1Comment la bande dessinée rend-elle compte de l’argent ? Comment sont pensés les liens entre argent et lien social ? L’argent est certes d’abord un outil du quotidien et, comme tel, peu intéressant pour la dynamique de récits où l’intrigue repose sur des faits qui sortent de l’ordinaire. Il peut certes constituer un bon motif pour faire courir les personnages ; il est alors un MacGuffin, c’est-à-dire un ressort narratif fondamental dont la nature même importe peu, au même titre que des secrets, des parchemins ou un trésor quelconque [1]. Il peut aussi constituer un élément symbolique majeur employé dans le développement du récit [2]. L’argent, enfin, peut être situé au cœur de récits dont le propos est précisément de proposer une réflexion critique à son sujet. Cette réflexion présente des niveaux d’explicitation variable : depuis des récits dont l’argent est au cœur de la construction tout en étant relativement masqué (une bonne part des Lucky Luke ou, dans Tintin, L’Oreille cassée, 1937) jusqu’à des récits dont l’objet est immédiatement lié à la monnaie dans l’esprit du lecteur (Le Schtroumpf financier, 1992 ; Achille Talon et l’Archipel de Sanzunron, 1985). C’est sur ces derniers que ce texte se concentrera, à défaut de pouvoir mener une investigation plus étendue.
2Certains récits délivrent la contre-utopie de l’introduction de l’argent dans une société qui ne la connaissait pas ou guère, pour développer une vision des conséquences de la présence nouvelle de l’argent (il s’agit donc d’un problème d’incorporation de la monnaie dans un groupe social). On trouve là en particulier les fables que représentent Obélix et Compagnie (1976) et Le Schtroumpf financier (1992). D’autres récits proposent le cheminement inverse et, partant de sociétés monétarisées, proposent de réfléchir à l’utopie que constitue l’absence d’argent, ou le renoncement à une société où circule et domine l’argent ; on trouve là en particulier la logique de cette échappée caustique que représente Achille Talon et l’Archipel de Sanzunron.
Du danger de déchoir du monde enchanté
3Certaines histoires explorent les conséquences de la monétarisation sur une communauté donnée. Comme signalé ci-dessus, on peut citer deux récits où la démarche est particulièrement évidente : Le Schtroumpf financier d’abord, Obélix et Compagnie ensuite. Les deux univers ont quelques proximités : les personnages principaux sont unis dans une communauté à l’identité très forte, où la réciprocité est le moteur de la vie sociale, où l’extérieur représente d’abord un danger et, en conséquence, un facteur puissant d’unité interne. La monétarisation forcée qui intervient et constitue le cœur narratif de chacune des histoires a des effets différents mais invariablement néfastes.
Des communautés où règnent la générosité et le désintéressement
4L’univers des Schtroumpfs ne connaît ni la monnaie ni les relations marchandes. Les Schtroumpfs se différencient les uns des autres par leurs compétences ou leurs centres d’intérêt variées, qui seuls permettent de les distinguer puisque, physiquement, ils sont presque tous interchangeables. Chacun est dépendant des autres : il faut bien un paysan, un pâtissier, un bricoleur, etc., pour constituer une société qui fonctionne. Tout se donne en fonction des besoins des uns et des autres – c’est à chacun selon ses besoins, de chacun selon ses compétences. La gratuité est une notion si constitutive de la vie sociale que le mot n’existe pas. Le don est magnifié, ce qui explique que le Schtroumpf farceur puisse continuer, à longueur d’histoires, à surprendre son monde en offrant un cadeau qui invariablement saute à la figure de son destinataire. Nombre de repas se prennent en commun. La singularisation d’un Schtroumpf venant se substituer à l’autorité naturelle du Grand Schtroumpf se traduit invariablement par une catastrophe qui affecte l’ensemble de la communauté, et, devant cette évidence, il finit par retourner, honteux, à sa place (exemple, Le Schtroumpfissime).
