CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Il existe très peu d’ouvrages d’étude ou de critique sur le sujet complexe de la bande dessinée en ligne. Créées numériquement et distribuées sur Internet ces BD couvrent toute la gamme, des strips traditionnels à des œuvres d’avant-garde et expérimentales qui peuvent également incorporer une imagerie issue de la photographie, de la vidéo, des bandes son, de l’animation… Dans une optique plus communicationnelle que techniciste, nous tâcherons d’examiner comment Internet peut influer sur les pratiques des auteurs et des lecteurs de bande dessinée, ainsi que sur les schémas relationnels qui lient ces derniers. Pour ce faire, nous étudierons un site particulier, Webcomics.fr, site français soutenu par la Direction départementale de la jeunesse et des sports de Moselle et The Book Edition, éditeur en ligne qui imprime les ouvrages à l’unité à la demande du lecteur. Selon les trois administrateurs du site, celui-ci aurait reçu plus de 150 000 visiteurs depuis son ouverture. Preuve de sa notoriété croissante, Webcomics.fr a été cité par plusieurs médias (France Inter, BD Bodoï) et quelques rapports sur la culture [1]. À travers l’analyse du site Webcomics, nous nous intéresserons, tout d’abord, aux objectifs et à la description du site. Ensuite, nous nous intéresserons aux différents degrés d’interactivité du site. Enfin, nous nous attarderons sur les modalités de l’interaction entre le lecteur et le site.

Le site Webcomics : un cas de publication de la BD en ligne

2Le portail Webcomics.fr héberge des bandes dessinées, publiées par plus de 200 auteurs dans plus de 370 récits. Contrairement à ce que son nom pourrait laisser supposer, il n’est pas du tout consacré aux comics américains. Il est centré sur la BD francophone, même si une rubrique est consacrée aux mangas.

Objectifs du site Webcomics

3La place croissante accordée à la bande dessinée numérique dans les discours critiques spécialisés contraste avec les audiences encore timides enregistrées par les récits publiés en ligne. C’est pourquoi les administrateurs du site cherchent à élargir le lectorat de la BD en ligne L’ouverture du site Webcomics répond à trois objectifs énoncés par les rédacteurs du site [2] :

  • initier une vraie communauté de lecteurs de BD en ligne, en s’appuyant sur les outils offerts par les réseaux sociaux tels que Facebook ;
  • promouvoir la publication de contenus rédactionnels autour de la BD en ligne par leurs propres lecteurs et auteurs, sur les sites communautaires ;
  • poursuivre le développement de Webcomics.fr ; version multilingue, options de récits non linéaires, fonctions dédiées aux labels et collectifs d’auteurs, nouveaux partenaires pour proposer plus de produits dérivés…

Principes de fonctionnement

4Le site fonctionne sur trois principes. Le premier est l’hébergement gratuit de BD mis en ligne. Pour se voir publier l’internaute doit demander une invitation : il propose son projet aux administrateurs du site. Ceux-ci disent ne pas exercer de jugement sur le fond ou la forme de la BD, mais demande que le candidat connaisse les principes de la publication en ligne et justifie le choix de publier sur ce site. Le deuxième principe est l’acception d’une licence « Creative Commons », le contributeur ne reçoit aucune rémunération et accepte la reprise libre de droit des extraits des planches publiés sur le site. Le troisième principe est celui de la mise à disposition d’outils très simples permettant des formes de publication moins contraignantes que sur les blogs. Les textes peuvent être publiés planches par planches ou par chapitre archivé, les auteurs peuvent utiliser des liens hypertextes, de l’animation, du son de la vidéo, etc.

La page d’accueil

5La page d’accueil s’ouvre sur une image (un tag) d’une BD mise en valeur. Il suffit de cliquer sur cette image pour voir défiler les planches. La page d’accueil présente aussi les images et les titres des séries mises à jour, une interview, le blog de l’équipe et une rubrique « échos ». La plupart des BD sont publiées sous la forme de feuilleton à parution régulière ; les planches ont un format horizontal ; les couleurs sont choisies volontairement parmi la gamme de couleurs imprimables ; tout est réalisé par infographie avec une tablette graphique, certains décors intègrent des graphismes 3D ; l’interactivité et l’animation sont mises à contribution à travers l’usage de gif animés, de javascript, de dhtml, d’images map et aussi de Macromedia.

