CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’assistance à autrui est constitutive du lien social. Dans les communautés politiques, cette prise en charge de l’autre passe toujours par la famille, mais aussi par des organisations prestataires administratives ou privées. Suivant l’adage « mieux vaut prévenir que guérir », ces organismes lancent souvent de vastes campagnes de prévention. Celles-ci combinent généralement plusieurs supports de communication (affiches, livrets, etc.). Les premières BD de prévention scénarisées semblent apparaître dans les années 1980 [1]. Elles sont conçues par les laboratoires pharmaceutiques qui, depuis les années 1940, envoyaient aux médecins des portfolios de dessins humoristiques. Aujourd’hui, des dizaines de BD [2] couvrent tous les domaines médicaux : du handicap (La Bande à ED) au don du sang (La Quête du sang), en passant par les maladies sexuellement transmissibles (Le Dernier Tabou). Ces BD ne concernent plus uniquement le domaine médical (Le Secret du manguier, par exemple, vise la prévention de la traite et de la prostitution en Afrique) et sont souvent réalisées à l’initiative d’associations nationales ou locales. C’est le cas de l’Association interprofessionnelle spécialisée dans la prévention des abus sexuels (AISPAS), qui est agréée pour intervenir dans les établissements scolaires de la région Rhône-Alpes [3]. Cette association a fait éditer une BD intitulée Espace protégé qu’elle diffuse auprès des élèves de CE2 à la fin de ses séances de prévention en classe. C’est cette BD que nous nous proposons d’étudier.

2Dans une première partie, nous décrirons la manière dont l’association AISPAS utilise cette BD puis, dans une deuxième partie, nous rendrons compte, à travers une enquête en réception dont nous décrirons les modalités, de la réception de cette BD d’apprentissage. D’un point de vue théorique, cette enquête s’inscrit dans un renouvellement des problématiques de la réception. En effet, pendant longtemps – trop sans doute comme le signale John Corner (1993) – on a réduit la question de la réception des médias populaires à celle de la résistance des classes dominées. À leur capacité à critiquer le sens imposé. Or cette insistance sur la création de sens non voulus par l’émetteur risque de conduire à masquer le phénomène d’appropriation esthétique du message (Allard, 1994). L’un des moyens de dépasser cette question de la « résistance » du récepteur pour comprendre les phénomènes simultanés de compréhension créative et d’appropriation sensible du message est d’étudier la réception des BD de prévention. Justement parce que la volonté explicite de venir en aide à une population, de lui rendre service, est susceptible de réduire l’importance de la question de la résistance. De plus, l’étude de la BD rend visible la dimension esthétique du message médiatique. Avant de commencer cette étude que soit ici remerciés tous ceux (enseignants, parents, élèves, responsables associatifs) qui ont rendu cette enquête possible.

L’utilisation de la BD par l’association AISPAS

3AISPAS est née officiellement en 1990 suite à l’action médiatrice d’une employée du bureau de l’Hygiène de la ville de Saint-Étienne, constatant un cloisonnement contre-productif entre les divers acteurs luttant contre les abus sexuels faits aux enfants. C’est donc pour une coordination plus efficace que se sont regroupés un pédopsychiatre, un juge pour enfant, un avocat, trois psychologues, un policier et un membre de l’éducation nationale.

Les séances de prévention

4Au départ, les membres de l’association, explique Jeanne Brun, psychologue, qui est en l’un des membres fondateurs [4], pensaient utiliser une cassette vidéo du Québec. Très vite, ils se rendirent compte que ce matériel n’était pas adapté à la réalité française et, petit à petit, ils développèrent leur propre matériel et leur propre méthode d’intervention. Actuellement, celle-ci se déroule en cinq périodes animées conjointement par les deux intervenants d’AISPAS et l’instituteur habituel des enfants. D’abord, une réunion d’information visant à lever les réticences des parents, même si légalement ceux-ci ne peuvent pas s’opposer à la présence de leur enfant aux séances proposées. Puis, trois séances où l’on projette une cassette vidéo interactive qui a été conçue selon les directives des membres de l’association AISPAS. Dans la première séance, cette vidéo sert à distinguer ce qui est agréable de ce qui ne l’est pas, ce qui est normal de ce qui ne l’est pas. La deuxième séance permet à l’enfant de repérer les situations potentiellement dangereuses et elle vise à le protéger en lui indiquant les règles de sécurité à respecter. La troisième séance aborde la question de l’inceste.