5L’univers d’Astérix est moins clos que celui des Schtroumpfs, mais il présente quelques similitudes. L’argent existe, de même qu’existent des commerces (le poissonnier Ordralfabétix, le forgeron Cétautomatix), mais il n’est pas l’objet de rivalités, et l’économie ne connaît pas de conflit économique (le conflit rituel qui oppose le poissonnier et le forgeron au sujet de la fraîcheur du poisson vendu par le premier est d’un autre ordre). Le village gaulois représente une communauté soudée, qui n’exclut pas les luttes intestines dont la répétition est un gage de stabilité. Si les repas ne sont pas pris en commun, la fête qui achève invariablement les récits rassemble tous les villageois, même si le barde Assurancetourix est systématiquement ligoté et bâillonné pour l’empêcher de nuire. L’un des vecteurs de perturbation du village est l’apparition d’une singularité nouvelle, plus forte que les autres, heurtant l’autorité naturelle du chef et l’ordre traditionnel du village.
Sources extérieures de l’introduction de la monnaie
6Que ce soit chez les Schtroumpfs ou chez Astérix, l’argent est un vecteur de transformation sociale car il redistribue les cartes du pouvoir en créant une répartition spécifique de la richesse. Dans le premier cas, c’est un Schtroumpf qui introduit, par fascination, la monnaie dans sa société, sans compréhension initiale de ce qu’elle signifie ; dans le second cas, celui qui introduit la monnaie est un agent extérieur dont l’objectif est de vaincre le village gaulois. Sa visée est directement négative, et sa compréhension de la signification de l’argent est très claire, puisqu’il dispose devant ses yeux, à Rome, de l’exemple de ces hauts dirigeants décadents parce qu’enrichis.
7Chez les Schtroumpfs, un signe annonciateur de la catastrophe ouvre le livre : le Schtroumpf farceur ne parvient pas à offrir son cadeau explosif ; son destinataire voit juste et refuse d’en être la victime. La mécanique du don est enrayée. Un autre Schtroumpf, celui qui va introduire la monnaie dans le village, a découvert son usage dans la société humaine. Olivier, aide du mage Homnibus, lui a expliqué : « Chez nous, tout se paye, tout s’achète, tout se vend, avec de l’argent ! (…) Ici, il faut de l’argent pour tout. » Au point que, pour avoir un revenu, il faut travailler ; que, si l’on ne travaille pas, il faut mendier de l’argent ; que l’on peut en emprunter, contre intérêt, etc. Cette découverte fascine notre Schtroumpf qui va désormais n’avoir de cesse que de « schtroumpfer de la monnaie » et va, ce faisant, introduire le vice dans la société des Schtroumpfs, communiste par bien des aspects.
8L’or devient la matière de la monnaie, sur le modèle de la société humaine médiévale voisine. Il est abondant à proximité du village mais inutilisé, car considéré comme inutile. Le Schtroumpf mineur, qui n’extrait que le silex, dont le maçon a besoin, dit même de ce métal : « Quelle saloperie ! (…) Il brille, mais c’est tout ! » À l’aide d’autres Schtroumpfs, celui qu’on appellera financier fond donc de la monnaie, à l’effigie du Grand Schtroumpf (qui est incapable de donner son avis car alité à la suite d’un accident) et la distribue à la manière schtroumpf : à parts égales pour chacun – sauf lui, qui s’octroie double part, apparemment sans esprit de lucre, mais comme récompense pour son innovation. Et, sur cette base, il propose et annonce en même temps que désormais il faudra, comme chez les humains, utiliser l’argent pour échanger. Payer, être payé, évaluer les choses (un passage de l’histoire concerne ces prix qu’il faut bien fixer, et que le Schtroumpf financier propose de fixer en fonction d’une sorte de valeur-travail), ce sont d’abord des nouveautés amusantes pour ces Schtroumpfs à l’esprit enfantin.
9Dans Astérix, la perturbation est purement exogène, car la monétarisation est le résultat d’une stratégie concoctée pour César par Caius Saugrenus, un jeune « néarquien » (c’est-à-dire ancien élève de la Nouvelle école d’affranchis), consistant à développer chez les Gaulois de ce village « l’appât du gain », avec pour hypothèse que « l’or, le luxe vont les affaiblir » et les occuper. Pour cela, il se fait acheteur de menhirs auprès d’Obélix, haussant régulièrement le prix de ses achats, demandant qu’il en livre toujours plus. Obélix ne comprend rien à cette économie, lui qui, jusqu’ici, fournissait des menhirs à ceux qui en avaient besoin non pas contre monnaie mais en échange d’autre chose. Mais il se prend au jeu, Caius Saugrenus lui ayant soufflé l’utilité de l’argent : « Mais oui ! c’est intéressant d’avoir de l’argent. Tu peux acheter des tas de choses à manger… Tu seras l’homme le plus riche de ton village, donc, le plus important. » Un changement dans la hiérarchie des valeurs qui frappe Obélix.
