1Loin d’être un simple champ de pratiques et de procédures, la gestion des ressources humaines s’inscrit dans une histoire économique et politique, une évolution des pratiques d’échanges au sein des sociétés. À l’heure où la centralité de l’entreprise et du travail dans la société est aussi manifeste que questionnée (Auber et Gaulejac, 1991), des modèles d’échanges économiques alternatifs se font jour et concurrencent l’entreprise privée, il n’est pas inutile de présenter le développement de la gestion des ressources humaines comme une organisation particulière des liens sociaux. Plusieurs auteurs ont, en effet, souligné le caractère spécifique du management comme organisation des liens, de même que son influence sur l’organisation politique de la vie sociale (Ferrary et Pesqueux, 2004) et même sur la sphère privée (Gaulejac, 2005).
2Cette influence du management moderne dans la vie sociale n’est pas d’emblée perçue par l’étudiant, de sorte que ses représentations risquent d’être enfermées dans la perception immédiate des outils, comme si leur existence et leur usage allaient de soi (David et al., 2004 ; Chanlat, 1998). Quel média peut permettre à l’étudiant de prendre distance avec ses perceptions immédiates pour comprendre que le travail met en jeu des relations sociales à penser en rapport avec l’ensemble des échanges dans une société ? Comment une bande dessinée, avec sa construction narrative spécifique, peut-elle devenir cet outil de décalage et de médiation ? L’objectif de cet article est de décrire l’utilisation d’une bande dessinée comme un outil de mise en perspective anthropologique de la place du travail et de la gestion des ressources humaines dans la société.
« Obélix et Compagnie », une métaphore de la place du travail dans la société ?
3Comment utiliser une bande dessinée, avec sa propre structure de récit, dans le cadre d’un cours qui ne vise qu’à mettre en situation des évolutions majeures des relations sociales en lien avec le développement du travail, du salariat et des rapports humains dans ce cadre ? Le récit de la bande dessinée choisie, Obélix et Compagnie, comporte sa dynamique propre qui est de mettre en scène la rivalité entre deux univers, aux valeurs et aux modes d’organisation différents (la hiérarchie romaine vis-à-vis de la relative anarchie gauloise). Il ne s’agit donc pas de reprendre l’ensemble d’un récit construit sur un motif commun à l’ensemble de la série, mais de sélectionner des bulles qui mettraient en scène, de façon synthétique, la place dans la société par rapport à d’autres formes de liens sociaux. Nous avons dès lors parcouru les bulles sur un mode itératif, en fonction de leur capacité à constituer une métaphore saisissante de caractéristiques majeures de rapports sociaux fondés sur le développement du travail salarié et de son histoire. En lien avec ce projet, certaines bulles de cette BD en éclairaient d’autres, au point de nous pousser à découvrir que la dynamique de l’histoire comprenait des enchaînements intéressants pour penser l’évolution des rapports sociaux en rapport avec celui du travail salarié. Pour présenter ce jeu de correspondances entre les bulles de cette bande dessinées, nous allons suivre notre propre cheminement, hors du cadre de récit initial, même si celui-ci s’est avéré utile pour indiquer des logiques sociales à mettre en lien dans le cours.
4En parcourant l’album Obélix et Compagnie, la première bulle qui nous a interpellé est celle qui met en scène le passage d’une forme d’échange fondé sur le troc à un acte marchand puis à une pratique industrielle. Dans cette scène, Obélix rencontre un Romain, issu de la « Nouvelle École d’Affranchis », qui lui propose de lui acheter ses menhirs. En deux bulles, on comprend que les notions de coût, d’argent sont inconnues à Obélix qui ne vend pas ses menhirs mais les « échange d’habitude contre quelque chose d’autre ». Plusieurs autres bulles font écho à cette ignorance d’Obélix en matière d’argent et de gestion. Dans une troisième bulle que nous mettons directement en lien avec les deux précédentes, le Romain précise : « Mais oui ! C’est intéressant d’avoir de l’argent, tu peux acheter des tas de choses à manger… Tu seras l’homme le plus riche de ton village, donc le plus important. »
5Au travers de ces trois bulles, l’étudiant découvre le caractère original de la monnaie comme élément tiers dans la relation d’échange, sa contribution à stimuler une logique d’augmentation individuelle de prestige par l’accumulation de biens (par opposition aux sociétés décrites par Mauss, 1923, dans lesquelles le prestige s’acquiert par des comportements de distribution des biens). Cette rencontre du Romain affranchi et du Gaulois Obélix n’a aucune vérité historique. En revanche, elle oppose deux modes de circulation des biens, l’un où l’échange ne vise que lui-même et l’autre où il alimente une accumulation personnelle et une rivalité avec les autres. Comme l’avait pointé le sociologue et philosophe Simmel (1903), il met en avant une logique dans laquelle l’argent devient sa propre fin, par-delà les liens sociaux. Le système d’attribution des places dans la société s’en trouve modifié dès lors que la place ne se joue plus par la contribution à la circulation des biens mais par une logique d’accumulation personnelle. Le discours du Romain se présente comme une forme inversée de la maxime maussienne « le lien vaut mieux que le bien » (Mauss, 1923) qui met en exergue le ciment des sociétés traditionnelles, l’interdit de retenir les biens pour soi et l’exigence dès lors de les faire circuler.