6 L’internaute peut naviguer entre les œuvres et il construit son parcours, soit en cliquant sur les œuvres mises en avant soit en utilisant les tags du site. Chaque jour pendant un mois, les concepteurs du site proposent aux internautes une bande dessinée d’un auteur professionnel ou amateur. Ces bandes dessinées en ligne sont accompagnées de liens vers le site personnel des auteurs, un moyen de faire connaître son travail aux internautes.

7 Dans cette première partie de notre contribution, nous avons montré que le site cherche à répondre aux besoins des auteurs de bandes dessinées qui ne disposaient pas d’un outil de publication en ligne adapté. Nous allons, dans la partie suivante, étudier les choix de navigation et l’interactivité de ce site.

Choix de navigation et interactivité

8Pour analyser l’interactivité sur le site Webcomics, nous tâcherons d’étudier les voies d’accès aux bandes dessinées afin de voir comment l’internaute est sollicité pour l’accès aux œuvres édités sur le site.

Multiplication de voies d’accès aux BD

9Sur le site Webcomics, on trouve deux niveaux, deux formes d’interactivité. La première forme, la moins implicante, consiste à se contenter de choisir entre plusieurs voies préétablies (exemples : accès par auteur, le lien « Parcourir tous les webcomics »). Le lecteur peut ainsi s’approprier le montage (le choix de l’ordre des cases) de la BD de manière beaucoup plus consciente et volontaire que dans une lecture d’album. Encore faut-il maîtriser la navigation, ce qui pose la question de « l’acculturation technique chez les usagers » (Chambat 1994).

10 Le principal frein pour l’auteur est une perte relative de pouvoir sur le déroulement du récit, et le fait que tout ce qu’il réalise ne sera pas forcément lu par tous puisque certains embranchements peuvent se faire au détriment d’autres. Cela demande donc une approche différente de la narration, moins axée sur le déroulement linéaire des événements et plus sur les relations entre ces derniers. Le résultat s’apparente à ce que peut produire un livre-jeu. Techniquement il s’agit d’appliquer au récit les propriétés de l’hypertexte ou de la base de données, l’auteur doit donc élargir son champ de compétence pour intégrer celles d’un « designer d’interactivité » ou d’un « game designer ».

Implication de l’internaute

11La seconde forme d’interactivité est plus implicante. Le lecteur devient co-auteur de la bande dessinée. Il doit, pour cela utiliser les moyens de communication proposés sur Webcomics, tels que l’envoi de commentaires, l’inscription sur les forums, l’exposition de projets pour les auteurs, l’email ou le tchat. L’internaute n’est plus un simple lecteur, mais devient membre de la communauté du site et, à ce titre, participe non seulement à l’évolution de certaines BD, mais plus encore devient l’un des parties prenantes du site.

12 Ce type d’interactivité se heurte à deux difficultés. La première est que l’auteur doit pouvoir investir beaucoup de temps s’il veut que ces BD évoluent à un rythme suffisamment rapide pour garder l’intérêt de la communauté qui se constitue autour de son œuvre.

13 La seconde difficulté est, justement de transformer le lecteur occasionnel de la BD en membre actif de la communauté de fans. L’auteur doit, à la fois, être capable de proposer un univers attractif susceptible de réunir une véritable communauté de lectorat et être en mesure d’animer et de maintenir cette communauté.

Vers la fin de la mise en page ?

14La bande dessinée est un art séquentiel (Esiner, 1998) et un média froid (McLuhan, 1968). À ce double titre, elle « inclut à la fois un message et une mise en forme qui dépend en partie des intentions de l’auteur, de l’apport de l’éditeur, du support ou médium » (Bougnoux 1991). En théorie, une bande dessinée interactive offrirait donc la possibilité au lecteur de choisir son chemin de lecture sans subir un schéma linéaire commençant à la première case et terminant à la dernière. Mais une possibilité offerte n’est pas forcément une possibilité utilisée. Ne serait-ce que parce que, d’une part, un certain nombre d’auteurs caressent le rêve secret de se faire éditer en album et restent donc très près d’une narration papier et que, d’autre part, la navigation de BD en BD demande des compétences techniques bien supérieures à celles que réclame le zapping télévisuel. Bien sûr, l’animation peut conduire à la disparition de la mise en page, mais elle conduit du même coup à la dissolution de la BD dans du dessin animé.