Vénalité et compétition sociale
10Le système engendre très vite des inégalités. Chez les Schtroumpfs, ceux qui produisent des choses utiles à tous (le pâtissier, par exemple) accumulent vite des pièces, qu’ils déposent auprès du Schtroumpf financier moyennant un intérêt de 6%. Les autres, et particulièrement le Schtroumpf paresseux (que travailler indispose), se retrouvent vite sans argent et doivent s’endetter auprès du Schtroumpf financier, qui leur impose un intérêt de 10 %. Dans le même temps, le bel esprit de partage, que symbolisaient la prise en commun des repas et les multiples attentions, gestes, coups de mains et cadeaux entre Schtroumpfs, disparaît rapidement. Le Schtroumpf cuisinier, après avoir dû payer ses ingrédients, fait payer son repas. Le Schtroumpf paresseux doit un repas à un geste du Schtroumpf pâtissier, un don qui auparavant n’était pas une faveur mais tout simplement la règle.
11Le village est pris d’une activité débridée, qui provoque un stress important. Les Schtroumpfs produisant des choses non directement utiles sont marginalisés (schtroumpfs farceur, musicien, poète). La Schtroumpfette continue d’apporter des soins bénévoles au bébé et au Grand Schtroumpf, malade, mais ne reçoit pas de revenu pour cela. Le pont effondré appelle des travaux coûteux, et la solution adoptée est une privatisation du bien commun par l’instauration d’un droit de péage au bénéfice du Schtroumpf financier qui aura payé les travaux. La corruption apparaît, sous la forme d’enveloppes glissées pour obtenir le marché de tel matériau nécessaire pour ces travaux. Le temps de l’activité de travail limité des Schtroumpfs ne satisfait plus le Schtroumpf bricoleur, devenu maître d’ouvrage sur ce chantier.
12Dans le village gaulois, la nouvelle obsession monétaire d’Obélix le coupe de son ami Astérix. Il refuse de partir en forêt chasser le sanglier car il n’en a plus le temps ; il embauche du personnel pour produire des menhirs et pour chasser des sangliers à sa place (et à celle de ses employés). Caius Saugrenus lui glisse que ses vêtements ne siéent plus au personnage qu’il est devenu, et le voilà bientôt affublé d’un vêtement montrant sa richesse avec vulgarité. Devant les conséquences sociales de cette transformation, Astérix a l’idée de la pousser à son terme logique en incitant le poissonnier Ordralfabétix et le vieil Agécanonix, bientôt suivis par le forgeron sans doute jaloux du poissonnier, à développer eux aussi leur activité de production de menhirs. Saugrenus en vient donc à acheter à d’autres producteurs. Tout le village ou presque se réorganise vers cette activité. Ceux qui ne l’ont pas développée sont socialement marginalisés – ainsi Bonnemine, la femme du chef, qui « n’ose plus se montrer devant ses amies… leurs mains sont pleines de sesterces ». La richesse est devenue le critère central de la vie sociale. Autre problème, les sangliers de la forêt font l’objet d’une chasse acharnée et il est difficile de résister à cette captation privée d’une richesse qui naguère était un bien commun.
Effondrement et retour à la raison
13Deux événements vont précipiter l’effondrement de l’économie monétaire schtroumpf. Le premier relève d’une menace extérieure profitant du vice produit par la monétarisation. Gargamel, en effet, a compris ce qui se passait au village des Schtroumpfs et décide d’en profiter : la monnaie va être le moyen par lequel il va capturer tous les Schtroumpfs. Il fabrique des fausses pièces (du plomb peint en or) et les répand sur le sol à proximité du territoire des Schtroumpfs. « Votre cupidité vous perdra tous ! », lance-t-il. Il capture un Schtroumpf et exige pour rançon tout l’or des Schtroumpfs. Grâce à l’esprit du Grand Schtroumpf, remis sur pied, l’affaire tourne à l’avantage des Schtroumpfs, mais le retour au village est problématique : le Grand Schtroumpf voudrait faire une grande fête, mais qui paiera ? On renonce, et tout le monde est dépité : le monde des Schtroumpfs est proprement « désenchanté ».