6Dans la nouvelle situation, le prestige de l’individu ne s’éprouve plus dans sa contribution à la circulation des biens mais dans leur accumulation. Voici ainsi décrit le socle du développement de la société de production et de consommation, le ressort d’un dynamisme économique fondé sur la comparaison des uns avec les autres, le désir mimétique (Girard, 1978) qui va soutenir l’effort de travail et d’investissement. Plusieurs bulles font écho à cette mise en scène de la stimulation de la rivalité comparative entre villageois, de l’appât du gain et de leurs effets destructurants sur les autres liens et activités des Gaulois (fin de la chasse entre amis, transformation d’activités gratuites et ludiques en produit sur le marché…). Les dessins et bulles où Obélix apparaît comme un riche entrepreneur et un employeur soulignent ainsi son entrée dans une logique de comparaison avec les autres et la déstabilisation des liens habituels, les places des uns et des autres dans le village (ils deviennent soit producteurs à leur compte, soit salariés). Loin d’être un phénomène limité aux premiers moments du développement du travail comme organisateur du lien social, la concurrence entre logiques d’accumulation individuelle et de circulation généralisée et partagée des ressources s’entretient au quotidien (Mauss, 1923).
7Dans cet album, le menhir devient l’objet symbole de la transformation du statut et du sens d’objets qui passent d’un réseau d’échanges non marchands à un réseau marchand. Pour susciter la convoitise et donc la demande et la production, voilà le menhir décliné en une gamme de produits aux formes et usages variés (les bijoux en forme de menhir, le cadran solaire romain orné d’un menhir…), puis copié et restylé par des producteurs d’autres pays (les menhirs romains, égyptiens…). Au passage, la signification de l’objet-menhir jusqu’alors limitée au village, s’est modifiée et, avec elle, le sens de l’activité de fabrication du menhir qui devient un travail, une production industrielle au service de clients et de leurs besoins qui ont été suscités (afficher le prestige individuel par la possession du menhir). Citons à cet égard quelques slogans publicitaires imaginés par les auteurs de la bande dessinée : « Votre plus cher désir… un menhir », « Vous avez une villa, un char, des esclaves, mais… avez-vous un menhir ? ».
8Au travers de ces exemples, l’étudiant comprend que le travail n’est pas simplement une activité mais un régulateur des échanges et des places de chacun dans la société. Il devine la force des interactions entre les évolutions de la société et celles du travail, la manière de penser les relations, les sources d’interdépendance et d’assignation du statut du sujet dans le système social. Il comprend comment le développement co-extensif de la production industrielle et du marché, de la société de consommation, a contribué à modifier les efforts que le sujet doit faire pour légitimer sa place. Il discerne la place centrale du travail dans la production et l’acquisition des objets qui assignent le statut social de l’individu dans la société de consommation (Bourdieu, 1979).
9Les auteurs de cet album ne se sont pas limités à mettre en évidence la transformation des liens au travers de l’introduction de l’argent, du travail et du marché dans notre cher village gaulois. Ils mettent en exergue l’arrière-fond politique qui a contribué à promouvoir une société dans laquelle le marché et le travail avaient une place aussi centrale au détriment des formes de liens traditionnels. La théorie du doux commerce de Montesquieu, qui fait des échanges commerciaux un moyen de pacifier les relations politiques et conflictuelles entre les peuples, est reprise dans les propos du technocrate romain qui vend à César son projet d’asservissement des Gaulois par le commerce. « Non seulement nous aurons la paix avec les Gaulois, mais en plus nous allons nous enrichir grâce à eux ! » (p. 38). Une seule bulle suffit ici pour situer le développement du travail et du marché dans son contexte géopolitique qui n’a cessé de contribuer au développement du travail (Méda, 1996).