15 Il faut pour conclure, cette seconde partie, bien s’entendre sur la notion d’interactivité. Que le lecteur ait à cliquer sur une vignette pour poursuivre la bande dessinée n’est pas à proprement parler de l’interactivité puisque la trame narrative ne s’en trouve pas modifiée. Par contre, le site Webcomics favorise une interactivité véritable à deux niveaux. Tout d’abord, il offre la possibilité d’échapper à la linéarité induite par les habitudes de lecture en facilitant un parcours à rebours de la BD (lire le dernier épisode avant les autres via la page d’accueil). Ensuite, il permet au lecteur de devenir partie prenante d’une communauté éditoriale autour d’un auteur. Ce qui n’est possible que si l’auteur accepte le rôle d’animateur qui lui est dévolu (d’où la demande d’informations préalables sur ses motivations).

L’interaction entre les lecteurs et le site

16Gaëtan Tremblay mentionne l’avènement de la diffusion de la culture sur Internet comme forme institutionnalisée de marchandisation des produits culturels substituant une logique de « club » à la logique précédente de « flux » (Tremblay 1997). Effectivement, le site Webcomics peut être classifié dans une telle logique de club. Il propose notamment des BD « à la carte » [3] et là encore, le consommateur ou utilisateur, sollicité dans sa contribution, pourra co-construire et personnaliser son « programme », à un niveau cette fois plus global.

Les lecteurs de bandes dessinées en ligne

17Les lecteurs internautes de bandes dessinées en ligne sont décrits par T. Campbell [4] dans un ouvrage consacré à la bande dessinée comme « […] jeunes, leur fourchette d’âge allant de dix-huit ans à une trentaine d’années, la majeure partie ayant une vingtaine d’années ». Ceux que T. Campbell nomme « internautes de naissance », c’est-à-dire des individus qui, en « vivant avec le Web » ont été témoins de ses évolutions et en sont acteurs, possèdent d’autres traits caractéristiques. « La proportion de lecteurs féminins ou masculins apparaît plus équilibrée que celle des albums BD […]. Ces lecteurs sont suffisamment aisés pour se permettre une connexion haut débit et suffisamment libres pour découvrir des distractions inhabituelles. […] Ils sont exaspérés par la fadeur de la ville idéale et parfaite présentée dans la plupart des strips américains ; leur sens de l’humour est plus spirituel, plus grossier, plus extravagant » (Withrow et Barber, 2007).

Discours dialogique ou simple réactivité ?

18Si le « dialogue » avec le média interactif peut devenir un discours dialogique, il demeure jusqu’à présent un discours de type monologique où l’utilisateur humain n’a d’autres possibilités que de tenir la position réactive, ne pouvant que formuler un choix sur la base de sollicitations du dispositif. Quelles que puissent être les bifurcations de parcours et les cascades de choix d’une BD, on conviendra ici avec Françoise Séguy (2000) qu’en place d’interactivité, nous avons surtout affaire à une simple réactivité.

19 Un autre type d’interactivité peut néanmoins être entrevu dans le registre d’un échange effectivement dialogique, où le dispositif autorise le rôle de partenaire dans un dialogue plus effectif. Une telle interactivité s’affirme dans certaines rubriques (exposez votre projet, invitation, forums, Blog, etc.). Dès lors, de telles actions de la part de l’utilisateur ne sont plus seulement des réponses limitées à un choix contraint, mais elles attestent de contributions volontaires et créatives.

Réactivité, créativité, jouabilité

20À travers l’analyse de l’architecture du site Webcomics, nous avons remarqué que l’utilisateur est tantôt en position réactive, tantôt en position créative. À travers ces commentaires, il apporte des modifications qui viennent s’intégrer au document et accède par là à la possible production de contenus qui contribuent à l’énoncé. À travers l’exemple de l’image comme voie d’accès d’une BD à une autre, le dispositif illustre la notion d’image actée (Weissberg, 1999). Surtout, la possibilité de jouer avec les différentes techniques proposées par le site nous invite à rejoindre les propos de Jean-Louis Boissier, quand il évoque autour des interfaces multimédias, non plus la visibilité ou la lisibilité, mais dès lors la jouabilité du dispositif (Boissier, 2001).

21 Nous avons vu, dans cette dernière et troisième partie de notre étude, que le lectorat de la BD en ligne est moins divers que celui de la BD diffusée en librairie. Il est majoritairement composé d’internautes ayant grandi avec le Web. Ces derniers peuvent sur le site se contenter d’être dans une position réactive (lire l’une des BD proposées), ils peuvent également choisir d’être en position créative (proposer une BD, participer à un forum, intervenir sur le blog, etc.). Enfin, ils peuvent se laisser séduire par la jouabilité du site, la BD n’étant alors plus qu’un prétexte pour profiter des possibilités techniques du site.