14Le second événement qui produit l’effondrement de cette économie monétaire est la conséquence de la prise de conscience de ses conséquences sociales destructrices et le refus moral final de la monnaie. Alors que le Grand Schtroumpf observe les dégâts sociaux causés par la monétarisation (stress, vénalité généralisée, déperdition du geste gratuit, accusations d’escroqueries), la Schtroumpfette lui apporte son médicament sans rien lui demander en retour. Mais le déclencheur est un Schtroumpf qui, excédé, décide de quitter le village. Tous les autres décident de le suivre. Devant cette fuite, le Schtroumpf financier obtient le paiement de ses créances, se retrouve immensément riche, propriétaire de tout le village, mais seul et incapable de vivre de la sorte. Il finit par tout rendre aux Schtroumpfs, qui rentrent au village. Le récit se clôt sur une fête où l’on voit que l’or a été transformé en instruments de musique.
15Dans le village gaulois, deux facteurs de même ordre vont contribuer à la fin de l’expérience : l’un est extérieur, l’autre est moral. Le facteur externe est une sorte d’effet boomerang de la stratégie de Caius Saugrenus sur l’économie romaine. Il transfère en effet à Rome les menhirs qu’il a achetés (au prix fort, pour quelque chose d’inutile !). Une fuite en avant s’instaure pour écouler ces menhirs : un plan marketing en crée le besoin, qui enrichit, dans un premier temps, l’administration romaine ; puis des producteurs locaux interviennent sur ce nouveau marché et réclament la fin des importations gauloises. Une guerre des prix intervient qui met les finances impériales sur le flanc. César fait arrêter l’opération qui tourne à la catastrophe et Caius Saugrenus, revenu dans le camp romain qui jouxte le village d’Astérix, cesse ses achats. Le facteur moral vient d’Obélix qui, las de cette activité, a décidé de revenir vers Astérix et à sa vie simple. L’arrêt des achats romains et la sortie d’Obélix provoquent une bagarre générale dans le village, bientôt retournée contre le camp romain. Quant aux sesterces amassés dans le village, la crise romaine les a réduits à pas grand chose car le sesterce a été dévalué.
16Voilà donc deux micro-sociétés où l’argent n’a pas, ou quasiment pas, de place ; leur monétarisation les fait déchoir de leur monde enchanté et il n’y aura de retour à l’état d’esprit précédent que lorsque l’argent aura été bouté hors de la communauté. Une petite différence tient à l’articulation des motifs extérieurs et moraux de l’effondrement du système : alors que chez les Schtroumpfs, c’est le facteur moral qui est déterminant, dans le village gaulois c’est d’abord la crise romaine qui est déterminante. Au-delà de ces divergences, ces deux récits montrent une critique acerbe de l’argent, un refus de la monnaie dans un monde enchanté et une valeur morale du message mettant en garde contre les dérives de la cupidité qu’engendre implacablement l’usage de l’argent.
Chausse-trappes et désillusions : les lois de l’argent expliquées aux enfants
17À contre-pied de ces fables de monde enchanté que l’introduction de l’argent pervertit, il existe des histoires où l’on met en avant ce que l’on prétend être les vraies lois de l’argent dans le monde moderne. Achille Talon, avec un certain degré de causticité dans le rappel à l’ordre, est assez représentatif de cette tendance.
18Dans l’Archipel de Sanzunron, l’auteur, Greg, souligne qu’un monde sans monnaie n’est qu’illusion et tromperie. Il s’agit d’un récit caustique où la société dont il est impossible de sortir est celle moderne, riche, industrielle, urbaine, armée de banques, où abondent, hélas, malfrats et gogos, au détriment de l’ordre et de la raison. Ceux qui croient revenir au paradis perdu en partant sur une île où l’on a aboli la monnaie sont seulement des gogos que des malfrats font tomber en servitude. Au premier rang de ces gogos se trouve Lefuneste, l’éternel voisin, allié et rival ridicule d’Achille Talon, qu’une publicité vantant la simplicité et l’abandon des lourds oripeaux de la civilisation sur une île lointaine, l’île de Trokhatouva, séduit immédiatement. Talon lui emboîte le pas, non sans pressentir que cette affaire n’est qu’un mauvais traquenard.