5Dans ces trois séances, les différentes séquences de la vidéo commencent par une comptine que les enfants reprennent et finissent très vite par connaître par cœur. C’est lors de la cinquième et dernière réunion que l’on distribue aux enfants la BD Espace protégé, qui reprend les thèmes abordés dans les trois séances précédentes. Elle permet ainsi une révision générale afin de rappeler les messages essentiels. Une fois la séance terminée, la BD (achetée par l’école) est ensuite conservée par l’enfant qui l’emmène chez lui. Le dispositif est complété par une boîte aux lettres réservée aux enfants de la classe. Boîte qui est ouverte en début des séances de prévention et qui permet aux enfants de noter les questions qu’ils n’osent pas poser en classe. Ces questions sont anonymes et lues à la classe par les animateurs. Il arrive souvent que ces mots soient des mots d’affection à l’encontre des intervenants, il arrive aussi, parfois, que ces mots signalent un abus (« ça m’est arrivé en vrai ») ; dans ce cas-là comme dans le cas où un enfant (malgré la consigne contraire) met publiquement une personne précise en cause, les animateurs dédramatisent et confient l’enquête aux services compétents.

La BD « Espace protégé »

6La BD Espace protégé est un livret souple de 16 pages en couleur. Elle a été réalisée par Hocine Soltane, un dessinateur amateur qui travaillait dans un centre social et que connaissait le responsable de la compagnie Œil pour Œil qui a réalisé la vidéo de prévention à la demande d’AISPAS. Elle comprend quatre histoires qui sont toutes tirées de faits réels. Ces quatre histoires sont précédées d’une planche de quatre cases donnant le mode d’emploi de la BD ; le volume est complété par une liste d’organismes à contacter en cas de problème, une page rappelant les règles d’autoprotection, un encadré des partenaires financiers et une quatrième de couverture reprenant les paroles de la chanson diffusée en classe.

7Cette BD se veut interactive, c’est-à-dire qu’elle présente des encadrés et des phylactères que l’enfant doit compléter. Autre particularité, on retrouve, dans chaque histoire, deux personnages récurrents qui étaient aussi présents dans la vidéo : Hop (garçon bleu à la casquette bien mise) représentant la voix de la sagesse et Bof (garçon noir à la casquette de travers) incarnant la voix de la déraison. Le premier incite l’enfant à la prudence et le pousse à parler, alors que le second lui conseille l’aventure et le silence. Ces deux personnages qui apparaissent, en petit, sur des nuages, n’agissent pas directement dans le ressort dramatique de l’histoire, mais symbolisent le dialogue intérieur des enfants en difficulté.

8En effet, dans la première histoire, Pierre est invité par son voisin, M. Hubert, à venir voir chez lui une collection de livres. Quand le voisin lui pose la main sur les genoux, il s’enfuit chez lui et finit par tout raconter à sa mère. Dans la deuxième histoire, Paul est invité à se doucher avec la baby-sitter. Il accepte dans un premier temps, puis s’enfuit quand la jeune fille se fait plus pressante. Cette dernière lui dit de se taire car personne ne le croira. Il ne peut en parler à sa mère, mais finit par tout révéler à son institutrice. Dans la troisième, Claire fait un tour de poney dans un jardin public. Le vieux monsieur à qui appartient le poney tente d’abuser d’elle en la menaçant. Elle finit tout de même par crier et par alerter des promeneurs qui la ramènent vers ses parents à qui, le soir venu, elle raconte tout. La dernière met en scène une jeune fille, Sandrine, qui se rend chez une amie de son âge qui lui parle d’une BD expliquant que « les grands n’ont pas le droit d’abuser d’eux sexuellement ». Sandrine raconte alors que son père abuse d’elle. Cependant sa mère ne la croit pas et elle ne sait pas quoi faire. Sa copine lui conseille d’en parler à une assistante sociale. Ce qu’elle fait.