Conclusion

22Nous avons montré que le site Webcomics.fr s’inscrit dans une structure de production et d’accès à la bande dessinée à travers Internet. Cette démarche de publication et d’autopublication de la bande dessinée implique une certaine interactivité avec l’internaute, tant du point de vue des concepteurs/rédacteurs que des usagers. Le lecteur est introduit dans un espace où les choix d’accès et d’acquisition de la bande dessinée sont nombreux avec une forte marge de liberté. De cette autonomisation du lecteur découlent deux conséquences : en amont elle requiert une attention particulière des concepteurs concernant l’adéquation de l’architecture du site aux finalités et aux publics visés ; en aval la question du savoir faire et/ou de l’accoutumance des utilisateurs est posée. Cela sera l’objet d’une prochaine recherche. Au-delà du cas de Webcomics, la réflexion sur la présence de la bande dessinée sur Internet permet d’interroger l’identité de la BD, de réfléchir à ce qui la distingue et la relie tout à la fois à d’autres objets populaires comme les dessins animés et les jeux vidéo.

Notes

  • [1]
    Le rapport annuel Gilles Ratier de 2008 sur l’état du marché de la bande dessinée.
  • [2]
    Voir le site <www.webcomics.fr> (consulté le 10/02/2009).
  • [3]
    Services que le consommateur peut reproduire sur support matériel s’il le désire (Tremblay, 1997).
  • [4]
    Voir T. Campbell, « Le lecteur de bande dessinée en ligne », dans Steven Withrow et John Barber (dir.), La Bande dessinée sur le Web : outils et techniques, Paris, Perroussaux, 2007, p. 16.
Français

À travers une approche communicationnelle, cette contribution s’oriente et se focalise autour de liens entre bande dessinée et technologies de l’information et de la communication. Nous essayerons d’examiner comment Internet peut influer sur les pratiques des auteurs et des lecteurs de bande dessinée, ainsi que sur les schémas relationnels qui lient ces derniers. À travers l’analyse du site Webcomics, nous nous intéresserons à l’interactivité et à la place de l’usager dans le dispositif technique.

Mots-clés

  • bande dessinée
  • lecteurs
  • Internet
  • interactivité
  • pratiques culturelles

Références bibliographiques

  • Boissier, J.-L., « La perspective interactive. Visibilité, lisibilité, jouabilité », Revue d’esthétique, n° 39, Paris, éd. J.-M. Place, 2001.
  • Bougnoux, D., La Communication par la bande, Paris, La Découverte, 1991.
  • Caillois, R., Les Jeux et les hommes, Paris, Gallimard, 1967.
  • Campbell, T., « Le lecteur de bande dessinée en ligne », in Withrow, S., Barber, J. (dir.), La Bande dessinée sur le Web : outils et techniques, Paris, Perrousseaux, 2007.
  • Eisner, W., Le Récit graphique (Graphic Storytelling and Visual Narrative, 1996), Paris, Vertige Graphic, 1998.
  • Julia, J.-T., Lambert, E., Musée et interactivité : regards croisés, Colloque national de la recherche en IUT, Roanne, Université Jean Monnet, 2001.
  • McLuhan, M., Pour comprendre les médias, Paris, Seuil, 1968
  • Séguy, F., La Conception des produits multimédias. Méthodologies, conception, écritures, Paris, PUF, 1999.
  • En ligneTremblay, G., « La théorie des industries culturelles face aux progrès de la numérisation et de la convergence », Sciences de la société, n° 40, Toulouse, PUM, 1997.
  • Weissberg J.-L., Présences à distance, Paris, L’Harmattan, 1999.
  • Withrow, S., Barber, J. (dir.), La Bande dessinée sur le Web : outils et techniques, Paris, Perrousseaux, 2007.
Khaled Zouari
Khaled Zouari est docteur en sciences de l’information et de la communication. Il est chargé de cours à l’Université Jean Monnet de Saint Étienne (IUT de Roanne) et à l’Institut supérieur de gestion et communication de Genève. Il est membre du groupe de recherche « Communication et Solidarité » de l’Université Blaise Pascal Clermont-Ferrand II. Il est aussi le concepteur et le webmestre du site du groupe de recherche « Ingénierie, Développement et Initiatives locales » (Idil) de l’IUT de Roanne. Parmi ses centres d’intérêt, notons tout ce qui se rapporte à l’économie sociale et solidaire, la réception des médias et l’insertion sociale des technologies de l’information et de la communication dans les sociétés.
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/31570
Pour citer cet article
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