19On pourrait croire que l’Archipel de Sanzunron est écrit contre la thèse du Schtroumpf financier. Avant le départ, Talon s’endort en effet sur ces songeries : « Un pays sans argent, sans fisc, sans banque… où chacun apporterait simplement ses petites compétences personnelles à la communauté… Question : rêve ou réalité ? Le doute m’assaille… » S’ensuit un rêve où Talon découvre un monde préhistorique sans monnaie, mais loin des mondes enchantés où se trouvent Schtroumpfs et Gaulois d’Armorique, loin aussi de l’Éden des origines (auquel le banquier de Talon, monsieur Pactoll avait déjà fait référence pour illustrer sa circonspection à l’égard de Trokhatouva : « Adam et Ève non plus ne connaissaient pas l’argent ; or, nous leur devons tout… », dit-il finement, p. 8). Ce monde préhistorique rêvé par Talon est déjà perverti, même sans argent. Talon y développe des compétences qui font de lui le centre de l’économie préhistorique ; il accumule les richesses et les honneurs, il devient objet de désir, et s’empâte. L’absence de monnaie n’exclut pas le développement d’un système de troc et une polarisation dangereuse de la richesse. Ce rêve s’achève sur un dialogue avec son banquier, qui lui conseille de recourir à lui. C’est ce qu’il fait effectivement le lendemain, en préparant avec lui un plan de sauvetage.
20Sur l’île de Trakhatouva, le sourd pressentiment de Talon se réalise. Les gentils vacanciers sont enrôlés pour travailler dur et gratuitement, au bénéfice des organisateurs mal intentionnés de ces séjours. Les relations interindividuelles dans cet univers sans argent sont marquées par le troc, qui produit incertitude, violence et domination ; ainsi Lefuneste se retrouve-t-il à devoir laver des tonnes de chaussettes à la suite d’une négociation malheureuse. La sortie de ce traquenard est en deux temps. Dans un premier temps, Talon s’improvise notaire et intermédiaire de crédit, en écrivant, conservant et garantissant des reconnaissances de dettes et de créances bilatérales. Il ne fait pas crédit, n’émet pas de monnaie, mais sert en quelque sorte de commissaire aux échanges bilatéraux, établissant ainsi une confiance entre les habitants que les trocs bilatéraux sans garantie ne permettaient pas de construire.
21Cette position à la fois centrale et hiérarchiquement supérieure à l’échange permet donc que se développent des échanges interindividuels, au point que se noue un ensemble de relations de créance et de dettes bilatérales. Faisant face à ce qui allait extraire les habitants de l’île de leurs griffes, les malfrats interviennent en détruisant les moyens de production de chacun. Conséquence de ce désastre, Talon doit se soustraire à la vindicte populaire, car tous comprennent que la garantie que Talon prétendait offrir aux transactions n’était assise sur rien de concret. Dans un second temps, Talon est secouru par son banquier, Pactoll, qui, tel un deus ex machina, achève de sauver ce petit monde fourvoyé. Les malfrats sont ruinés, car Pactoll leur annonce l’effondrement de la valeur des placements du chiffre d’affaires de la vente des produits de l’île (par le travail gratuit des gogos, sous la banderole « Votre travail fait notre joie » et sous la surveillance d’hommes en armes). Pactoll et Talon réintroduisent une autorité, créent une souveraineté et introduisent les techniques bancaires modernes.
22Cette fable vise à montrer que les prétentions à revenir à une société simple où les relations d’argent ont été abolies sont d’une naïveté dangereuse. La solution proposée par l’auteur, Greg, se trouve dans la réinvention de la monnaie et surtout de la banque.
23Ce conservatisme se retrouve dans La Loi du Bidouble (1981), où le docteur Fo-Pli, un ami de Talon, a inventé une machine qui dédouble la matière. Elle attire une bande de crapules qui lorgnent sur cette machine susceptible de leur fournir puissance, pouvoir, richesse. Sauf que ce dédoublement de la matière n’est pas parfait : Greg réintroduit le résultat fantastique du Bidouble dans le réel, en postulant que la matière ainsi dédoublée finit par diminuer en volume de moitié. Cette « loi du Bidouble » suffit à abolir tout intérêt pour cette machine. Or, voici comment cette loi est mise au jour : après avoir fait main basse sur le Bidouble, le chef de la bande, Pugnan-Lodyeu, a commencé par dédoubler de l’argent afin de faciliter ses faux frais.