Contraintes et objectifs de la BD

9Dans son élaboration, tout d’abord, la BD devait répondre à certains impératifs. En premier lieu, la simplicité : il s’agissait d’« éviter un message trop touffu » [5], d’avoir des images dépouillées pour que les enfants discutent du message. En deuxième lieu, le réalisme : c’est pourquoi les histoires sont écrites à partir de cas réels. En troisième lieu, la continuité avec la vidéo : il fallait que la BD soit interactive et reprenne les personnages Bof et Hop [6]. Quatrième contrainte : éviter de choquer, les enfants bien sûr, mais surtout et avant tout les adultes, en particulier les responsables administratifs très réticents et très frileux. D’où le choix de ne pas représenter la nudité : « La nudité ne nous gênait pas, on n’est pas bégueule, mais il fallait vaincre la réticence des institutions, ne pas choquer les adultes. » Enfin, dernier impératif mais non des moindre : l’économie. L’association travaillant « avec les moyens du bord », il convenait de réaliser un objet peu onéreux. Impératif d’autant plus prégnant qu’il fallait que les enfants puissent conserver la BD, donc que son prix soit suffisamment bas afin que l’école puisse l’acheter pour les élèves [7].

10Lors de son utilisation en classe, la BD permet aux animateurs de tester la qualité de la compréhension du message délivré lors des trois premières séances. Mais la BD a également été choisie parce qu’elle « permet de garder une trace de l’intervention ». L’enfant l’amène chez lui. Là, elle est censée jouer trois rôles : permettre à l’enfant de se souvenir des séances ; lui rendre accessible les numéros d’urgence en cas de problème ; nouer le dialogue avec les parents sur ce sujet tabou que les adultes n’abordent pas spontanément.

Étude en réception de la BD « Espace protégé »

11Les messages de prévention que veut délivrer l’association AISPAS sont-ils ceux retenus par les élèves ? Soulignons-le, cette interrogation n’est pas une remise en cause, a priori, de la pertinence du travail de prévention, mais résulte, d’une part, des connaissances mises à jour par les recherches en communication révélant les « mystères de la réception » (Dayan, 1992) et, d’autre part et plus spécifiquement ; d’un questionnement sur la différence de perception de la BD chez l’adulte et l’enfant. En effet, dix ans plus tôt, la polémique sur la BD de prévention du Sida, Jo, avait mis crûment en lumière un tel décalage.

Nécessité d’une enquête en réception

12Conçue par la Fondation de la Vie comme un outil de sensibilisation des lycéens au Sida, la BD Jo a été diffusée massivement en Suisse et Belgique sans problème particulier. Mais, en France, elle fut l’objet d’un avis négatif du Conseil national du Sida. Avis qui reposait uniquement sur une lecture experte du manuscrit. Celle-ci mettait en avant, dans une première partie, certaines erreurs factuelles (sur le taux de transmission de la séropositivité de la mère à l’enfant, par exemple), mais surtout, dans une seconde partie intitulée « message explicite socio-culturel », elle dénonçait violemment une BD donnant une « représentation désastreuse du rapport avec les parents ». Cette lecture sémiologique autorisée conduisit le ministère à interdire cette BD. Pourtant plusieurs enquêtes postérieures, mais cette fois-ci directement réalisées auprès des élèves, montrèrent que les lycéens avaient apprécié la BD qui leur paraissait « réaliste » et qu’ils avaient clairement perçu les deux messages que la Fondation pour la Vie voulait transmettre (nécessité de se protéger et solidarité avec les malades) [8].

