les formes d’expression utilisées, en restreignant la part des images afin de rendre au texte « la place qui lui est due » (CR 1958, p. 12).
14Ce discours officiel resterait de portée limitée, ou simplement symbolique, s’il ne s’accompagnait pas de capacités de sanctions (poursuite des éditeurs et des auteurs). La CSC a relativement peu utilisé ces sanctions pour les publications enfantines [9] (un seul éditeur, Pierre Mouchot, de bandes dessinées en petits formats, a ainsi été condamné, suite à une longue procédure de 1955 à 1961). Mais, par ses comptes-rendus, par des courriers aux maisons d’édition et par des convocations de leurs responsables, ses membres en ont efficacement brandi la menace, suscitant ainsi chez une partie de ces éditeurs de journaux pour enfants et de bandes dessinées une autocensure parfois importante, et contribuant à orienter le contenu de ces publications : retouches, suppressions, ajouts de pages de variétés en sus ou à la place de bandes dessinées.
Une critique marginalisée, un contrôle redéfini
15La force de cette institutionnalisation du discours critique sur la bande dessinée est relative ; elle dépend des forces sociales qui soutiennent l’institution ou qui s’y opposent. Et, à partir de la fin des années 1950 et surtout des années 1960, la CSC s’est trouvée confrontée à deux processus marginalisant sa posture.
16Tout d’abord, un contre-discours à cette critique de la bande dessinée a émergé et s’est renforcé, selon le processus de consécration culturelle décrit par Luc Boltanski (1975). À partir des années 1960, en effet, de nouveaux auteurs, des associations de grands lecteurs, des critiques spécialisés ont développé d’autres formes de bandes dessinées ainsi qu’un discours critique sur les spécificités et l’autonomie de ce mode d’expression. Ce qui s’est aussi accompagné de l’apparition d’un public adulte pour la bande dessinée. Autant de processus qui ont transformé la bande dessinée en un mode d’expression sinon légitime, tout au moins adulte et acceptable.
17Le second processus auquel la CSC a été confrontée est la perte de ses soutiens. Si dans les années 1950, les mobilisations contre les mauvais journaux se sont poursuivies, à partir des années 1960, elles ont disparu ou se sont marginalisées. C’est là, pour partie, un effet de la progressive autonomisation du champ de la bande dessinée que l’on vient d’évoquer. Mais d’autres logiques sont ici à l’œuvre, comme la transformation du contexte politique, national et international (fin de la Guerre froide), ou comme la perte d’assise et de reconnaissance sociale de certains des groupes les plus mobilisés (le PCF, les mouvements de jeunesse, les mouvements catholiques qui connaissent une baisse d’audience à partir de ces années). Ainsi, faute d’enjeux et faute d’acteurs mobilisés, les polémiques de l’après-guerre se sont essoufflées. Ou se sont déplacées : la télévision capte désormais les critiques et face à cette nouvelle menace, « on se met à encourager les lectures qu’on trouvait hier indignes (illustrés, BD, littérature de série), avec l’espoir que ces petites marches rapprocheront sans douleur des sommets d’où il sera possible, un jour, de “plonger dans de grands livres” avec des frissons de plaisir » (Chartier et Hébrard, 2000, p. 735).
18Ces deux processus ont trouvé un écho au sein de la CSC et la mise en cause générale de la bande dessinée y disparaît progressivement. Significativement, le compte-rendu de 1965 abandonne la recommandation du rééquilibrage texte-image. Surtout, les procès-verbaux des réunions de la commission montrent que ses membres sont désormais plus enclins à reconnaître quelques qualités à certaines publications de bandes dessinées : la « grande qualité technique et artistique des dessins » de Métal Hurlant, revue de science-fiction et d’aventures des Humanoïdes associés, est ainsi soulignée [10], ou encore, à propos de Pilote, journal d’humour et d’aventure des éditions Dargaud, un rapporteur souligne que l’évolution de la revue paraît « la destiner principalement à une clientèle restreinte prise […] dans certains milieux intellectuels » [11].
