1La BD est, selon les points de vue, une œuvre, un art, un système, un langage ou un média, dans tous les sens qu’a pris ce dernier terme. On peut élargir la définition de « média » : moyen de médiation permettant de construire une transaction, une relation, la vue commune d’une situation.
La BD, un multimédia
2Inscrite dans la filière livre-presse (imprimée et distribuée), la BD est cataloguée comme livre dans les bibliothèques et elle se rattache à la tradition du feuilleton du xixe siècle, de la littérature jeunesse et de la paralittérature. Elle s’attire cependant des critiques généralement réservées aux médias audiovisuels, en étant accusée d’être un vecteur de propagation de l’analphabétisme, de la violence et du vice (en France comme aux États-Unis).
3La BD s’inscrit aussi dans les arts plastiques. La médiation de la BD a développé des expositions, une critique intellectuelle, des instances de légitimation [1]. La BD a été un médiateur de l’art nouveau que prônait Eisenstein, sortant des galeries et du domaine des collectionneurs et se mettant à la portée de tous. Elle banalise et vulgarise la substance même de l’art moderne : reproduction et répétition, modélisation et fragmentation, éclatement des corps et des structures, mise en cause de l’espace.
La BD, un média ouvert sur le monde
4La BD présente, représente le monde, jouant le même rôle que les romans de Jules Verne : ouverture sur le monde, fenêtre sur l’exotisme et l’aventure. Bibi Fricotin, les Pieds Nickelés parcourent la planète, Tintin a été documentariste (… au Congo) autant que reporter, comme Fantasio ou Seccotine dans Spirou. La BD, dans les manuels scolaires, devient parfois média-alibi pédagogique : des manuels de 6e présentent le désert de Tintin ou un décor égyptien de Jacobs [2] comme s’il s’agissait de documents de première main. Aujourd’hui, ce sont des sortes de carnets de voyage en BD qui portent témoignage sur les conflits en ex-Yougoslavie, au Proche Orient… ou en Corse.
5La BD présente un monde, ses valeurs et ses stéréotypes. Simple témoin, ou objet de manipulation, décalque ou modèle, elle a sélectionné l’image d’elle-même que la société voulait transmettre à ses enfants, puis l’idéal de certains groupes de pensée en quête de prosélytisme. Humanisme chrétien (Alix, pourtant situé avant JC) et idéal teinté de communisme (Rahan) se retrouvent ainsi dans un même message d’entraide et de solidarité [3]. La SF US témoigne de l’idéal techniciste de la « Prosperity » dans Buck Rogers, du New Deal dans Flash Gordon, du nationalisme guerrier dans Captain America. Elle montre aussi les angoisses liées à la ville dans Batman, aux médias dans Spiderman, pendant que dans la BD française se sont succédé des messages nationalistes, collaborationnistes ou résistants, pacifistes puis écologistes au fil des événements. On a accusé [4] la BD de transmettre aux enfants un modèle petit-bourgeois. Pourtant, les modes de vie de Bibi Fricotin ou de Tintin avant guerre étaient aux antipodes des idéaux bourgeois, offrant un idéal grisant de vitesse et de liberté sans attache ni limites. À l’opposé, Pravda de Pellaert, Saga, Orujena de Nicolas Devil ont délibérément véhiculé les valeurs de mai 68 [5]. Les contestataires (Fluide, Métal, Écho) aussi bien que les « réactionnaires » ont utilisé la BD, voir le discours de l’Internationale situationniste dans Dinghys dinghys [6] de Barcelo et Tripp. Des BD régionalistes ont proliféré dans les années 1970-1980, en phase avec les prises de conscience linguistique et culturelle de l’époque. La BD devenue adulte rejoignait la littérature, la poésie, la chanson engagée, établissant une nouvelle médiation auprès d’un lectorat sensible aux revendications [7].
6D’abord canal entre un pôle création et une masse de récepteurs, portant des images et des idées à un public, la BD est aussi un médiateur, lien fort entre la société et ses éléments, témoin et acteur d’un monde qui n’existe que parce qu’il se transmet, que parce que les médias le modèlent.
Notes
-
[1]
Évelyne Sullerot, Bandes dessinées et culture, Opera Mundi,1965 : « Si les tenants de la culture cultivée nous méprisent nous ne les méprisons pas puisque nous sommes aussi des leurs. »
-
[2]
Alain Chante, « Archéologie et archéologues dans la bande dessinée », in L’Archéologie et son image. Actes des VIIIe Rencontres internationales d’archéologie et d’histoire ancienne d’Antibes, octobre 1987, APDCA, 1988.
-
[3]
Alain Chante et Bernard Tabuce, « Représentation de la solidarité dans la BD. Une approche par la sémiotique situationnelle », Colloque international “BD et solidarité”, Centre universitaire de Roanne, 23-24 octobre 2008.
-
[4]
Wilbur Leguèbe, La Société des bulles, Vie ouvrière, 1977.
-
[5]
Alain Chante, « Les thèmes de 68 dans les BD des Éditions Losfeld (1964-72) : une expérience éditoriale novatrice en phase avec son époque », colloque 1968, un évènement de paroles : subjectivité, esthétique, politique, Université Paul Valéry-Montpellier III, septembre 2008. LACIS et ISM.
-
[6]
Alain Chante, « Des Picaros au Lannapurna Club », Contrechamp, n° 1, La Bande dessinée, histoire, développement, signification, 1997.
-
[7]
Bernard Tabuce, À la découverte des bandes dessinées occitanes, Marpoc-Fédérop, 1987.