10Toujours dans cette veine, cet album rappelle que malgré ses promesses de régulation des violences entre peuples, cette nouvelle forme d’interdépendance à partir du marché et du travail produit à son tour son lot de conflits et de tentations de fermeture des peuples sur eux-mêmes. Une bulle représente en effet des producteurs de menhirs romains bloquer à la frontière l’importation des menhirs gaulois. Tandis qu’une banderole syndicale affiche « Non au menhir gaulois », une autre réclame « Du travail pour nos esclaves » (p. 39). Au-delà de l’humour sur le jeu d’opposition entre travail et esclavage (le travail se situant a priori dans le cadre d’un lien de subordination limitée), la banderole illustre que le travail est devenu un objet de revendication et une condition de place sociale. Le caractère structurant du travail et de l’argent dans les liens sociaux qui crée de nouvelles interdépendances et limite la force d’autres liens (voir l’évolution du comportement d’Obélix par rapport aux membres de sa tribu) est ainsi manifeste. Cette mise en perspective de la place du travail dans la société, dans le contexte géo-politique global est particulièrement éclairante dans un contexte de formation à la gestion des ressources humaines où se croisent des étudiants de plusieurs nationalités (français et chinois en particulier).
11Nous avons fait le tour des bulles qu’il nous a semblé pertinent de retenir pour mettre en perspective la place que le travail a pris dans nos sociétés, sa concurrence avec d’autres logiques de lien. Quelques constats s’imposent sur les ressources pédagogiques que nous avons pu déceler, leurs apports et leurs limites. Nous sommes d’abord surpris par la résistance du récit au découpage : il n’en ressort pas émietté mais renforcé par le jeu de correspondances entre les bulles qui ont été isolées. La logique interne au récit vient finalement même appuyer la mise en évidence des transformations sociales induites par le travail et le lien salarié.
Les excès de la caricature : un symptôme à analyser ?
12L’apport de cette bande dessinée pour illustrer la place que le travail a progressivement pris dans l’ensemble des échanges sociaux n’est pourtant pas sans limites ou, en tout cas, sans réserves. Le schéma narratif, en opposant l’univers romain et la tribu gauloise, adopte une posture essentiellement critique à l’égard du travail et de la société de consommation. Cette posture nous a permis de mettre en évidence le choc entre des univers de référence et la concurrence des valeurs, des pratiques et de leur sens qui en résultent. Le danger est de rester enfermé dans ce clivage mis en scène par la bande dessinée entre une société d’asservissement et une société sans travail idéalisée. En effet, si le travail est une invention moderne en tant qu’organisation du temps et des tâches (Méda, 1996), de la relation de pouvoir, on ne peut dire que les sociétés sans travail soient aussi sans contraintes. Chez nous, la société du travail et de la consommation s’est construite sur une promesse de libération par rapport aux maîtres traditionnels, une libération par rapport aux formes d’engagement traditionnel qui étaient vécues comme des rapports de domination. Comme l’a montré D’Iribarne (1996), le développement du travail et de la société de consommation est adossé à l’utopie de Locke, d’une société sans autre maître que soi, sans serfs ni seigneurs.
13L’économie de marché a tiré son attrait de sa capacité à réaménager les exigences de la « dette de vie » (Godbout, 2006), ce que l’on doit à ceux qui nous fondent (les parents, la société) en les allégeant. La possibilité de remplacer des prestations dues dans le cadre de relations traditionnelles par des prestations du marché, de liquider ainsi des engagements par une transaction financière, a été perçue comme une source d’épanouissement. Le prix de ce luxe est celui d’avoir à dépendre de nouveaux maîtres dans le cadre d’une relation contractuelle, avec tous les risques associés à un engagement plus souple que les liens traditionnels.
14En mettant en scène le caractère déstructurant du travail, les auteurs de l’album Obélix et Compagnie omettent par ailleurs de montrer que le travail peut être source de nouvelles sources de liens, de plaisir individuel et collectif comme le montre la clinique du travail (Clot, 2006). Dans un contexte social où le travail est devenu une source d’inscription sociale, il contribue à construire l’identité individuelle au même titre que les organisations qui emploient le salarié (Kaes et al., 1996). Le travail a fourni des étayages nouveaux des énergies individuelles et collectives à mesure que s’affaiblissaient les autres institutions qui inscrivaient les individus à partir d’une logique de dette de vie (e.g., Église, État…). Il convient donc de mettre en valeur le caractère socialement et psychologiquement structurant du travail dans notre société actuelle du fait même des fondements institutionnels qu’il a ébranlés et auxquels il s’est substitué.