Précisions méthodologiques

13Notre étude en réception a porté sur une classe de CE2 d’une école publique de la Loire. Nous avons eu l’autorisation de l’institutrice et de l’association à la condition de préserver l’anonymat du lieu et des enfants [9]. Nous avons combiné plusieurs outils : des entretiens semi-directifs avec une psychologue travaillant pour AIPAS, un entretien informel avec l’institutrice, des questionnaires qualitatifs aux parents distribués par l’école (13 retours sur 25 distribués), des entretiens collectifs de 30 minutes avec les enfants (un groupe de 13 filles, puis un groupe de 7 garçons). La méthodologie choisie n’est pas sans inconvénient, ne serait-ce que parce qu’elle repose sur une « verbalisation forcée ». Or, d’une part, la verbalisation ne rend qu’imparfaitement compte de la multiplicité des sentiments ressentis, surtout face à la complexité intrinsèque du média BD et à la charge affective liée aux abus sexuels. D’autre part, le fait d’enquêter favorise un discours de scène (visant à valoriser l’individu) et non un discours de coulisse (expression spontanée). Biais méthodologique que nous avons essayé d’atténuer par l’anonymat des questionnaires distribués aux parents et par un entretien collectif dans une salle de classe auprès des enfants pour que la dynamique de groupe et le cadre familier favorisent un échange plus spontané.

L’appréciation de la BD en général

14Comme toute réception, celle de la BD Espace protégé est forcément liée à un horizon d’attente concernant ce média (Allard, 1994). Ceux qui n’aiment pas la BD auront forcément un a priori négatif sur Espace protégé. Or, il ne semble pas que cela soit le cas. L’institutrice ne lit pas beaucoup de BD, mais ne se montre pas hostile à cette forme d’expression. Les parents qui ont répondu à l’enquête disent apprécier la BD. Cependant, deux avouent ne pas l’aimer mais, comme les autres répondants, pensent toutefois que la BD est, en général, une bonne chose pour les enfants parce qu’elle conforte l’apprentissage de la lecture : « c’est au départ une manière ludique de donner goût à la lecture », un moyen « d’apprendre à lire et à comprendre l’histoire », etc. Sur les 20 enfants interrogés, 19 disent aimer la BD, l’argument revenant le plus étant la combinaison du ludique et de l’apprentissage. Ainsi, Carole, neuf ans : « Moi j’aime la BD, ça apprend à lire et des fois c’est drôle. » L’exception est Cynthia, huit ans : « J’aime pas la BD, parce que ça fait garçon, je préfère les romans. » Pour résumer donc, le médium BD est apprécié par la communauté éducative concernée, ce qui devrait faciliter la bonne compréhension de la BD Espace protégé en limitant les phénomènes de perception sélective.

L’appréciation globale de la BD « Espace protégé »

15Nous avons demandé, à l’institutrice, aux parents et aux enfants [10] de citer trois mots-clés pour exprimer leur opinion globale sur Espace protégé. Plutôt que de faire une analyse de contenu des vocables utilisés, nous avons choisi d’observer les univers de référence auquel renvoyait chaque série de trois mots. Ces univers sont très différents. L’institutrice emploie des mots faisant allusion aux objectifs de la BD (« prévention, confiance, parler »). Les parents utilisent un vocable de jugement, que celui-ci soit positif (« facile, drôle, coloré »), négatif (« dégoût, haine, maladie ») ou mitigé (« flou, compréhensible, trop ludique »). Un parent, cependant, décrit ses émotions internes en ne donnant que deux mots (« peur, soulagement »). Pour les enfants, le mot qui revient le plus souvent en première place est « bien » (10 fois) ou sa variante argotique « cool » (2 fois). Mais les séries, elles, révèlent une appréciation beaucoup plus ambivalente que l’on commence d’ailleurs par une appréciation positive « cool, intéressant, violent » (Jules, huit ans), « bien, joyeux, un peu choquant » (Olivia, neuf ans), ou par une appréciation négative « peur, méchanceté, j’aime beaucoup » (Geneviève, neuf ans), « froid ça me fait froid, bien, intéressant » (Kalvin, dix ans).

16Ce qui n’est pas dit ou montré ayant autant d’importance que ce qui est illustré (en BD, art de l’invisible – McCloud, 1999 –, plus qu’ailleurs), nous avons demandé à chacun ce qu’il aimerait changer dans cette BD. La psychologue travaillant pour l’association AISPAS, aurait aimé changer le graphisme. De son côté, l’institutrice, aimerait « peut-être réactualiser les dessins. Ils commencent à être datés : les vêtements, les décors…». Les six parents ayant répondu à cette question sont partagés : deux trouvent qu’elle est « très bien faite » et qu’il n’y a donc « aucune » modification à faire. Les autres suggèrent « d’apporter des précisions sur le devenir des agresseurs après l’agression » ou d’utiliser un « dessin plus moderne, pas forcément des personnages aussi proche de vous ».