19Cette reconnaissance d’un statut plus « adulte », plus esthétique, voire plus intellectuel de certaines bandes dessinées n’a pas nécessairement correspondu à l’abandon de toute considération hostile, néanmoins elle s’est traduite par une évolution des cibles visées par la commission. Les commissaires ont progressivement resserré leur contrôle et leurs remarques les plus critiques sur les publications les plus dominées. En dehors de la bande dessinée, en s’attachant désormais principalement aux revues pornographiques ou, plus ponctuellement, à la « presse teen-ager » du style Salut les copains. Pour la bande dessinée, en se concentrant sur les publications laissées de côté par le processus de consécration : les revues « populaires » (bon marché, diffusées en kiosques sans exploitation en librairie) de super-héros (Fantask, Strange dans les années 1960 à 1980) ou érotiques et fantastiques. Et ce n’est ainsi pas un hasard si l’éditeur le plus contrôlé et sanctionné sur la base de la loi de 1949 a été Elvifrance, ce producteur de pockets cumulant les obstacles à toute légitimation : bandes dessinées bon marché en noir et blanc, composées de matériel érotique et fantastique souvent d’importation, distribuées en kiosque. Pour les commissaires, sans soutien et confrontés à un contre-discours puissant, la critique de la bande dessinée dans son ensemble n’est plus possible. Reste alors pour eux la critique des bandes dessinées les moins légitimables.
20Malgré sa marginalisation progressive, le contrôle organisé par la loi du 16 juillet 1949 a participé à valider et institutionnaliser un discours très critique à l’encontre de la bande dessinée. A maxima, ce contrôle a opéré une disqualification en pratique de cette forme d’expression. A minima, il a en tout cas entretenu l’image de la bande dessinée comme une forme potentiellement dangereuse, certainement peu éducative, de toute façon faiblement légitime.
Notes
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[1]
Le succès commercial et la reconnaissance de la valeur artistique d’exception correspondent aux deux principales façons de dominer culturellement dans nos sociétés : le nombre et la popularité d’une part, la rareté et la noblesse d’autre part (Lahire, 2003, p. 63, dans le prolongement des travaux de Pierre Bourdieu). Dans les noms cités, nous avons volontairement retenu des exemples d’auteurs contemporains.
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[2]
Nous nous appuyons ici sur nos propres travaux, entamés dans le cadre de notre thèse (Méon, 2003). Sur la mobilisation contre la presse enfantine, on renverra également à Crépin (2001). Nous traitons ici du cas français, mais d’autres pays ont connu des processus identiques, par exemple les États-Unis (Nyberg, 1998 ; Méon, 2002 ; Gabillet, 2005) et l’Angleterre (Barker, 1992).
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[3]
Cette institution dispose d’un site officiel : <http://www.commission-publications-jeunesse.justice.gouv.fr>.
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[4]
La CSC est envisagée ici essentiellement sous l’angle de son action sur la presse enfantine et la bande dessinée. Elle ne s’y limite cependant pas et son action de contrôle et de sanction s’est très largement déployée sur d’autres formes de publication : romans noirs, policiers, érotiques, science-fiction, revues dites « pornographiques »… Pour une illustration de la diversité de cette action, voir Joubert, 2007.
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[5]
Pour une mise en perspective d’ensemble de ces discours sur la lecture, voir Chartier et Hébrard, 2000.
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[6]
D. Parker et C. Renaudy, La Démoralisation de la jeunesse par les publications périodiques, Paris, Cartel d’action morale, 1944 (4e éd.), 32 p. Ce sont les auteurs qui soulignent.
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[7]
Un conseiller de la République socialiste, J.O., Débats, Conseil de la République, 1949, p. 534. À l’Assemblée, un élu MRP a tenu des propos tout à fait identiques : « L’image du cinéma frappe, mais elle passe. L’article reste ». J.O., Débats, Assemblée Nationale, 1949, p. 90.
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[8]
Cette composition a peu évolué au fil des décennies. Surtout, la CSC a connu, au cours de ses premières années, une grande permanence dans ses membres. En 1965, un tiers de la première commission était ainsi encore en place.
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[9]
En revanche, les membres de la commission ont largement eu recours aux propositions d’interdiction pour les « publications de toute nature » (art. 14 de la loi), à l’encontre de centaines de revues et d’ouvrages non spécifiquement destinés à la jeunesse.
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[10]
Un représentant des dessinateurs et des auteurs, PV de la 110e séance, 13 octobre 1976.
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[11]
Un représentant du ministère de l’Éducation nationale, PV de la 111e séance, 27 avril 1977.