24Leur première dépense s’est faite auprès d’un commerçant du village voisin de la propriété de Fo-Pli. Celui-ci a accepté un billet de forte valeur, en paiement d’une broutille, rendant la monnaie à cet étrange client. Mais une fois celui-ci parti, le gros billet ne tarde pas à perdre la moitié de sa taille. Peu après, lorsque Talon, sur la piste des malfrats, entre chez ce commerçant, celui-ci trouve dans sa caisse un billet de banque « frappé d’atrophie ». La « loi du Bidouble » revêt ainsi un sens économique d’une grande clarté : il s’agit de la théorie quantitative de la monnaie, selon laquelle l’accroissement de la masse monétaire n’a d’autre effet que de produire de l’inflation, faisant perdre de sa valeur à la monnaie proportionnellement à l’accroissement de sa masse. La leçon que donne Greg double ainsi celle de l’Archipel de Sanzunron. Elle consiste à dire : méfiez-vous des marchands d’utopie, craignez tout autant la démultiplication de la monnaie, qui réduit d’autant plus sa valeur qu’elle est massive, que son abolition, qui la rend d’autant plus nécessaire qu’elle est inaccessible.
Conclusion
25Ce petit tour d’horizon de quelques histoires d’argent assez simples n’est certes pas représentatif de son traitement par la bande dessinée. Étendre le champ d’investigation donnerait cependant à voir des représentations généralement fortement négatives de l’argent. Par exemple, les aventures de Lucky Luke scénarisées par Goscinny présentent une économie explosive soumise aux pulsions de captation de la richesse par des hors-la-loi tels que les frères Dalton. Par la hiérarchisation sociale que produit la possession de l’argent, par la polarisation des comportements sur sa recherche et son accumulation, il est généralement vu comme un danger pour la société, et non pas un facteur de lien social.
26Ce problème de la quantité, consubstantiel de l’argent, se double facilement de qualités déplorables : l’argent est un vecteur d’immoralité ; la fausse monnaie est un symbole de crises plus larges ou de sociétés où les règles sont en construction (Tintin et Le Crabe aux pinces d’or, 1941 ; Lucky Luke et Le Magot des Dalton, 1980…) ; l’introduction de l’argent dans un groupe humain qui l’ignorait produit des conséquences terribles sur la sociabilité et la capacité de vivre ensemble en harmonie (Obélix et Compagnie, Le Schtroumpf financier…). Quant aux formes prises par la monnaie, elles importent finalement peu. À ce sujet, L’Ambassadeur des Ombres (1975), dans la série Valérian, est assez clair : la forme monétaire n’est pas un problème, elle doit juste s’adapter au contexte. Le transmuteur grognon de Bluxte, ce précieux petit animal qui reproduit (par la mixtion) tout type de monnaie selon la quantité demandée, symbolise cette capacité à transiter d’une forme à une autre en fonction des besoins.
27L’argent est donc porteur de vices moraux et engendre des crises économiques et sociales. Mais une société sans argent est un conte pour enfants que dénonce Greg dans l’Archipel de Sanzunron. Une question majeure est alors non pas de savoir si l’on peut accéder à de telles sociétés enchantées, mais comment vivre dans une société désenchantée, avec l’argent, et dans quelle mesure l’existence de l’argent est humainement supportable. Là, des récits de science-fiction, mais aussi tout récit structuré autour d’un motif de type chasse au trésor, fournissent des éclairages partiels, souvent pessimistes lorsqu’il s’agit de récits de science-fiction, pointant les conséquences désastreuses que produirait le franchissement de certaines limites.
Notes
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[1]
Voir par exemple la trilogie de Blueberry autour de l’or des Confédérés : Chihuahua Pearl, L’Homme qui valait 500 000 dollars, Ballade pour un cercueil (1973), Dargaud, par Jean Giraud et Jean-Michel Charlier.
-
[2]
Dans Le Crabe aux pinces d’or, les fausses pièces de 20 francs que détiennent les Dupondt au début de l’histoire sont une préfiguration du faux sur lequel l’intrigue est construite, à savoir ces boîtes de crabe remplies d’opium.