17Les enfants, eux, ont, majoritairement, une vision plus radicale : « Je changerais un peu tout, tous ces abus sexuels ; je montrerais M. Hubert qui montre vraiment des voitures de courses, la baby-sitter qui lave le bébé comme il faut » (Charles, neuf ans) ; « J’enlèverais tout ce qu’il faut pas faire ; je sais que c’est pour protéger des abus… mais faudrait faire une BD avec tous les abus et une BD sans les abus sexuels » (Aline, neuf ans). Moins radical, Valérian (neuf ans) va cependant dans le même sens : « Enlever le monsieur âgé du poney pour le remplacer par un adulte, parce que c’est un vieux qui fait ça… ». Face à cette demande majoritaire, deux élèves ne procéderaient à aucune modification. « Moi, je changerais rien » dit ainsi Katia (neuf ans), tandis que deux autres demandent un retour à l’orthodoxie du genre BD : « Enlever les bulles blanches et faire de plus jolies illustrations ; les bulles blanches, c’est bizarre dans une BD » (Carole, neuf ans).

18La BD Espace protégé est donc appréciée positivement par l’ensemble des acteurs. Toutefois, ce jugement positif se traduit différemment pour les adultes et pour les enfants. Les premiers pensent à des améliorations de forme pour renforcer le message pédagogique, tandis que les enfants aimeraient, comme pour les autres BD, avoir une histoire moins inquiétante, moins déstabilisante.

Message voulu et message perçu

19Selon la psychologue interrogée, l’association veut délivrer plusieurs messages qui se retrouvent dans la BD. Le premier est : « Ton corps t’appartient, tu as le droit de dire non. » Le deuxième est de parler : « Parle à tes parents à ceux que tu aimes, n’hésite pas, même si ça ne marche pas la première fois, il faut le faire et le refaire. » Le troisième, illustré par l’histoire du fan de Formules 1 et celle de la baby-sitter, est : « Le plus grave, ce n’est pas la bêtise que tu as faite ; le plus grave c’est l’agression, il faut oser en parler. ». Ces trois messages, reconstruits après deux entretiens, posent la question de la pluralité de la réception. Ces trois messages favorisent-ils une appropriation plurielle par chacun ? Engendrent-ils une confusion ? Est-ce que l’un des messages domine les autres ? L’enquête donne des pistes de réponse. Commençons par les adultes. À la question « Quel est le message de la BD ? », l’institutrice répond « Que les enfants parlent, qu’ils se confient, qu’ils n’hésitent pas à parler à plusieurs personnes même si une personne refuse ».

20Les parents, eux, ont des interprétations correspondant moins aux intentions de l’association. Si certains restent dans une des interprétations souhaitées (« L’enfant doit en parler » ou « L’enfant doit exprimer ce qu’il ressent et savoir dire non »), la plupart du temps, les parents rajoutent un élément de prudence : « Ne pas faire confiance, et il faut que les enfants en parlent et que les parents les écoutent » ou « Parler si un jour il subit des abus sexuels, se méfier de quiconque ». Pour certains, cet élément de prudence devient la clé de l’interprétation de la BD : « Être prudent », « Prévention, attention ». Enfin, comme le prévoit la théorie (Hall, 1994), on a une interprétation non voulue par les initiateurs du projet : « le sexe ».

21L’interprétation parentale mettant l’accent sur les règles de prudence se retrouve fortement dans le discours des enfants. Douze enfants sur vingt mettent en avant le discours de prudence : « Faire gaffe aux gens qui disent de venir » (Jules, huit ans). Mais ce discours de prudence est surtout tourné contre les inconnus : « Il faut pas aller avec une personne qu’on ne connaît pas » (Bertrand, neuf ans) ; « On ne doit jamais dire oui à des personnes qu’on ne connaît pas » (Christine, neuf ans). Un seul enfant s’oppose frontalement à cette interprétation assimilant inconnu et danger : « Ça nous apprend que les parents, ça fait des abus sexuels et qu’il faut en parler à quelqu’un » (Baptiste, neuf ans). La deuxième interprétation (5 enfants) concerne le rapport au sexe : « Il faut faire attention aux abus sexuels » (Valérian, neuf ans) ; « La BD nous dit comment se protéger des abus sexuels » (Aline, neuf ans). Un seul reprend à son compte l’interprétation dominante chez les parents « Il faut en parler à un parent ou à un copain » (Kalvin, 10 ans). Les autres enfants font des lectures non prévues : « Il ne faut pas faire la même chose plus grand » (Carole, neuf ans) ; « Ça donne des idées qu’on ne savait pas » (Michèle, neuf ans) ; « Ils nous ont donné cette BD, car ils veulent pas que nos parents soient malheureux si on se fait kidnapper » (Patricia, neuf ans).