15La mise en scène de la place du travail dans Obélix et Compagnie peut être une opportunité d’illustration des logiques sociales qui ont conduit au développement du marché du travail puis au rejet du travail en tant que corollaire de la société de consommation et source de valeurs (Méda, 1996). La bande dessinée se fait symptôme de l’évolution de la société, de son lien ambivalent avec le travail et le développement de la consommation, perçus tantôt comme des facteurs de libération, tantôt comme des sources de dépendance et d’asservissement. Cette bande dessinée peut donc avoir une double fonction de média dans le cadre d’un cours : par le jeu de représentation distanciée de la réalité – transportée dans un passé imaginaire et peut-être idéalisé – mais aussi en tant qu’opportunité d’analyser un symptôme du rapport ambivalent de la société à ce phénomène qui la structure. D’un point de vue pédagogique, l’album Obélix et Compagnie a une double valeur : par les logiques sociales que mettent en lumière certaines bulles et plus largement la dynamique du récit ; par le caractère symptomatique de ce discours.
Conclusion
16Dans un cours de gestion de ressources humaines, le recours à la bande dessinée peut paraître surprenant. Le cadre d’un cours universitaire semble au premier abord mal se prêter à un récit a priori destiné au divertissement. Cependant, en étant conscient des difficultés que peuvent avoir des étudiants à sortir des représentations immédiates du travail et de sa place à la société, le recours à un discours décalé, par rapport à la réalité et aux exigences académiques habituelles, nous est paru utile. Dans le cadre d’un cours de gestion des ressources humaines où l’organisation du travail est au cœur des pratiques enseignées, il est utile de situer les pratiques au sein des logiques sociales qui lui ont donné un rôle central tout en questionnant sa place.
17La conscience de ces logiques sociales suppose en premier lieu d’aider l’étudiant à se décentrer de son vécu immédiat par le biais d’une société a priori éloignée de la nôtre et pourtant si proche. Le village gaulois joue en ce sens le même rôle de miroir de notre société que les sociétés traditionnelles qui, par l’étonnement qu’elles suscitaient, nous ont permis de prendre de la distance avec nos pratiques pour mieux les reconnaître ensuite. La bande dessinée Obélix et Compagnie est ainsi un média non seulement par ce qu’elle met en scène mais aussi par les déplacements d’imaginaire qu’elle permet, le mouvement de distanciation-retour qu’elle nous pousse à accomplir. Elle est enfin un média à la manière dont le symptôme pointe un réel à interpréter. Les procédures rhétoriques de cette bande dessinée (humour, caricature…) qui pourraient se révéler décalées dans le cadre d’un cours de gestion universitaire deviennent au contraire des garanties de décalage de l’imaginaire de l’étudiant.
18La caricature dans Obélix et Compagnie est autant un outil de mise en scène de tendances sociales qui s’opposent dans la société réelle qu’un symptôme de ces inévitables tensions et réaménagement entre les logiques sociales au service du bien individuel et celles au service du lien collectif. Elle permet de planter le décor anthropologique dans lequel se sont développées les pratiques de gestion des ressources humaines, en utilisant le fil conducteur du récit qui oppose deux modèles de sociétés. La bande dessinée réserve ainsi des surprises pour celui qui entendait se contenter d’isoler des images de leur contexte. La surprise, dans ce projet pédagogique, est que la dynamique interne au récit s’est révélée compatible alors que nous n’espérions que trouver quelques bulles à extraire de leur contexte.
19Le déroulement du récit a suscité la mise en exergue de plusieurs dynamiques sociales en lien avec l’introduction du travail et de l’argent dans une société structurée autour d’autres liens. Sans prétendre à une vérité historique, le récit peut être crédité d’une vérité métaphorique au sens où il décrit des enchaînements de logiques sociales et de tensions entre elles. L’album ici étudié est un exemple de la capacité de la bande dessinée à constituer un média qui nous met en relation avec des dynamiques sociales si profondes qu’elles nous échappent le plus souvent. Dans un contexte de pédagogie gestionnaire où il s’agit de transmettre non seulement des outils mais un regard critique sur leur contribution à l’évolution du lien social et organisationnel, la bande dessinée peut être considérée comme un média qui tire son utilité de ce qu’elle caricature et des décalages de représentations qu’elle permet.