22Comme pour la BD Jo, on note donc de fortes différences d’interprétation entre les adultes (commanditaire, enseignant, parents) et les enfants. Les enfants comprennent parfaitement le thème de la BD (les abus sexuels) mais ils interprètent la BD comme une invitation à la méfiance de l’inconnu. Cette interprétation pose deux problèmes. L’un pédagogique : si l’autre est le danger, comment vivre dans une société pluriculturelle comme la nôtre ? L’autre stratégique : n’est-il pas contre-productif que l’enfant ne perçoit pas que l’entourage peut être parfois source de danger ?

Conclusion

23L’enquête que nous avons menée prend le contre-pied de la problématique initiée par les fondateurs des cultural studies. Il ne s’agit pas, en effet, de s’interroger sur la manière dont des adultes appartenant à des groupes sociaux dominés acceptent, nuancent ou rejettent le contenu hégémonique d’un message distractif (Hall, 1994), mais d’analyser l’appropriation d’un message préventif par des enfants dans le cadre scolaire. Or, bien que très modeste et perfectible sur le plan méthodologique, notre enquête montre que des enfants, en situation d’apprentissage les invitant à intégrer un message destiné à les protéger, comprennent l’intention et, en même temps, reconstruisent une signification non voulue sur la base d’une appropriation personnelle du message esthétique. Du coup, on peut légitimement procéder à une nouvelle lecture des travaux sur l’influence des médias populaires, conduits par Hall (1994), Morley (1980) ou Ang (1985) : la résistance idéologique du récepteur serait moins liée aux ressources culturelles du groupe d’appartenance lui permettant de proposer une contre-lecture, qu’à la complexité intrinsèque du processus de communication qui, dans toutes les situations (de l’apprentissage à la distraction, en passant par l’information), produit une incommunication, facteur de liberté individuelle.

24Une telle hypothèse est rassurante pour la démocratie mais inquiétante pour tous ceux qui font de la prévention des conduites à risques. L’incommunication liée à la liberté individuelle d’interprétation peut, en effet, provoquer plus de dégâts que la non-prévention. Surtout, d’ailleurs, dans le domaine de la prévention infantile du fait de l’écart récurrent ente lecture adulte et lecture enfantine d’un même message, comme l’a prouvé, dans les années 1990, le désastre de la BD de prévention des mines antipersonnelles [11]. La communication est un « agir créatif » (Joas, 1999), du côté de la production comme du côté de la réception. La BD encourage cet agir créatif mais, par là même, contribue à la pluralisation des significations. Dans le domaine de la prévention, la BD n’est donc pas forcément le média le plus pertinent. C’est un outil de communication parmi d’autres. Or, la communication est avant tout une relation humaine et aucun média, y compris dans la prévention, ne peut conduire à une compréhension aussi partagée que l’interaction directe. Le lien social est, quelle que soit l’importance actuelle des médias dans sa fabrication, irréductiblement phatique.

Notes

  • [1]
    Le Secret de la Pulmoll verte, paru en 1980 à l’initiative des laboratoires Lafarge.
  • [2]
    Le site spécialisé <www.bdmédicale.com> en recense plus de 200.
  • [3]
    En mars 2000, la ministre déléguée chargée de l’Enseignement scolaire, Ségolène Royal, fait adopter la loi n° 2000-197 relative au renforcement de l’école dans la prévention et la détection des faits de mauvais traitements à enfants. La prévention des abus sexuels rentre dans le cadre de cette loi.
  • [4]
    Entretien téléphonique du 15 septembre 2007.
  • [5]
    Tous les propos rapportés sont ceux de Jeanne Brun interrogée par téléphone, le 21 juillet 2007 puis le 15 septembre 2007.
  • [6]
    Personnages inspirés, selon Jeanne Brun, de l’ange et du démon qui se disputent la conscience du capitaine Haddock dans certains épisodes de Tintin. Entretien du 21 juillet 2007.
  • [7]
    Dans un premier temps la cassette était à vendre, mais elle était trop chère. De plus, l’association n’a pas les moyens de payer la transposition de la cassette en DVD.
  • [8]
    Citons, par exemple : une étude de 1993 du Comité départemental d’éducation pour la santé du Doubs, 1993 ; l’étude Ipso menée en Suisse sur mandat de l’Institut universitaire de médecine sociale et préventive de Genève, 1992 ; un mémoire de Master 1 que nous avons encadré posant dix ans après (en 2002) les mêmes questions que ces deux enquêtes à des lycéens de la Loire a également donné les mêmes résultats.
  • [9]
    Les prénoms cités sont donc fictifs.
  • [10]
    Pour limiter les effets mimétiques les enfants devaient, d’abord écrire, au même moment, ces trois mots sur une feuille, puis les dire à tour de rôle.
  • [11]
    Dans les années 90, en ex-Yougoslavie, pour prévenir les enfants du danger des mines, avait été réalisée une BD montrant Superman intervenant quand un enfant s’apprêtait à jouer avec une mine. Cette BD a dû être retirée en toute urgence : les enfants cherchaient les mines espérant l’arrivée de Superman !
Français

Aujourd’hui, des dizaines de BD couvrent tous les domaines médicaux : du handicap au don du sang en passant par les maladies sexuellement transmissibles. Ces BD sont souvent réalisées à l’initiative d’associations nationales ou locales. C’est le cas de l’Association interprofessionnelle spécialisée dans la prévention des abus sexuels (AISPAS). Cette association a fait réaliser une BD intitulée Espace protégé qu’elle diffuse auprès des élèves de CE2 à la fin de ses séances de prévention. C’est cette BD que nous nous proposons d’étudier. D’un point de vue théorique, cette enquête s’inscrit dans un renouvellement des problématiques de la réception. En effet, pendant longtemps, on a réduit la question de la réception des médias populaires à celle de la résistance des classes dominées. Or, cette insistance sur la création de sens non voulu par l’émetteur risque de conduire à masquer le phénomène d’appropriation esthétique du message (Allard, 1994). L’un des moyens de dépasser cette question de la « résistance » du récepteur pour comprendre les phénomènes simultanés de compréhension créative et d’appropriation sensible du message est d’étudier la réception des BD de prévention.

Mots-clés

  • bande dessinée
  • prévention
  • réception
  • incommunication
  • abus sexuels

Références bibliographiques

  • En ligneAllard, L., « Culture de masse expérience esthétique et communication », Réseaux, n° 68, 1994.
  • Ang, I., Watching Dallas, Methuen, 1985.
  • En ligneCorner, J., « Genres télévisuels et réception », Hermès, n° 11-12, 1993.
  • En ligneDayan, D., « Les mystères de la réception », Le Débat, n° 71, 1992.
  • En ligneHall, S., « Codage, décodage », Réseaux, n° 68, 1994.
  • Joas, H., La Créativité de l’agir, Cerf, 1999.
  • McCloud, S., L’Art invisible : comprendre la bande dessinée, Vertige Graphic, 1999.
  • Méadel, C. (dir.), La Réception, CNRS Éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2009.
  • Morley, D, The “Nationwide” Audience, British Film Institute, 1980.
Éric Dacheux
Éric Dacheux est professeur des universités en sciences de l’information et de la communication à l’Université Blaise Pascal où il anime le groupe de recherche « Communication et Solidarité ». Il fut le responsable scientifique du colloque BD et solidarité (Roanne, octobre 2008) et anime la collection « Les Essentiels d’Hermès » (CNRS Éditions). Dernier livre paru : Communiquer l’utopie : économie solidaire et démocratie (L’Harmattan, 2007).
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/31580
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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